jeudi 16 février 2012

Faut-il deux voies différentes d'enseignement culinaire ?



La réponse est un « oui » vigoureux !


Apprendre la cuisine en vue de devenir cuisinier, restaurateur... ou autre chose ? Il y a là une question qui devrait intéresser nombre de collégiens ou de lycéens, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la cuisine est une activité merveilleuse, puisque, quand c'est de l'artisanat, son objectif est de produire des oeuvres qui disent en réalité « je t'aime ».
Oui, pour l'artisan, le soin est essentiel, et l'on comprend mieux pourquoi en considérant un escalier bancal qui aurait été construit par un menuisier (un artisan, donc) peu soigneux : si celui qui l'emprunte de casse une jambe, c'est grave ; c'est tout comme si l'on avait dit « je me moque de toi, au point que je me désintéresse de ta santé, de ton intégrité physique, et ta mort éventuelle m'est indifférente ». En cuisine, c'est tout à fait analogue, et l'on sait combien la question de la santé est importante, pour l'activité culinaire : produire une mauvaise nourriture, cela peut aller jusqu'à l'empoisonnement ! A contrario, produire avec soin de la nourriture de qualité, c'est bien dire, en quelque sorte : « je t'aime, et je me préoccupe de ta santé, en plus de ton bonheur de manger ce que j'ai préparé pour toi ». Cela suppose des connaissances à propos de la nutrition, et de la santé humaine !
Pour peu que le cuisinier ne soit pas un artisan, mais un artiste, la question de l'intérêt de la cuisine diffère, mais l'activité culinaire reste passionnante, différemment passionnante, puisque, cette fois, l'objectif est de dire à son prochain : « Je t'aime, puisque je m'efforce de te donner des sensations, de produire chez toi des émotions ».
Restaurateur ? La question est peu différente, même si le travail ne se fait plus aux fourneaux. Cette fois, il faut faire vivre différemment une entreprise, ce qui signifie payer un personnel de cuisine, de salle, et les faire vivre ! Sans oublier, bien sûr, les personnes qui ont quitté leur foyer pour venir, souvent, passer un moment festif. Quelle responsabilité ! Ne faut-il pas beaucoup de connaissances théoriques, pour cela ?
Et puis, il y a tous ceux que les formations en hôtellerie-restauration intéressent, parce que ces formations... débouchent sur un taux de chômage nul, en raison de la qualité des enseignements ! La cuisine, c'est aussi un savoir vivre, un savoir être, une rigueur du travail, et des qualités commerciales, au sens le plus nombre du terme. On ne doit pas oublier que le « chevalier tranchant », du temps des rois de France, était le premier des gentilhommes ! Les maîtres d'hôtel sont des individus qui doivent exercer leur métier en finesse, en intelligence, puisque la politesse est exactement cette façon subtile, intelligente, de se comporter vis à vis d'autrui.

Cela étant, en cuisine comment en science, et comme sans doute dans d'autres secteurs que je n'ai pas le temps d'analyser, il y a des « conducteurs de voiture » et des « mécaniciens »: les deux « attitudes » sont différentes, et nécessitent des connaissances différentes, pratiques et théoriques. Le conducteur de voiture, surtout aujourd'hui que les systèmes électroniques ne donnent plus un accès facile à des travaux mécaniques qui allaient jusqu'à forger des pièces métalliques, est un conducteur : il veut prendre la voiture telle qu'elle est, et, sans chercher à comprendre dans le détail son fonctionnement, la conduire. En cuisine, ce serait la voie professionnelle : il faut ici exercer un métier, et nombre des jeunes qui s'engagent dans cette voie doivent connaître des gestes professionnels.
Ce qui ne signifie pas que ces personnes n'ont pas le droit de comprendre la raison de leurs gestes ! Un conducteur de voiture n'est pas plus bête de savoir que son moteur a quatre temps, pourquoi il faut y mettre de l'huile, etc. Toutefois, le conducteur doit d'abord conduire, sans quoi il n'est plus un conduteur.

La seconde voie est la voