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mercredi 25 août 2021

Pourquoi je propose d'être prudent



Pour quelqu'un qui fait la différence entre des opinions et des idées,pour quelqu'un qui sait que les affaires humaines sont compliquées et qu'il y a lieu de les regarder avec circonspection avant de prendre des décisions qui risque d'engager des collectivités, pour quelqu'un qui veut un comportement rationnel, il y a la question du raisonnement, de la déduction.

Si l'on veut être rationnel, alors il y a lieu de bien manier la logique, et, notamment, de commencer par connaître le syllogisme, cette figure logique identifiée dès l'Antiquité grecque et résumée dans "Si tous les hommes sont mortels et si Socrate est un homme, alors Socrate est mortel".

Il s'agit là de déduction logique, imparable, et non pas d'un vague sentiment. Or, comme je l'ai dit, les affaires humaines sont compliquées et j'ai senti le besoin d'expliquer à des amis pourquoi il fallait se méfier des prémisses manquantes. Au fond, cela s'apparente à reprendre la question du philosophe Alain  : "Quelle est la question à laquelle je ne pense pas ?".

Je viens de trouver  deux exemples pour expliquer ce point.

Tout d'abord, supposons que nous voulions reconnaître des champignons et que nous utilisions une clé de reconnaissance insuffisante. Par exemple, supposons que l'on dise :
- prémisse 1 : j'ai un champignon,
- prémisse 2 : il a un chapeau et un pied,
- prémisse 3 : il est décurrent,
- prémisse 4 : la couleur du chapeau est marron.
Avec cette description - qui est, je m'empresse de le dire- insuffisante,  on peut conclure soit que le champignon considéré est un bolet des bouviers, soit que c'est une girolle, soit que c'est une fausse girolle : ici, la conclusion est impossible à obtenir, parce qu'il manque des informations, des prémisses.
Ce n'est pas grave, dans ce cas précis, parce que les deux champignons sont comestibles, mais on serait fautif de conclure. Il manque, en l'occurrence, l'information de la présence soit de pores, qui dirigeraient vers le bolet des bouviers, soit de lamelles, qui orienteraient vers la girolle ou la fausse girolle.

Et l'exemple précédent n'est pas gravissime comme pourrait l'être une confusion entre un champignon comestible et un champignon vénéneux !

On voit bien que l'absence d'une information, d'une prémisse peut conduire soit à une hésitation, soit à une conclusion fausse.

Considérons maintenant un deuxième exemple,  pour lequel nous allons utiliser la théorie des ensembles.
Soit un ensemble A (par exemple celui des nombres entiers dont l'écriture commence par 1, soit 1, 10, 11, 12...), et un ensemble B (celui des nombres terminant par 3, soit 3, 13, 23...). L'ensemble A⋂B (cela se lit "intersection de A et de B") désigne les nombres qui commencent par 1 et finissent par 3, soit 13, 113, 123, etc.
Mais ajoutons une condition, une prémisse : nous considérons non seulement l'intersection de l'ensemble A et B, mais aussi avec l'ensemble C, qui sera celui des nombres dont le chiffre des dizaines est 2. Alors les nombres concernés sont 123, 1123, 1223, etc.

On voit sur ce second exemple que l'intersection A⋂B⋂C est bien plus restreinte que A⋂B :  l'ajout d'une prémisse a conduit à un résultat bien différent du résultat initial.

Ce second exemple, comme le premier, montre combien il est imprudent de tirer des conclusions avant d'avoir toutes les prémisses, et voilà pourquoi s'imposait la phrase d'Alain :
 combien il est imprudent de tirer des conclusions à partir de prémisses insuffisantes et l'on voit pourquoi la phrase d'Alain s'imposait : l'avatar de son "Quelle est la question à laquelle je ne pense pas ?" est ici "Quelle est la prémisse que j'ai oubliée pour raisonner correctement ?"

C'est une question éminemment politique !

samedi 16 mars 2013

Une merveilleuse question, à propos de cuisine note à note

Cet après midi, je reçois une de ces questions que je "chouchoute", parce qu'elles me permettent de m'expliquer clairement, de poser les "questions qui fâchent", sans rien cacher ; une de ces questions qui posent donc les bonnes questions, et qui appellent des réponses circonstanciées.

Voici le message :
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Bonjour,
Je regarde pour la seconde fois la chaîne Encyclo qui vous consacre une émission.
Ce que je vois et écoute est très intéressant mais franchement, vous voyez une mère de famille faire de la "cuisine" avec des outils de labo ou en regardant que ses oeufs cuisent à 66° ou 64° ?????
Que mangez vous lors de votre pause de 12 à 13h30 ??????
Je constate que tout ce que vous faites et quelques cuisiniers avec vous est certes amusant,  mais que celà prend 15, 60 minutes ou plus et se retrouve de toute manière mangé en 2 minutes à la table.
Donc par exemple où est l'intérêt de "fabriquer" un café gouteux et blanc après passage en alambic par rapport à une tasse traditionnelle de bon café ??????
Je n'arrive pas à comprendre l'utilité (hors celle du scientifique) de tout cela ....... pouvez vous m'aider ?????
Cordialement

 Immédiatement, j'ai donc répondu : 
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Bonjour et merci de votre message. Il est EXTREMEMENT intéressant, et je vais prendre le temps d'y répondre de façon détaillée, sur mon blog (sans vous citer, bien sûr).
Pour faire bref, vous faites la remarque qui était faite en 1947 aux pionniers de la musique électroacoustique.
Mais, je le répète, je vais vous répondre de façon détaillée, pour essayer de vous convaincre qu'il ne s'agit pas d'amusement ! D'ailleurs, l'Académie d'agriculture de France n'aurait pas consacré une séance publique à la cuisine note à note si ces personnes avaient jugé qu'il s'agissait d'une bagatelle. Peut-être le film est-il en cause, plutôt que l'idée de la cuisine note à note (je n'ai pas vu le film).


Encore merci pour votre message, et à bientôt, pour ma réponse. Bonne soirée
Mais je voulais surtout me donner du temps pour une belle réponse. Et voici le mieux que je puisse faire (je reprends chaque phrase, et je commente) : 

Je regarde pour la seconde fois la chaîne Encyclo qui vous consacre une émission.
 
Oui,  la chaîne Encyclo vient de diffuser un film réalisé en décembre 2012. La réalisatrice et son cameraman sont venus au laboratoire, ont suivi plusieurs activités... en choisissant celles qui convenaient à l' "histoire" qu'ils voulaient raconter. Je n'ai pas vu le film (du travail !), et je ne sais pas ce qu'ils ont dit. Je réponds donc dans cet état d'esprit. 

Ce que je vois et écoute est très intéressant mais franchement, vous voyez une mère de famille faire de la "cuisine" avec des outils de labo ou en regardant que ses oeufs cuisent à 66° ou 64° ?????

Si c'est très intéressant, tant mieux : il faut le signaler à la chaîne. 
Maintenant, vois-je une mère de famille (pourquoi pas un père de famille, d'ailleurs ? Chez moi, c'est moi qui fait la cuisine à tous les repas, pour la famille) faire de la cuisine avec des outils de labo ? 
La réponse est un grand "OUI", parce que c'était cela, l'idée de la cuisine moléculaire : cuisiner avec des outils de notre siècle, au lieu d'utiliser des outils techniquement périmés. Le fouet pour faire une mayonnaise ? La sonde à ultrasons fait l'émulsion en quelques secondes. Le fouet pour monter des blancs en neige ? Pourquoi ne pas utiliser un système foisonnant, plus efficace, plus rapide ? Rester fixé sur les outils anciens, c'est comme vouloir rouler en char à boeufs. Pourquoi la cuisine serait-elle la seule activité humaine qui ne puisse progresser techniquement ? Mon interlocuteur, d'ailleurs, utilise internet, donc un ordinateur : pas un crayon et une lettre, pas un morceau de minerai pour écrire sur la paroi d'une grotte ! 

D'autre part, la cuisson des oeufs à 66 ou 64 °C : ce qui est merveilleux, dans cette façon de faire, c'est que, précisément, on n'a pas à attendre la cuisson, parce qu'on peut la faire à l'avance, et réchauffer ensuite, si l'on veut. 
Par exemple, il m'arrive souvent de programmer (oui, un outil moderne) mon système de chauffage pour que des oeufs soient cuits à 67 °C quand je rentre le soir, tard. Les  oeufs sont cuits... et ils sont quand même bien supérieurs aux oeufs minablement cuits par les techniques classiques. Tiens, sans mentir, voici l'oeuf que j'ai eu dans mon assiette, dans l'hôtel le plus huppé d'une grande capitale européenne : blanc caoutchouteux, jaune sableux, décentré, cerné de vert, odeur soufrée...
 Que mangez vous lors de votre pause de 12 à 13h30 ??????

Là, c'est hélas une remarque ad hominem : et ma réponse est hélas que, bien souvent, j'ai tant de travail que je ne mange rien  !  Ou bien, n'importe quoi. Agent de l'Etat, et passionné par la science, je fais plutôt 105 heures par semaine que 35, et je fais passer mon confort bien après ma mission. D'accord, ma réponse est ad hominem, mais comment l'éviter ? 
Et puis, quand je mange, je vais au plus rapide... en regrettant que ce ne soit pas (encore) de la cuisine note à note. Mais cessons là la discussion sur ce point : les argments ad hominem sont fautifs. 

 Je constate que tout ce que vous faites et quelques cuisiniers avec vous est certes amusant,  mais que celà prend 15, 60 minutes ou plus et se retrouve de toute manière mangé en 2 minutes à la table. 

 Ici, il faut vite dire qu'il ne s'agit pas de s'amuser. Pensez vous que je veuille m'amuser, quand je vais jusqu'à prendre sur mon temps de science pour écrire un livre sur la cuisine note à note ? Quand j'organise des séances de travail (gratuites) pour former les cuisiniers professionnels ? Le mot "amusant" est étrange, d'ailleurs, mais passons. 
Autre aspect de la phrase : faut-il passer 15 à 60 minutes pour préparer quelque chose qui est mangé en 2 minutes ? Là, c'est plus grave : il faut savoir que les professionnels passent parfois une journée pour faire une oeuvre d'art culinaire. Mais, en musique : Gérard Causset, auteur de superbes suites de Bach transposées du violoncelle à l'alto, ne s'entraîne-t-il pas des années pour un concert d'une petite heure ? Je ne crois pas que l'argument soit bon, pour les artistes. 
Pour les mères et pères de famille ? Permettez moi de vous dire que la cuisine note à note peut être bien plus rapide que la cuisine classique, et, surtout, on peut imaginer (et comptez sur moi pour que les imaginations deviennent réalité) des tas de façons de faire très rapidement ! 
Sans que ce soit de la cuisine note à note, laissez moi vous dire que cette cuisine est faite pour le public, et pas pour les "riches", tout comme l'était la cuisine moléculaire. Cuire au lave vaisselle : ce n'est pas une manière de bobo, mais, au contraire, une façon d'économiser l'énergie. 
A moi, d'ailleurs, d'être ad hominem : comment pensez vous que vos enfants se nourriront quand il y aura 10 milliards d'humain sur terre, avec une crise de l'énergie (qui commence) et une crise de l'eau ? Croyez vous vraiment qu'ils mangeront comme nous aujourd'hui ? Décidément, je ne peux mieux répondre qu'en vous renvoyant aux podcasts de l'Académie d'agriculture de France, qui a organisé une séance publique le 19 décembre 2012 (http://www.academie-agriculture.fr/detail-seance_312.html)

 Donc par exemple où est l'intérêt de "fabriquer" un café gouteux et blanc après passage en alambic par rapport à une tasse traditionnelle de bon café ??????

 Où est l'intérêt de fabriquer un café goûteux ? Il y a plusieurs question, dans la question. D'abord, la cuisine note à note ne vise pas à "reproduire" du café. C'est comme si on utilisait un synthétiseur pour faire du violon : il vaut mieux l'utiliser pour faire des sons nouveaux, non? 
D'autre part, et si le café était meilleur ? 
Enfin, pourquoi ne pas embellir notre vie, en ayant le café traditionnel, d'une part, et d'autres breuvages ? 
Pour cette question, on avait la même chose aux débuts de la musique de synthèse, à laquelle on demandait : pourquoi se fatiguer à créer des sons alors que le violon les fait ? La réponse a été donnée : la musique électroacoustique est partout ! Et puis, surtout, pensez à un film comme Farinelli : faut-il vraiment castrer de petits garçons pour avoir des voix d'ange, ou vaut-il mieux utiliser un synthétiseur pour avoir des musiques enchanteresses ? Je choisis mon camp !

Je n'arrive pas à comprendre l'utilité (hors celle du scientifique) de tout cela ....... pouvez vous m'aider ?????

Utilité scientifique : pardonnez moi de vous dire que la cuisine note à note n'a pas d'utilité scientifique. La science cherche à faire des découvertes, pas des applications, lesquelles sont réservées à la technologie. 
Et là, vous posez une grave question, qui est partout, en ces temps de plomb où l'argent tient lieu de valeur morale. Dans un billet précédent, je discute la question de l'importance de la science, et de ses relations avec la technologie. La cuisine note à note est une technique, et je ne la propose que parce que je cherche des moyens pour que nos enfants (moi, je serai mort en 2050) puissent survivre, avec les trois crises que j'ai évoquées. Il ne faut négliger aucune piste, et l'imprévoyance peut être grave. 
Ce ne sont donc pas des jeux, que je propose, mais des réflexions extrêmement sérieuses. Pour en savoir plus, je vous invite à considérer les divers blogs, forums (gratuits), et mon livre "La cuisine note à note en 12 questions souriantes". 

L'utilité de la science :  je sens qu'il faut que j'insiste un peu. La science produit de la connaissance, ce qui n'est pas rien ! C'est la connaissance, qui nous fait humains ! Et c'est la connaissance, que la technologie et la technique utilisent pour changer le monde. Sans la théorie de la relativité générale, pas de GPS, pas de satellites, pas de télévisions, pas de... Sans les pionniers de la physico-chimie, pas de médicaments, pas de cosmétiques, pas de vernis, peintures... Mais c'est là une vieille discussion, arrêtons nous, en signalant simplement que ce serait une grave erreur que la science soit sacrifiée sur l'autel de l'utilité. L'art est-il utile ? Et la culture tout entière ? Il y aurait long à dire... et je sens qu'il faudra un jour que j'en fasse plus long. 

Cordialement

Merci, encore, pour cette question. Très sincèrement, merci de me donner l'occasion de dire ce que j'ai dit ailleurs. Je sens que je me répète un peu, mais si c'est "utile" (voir le billet précédent) ?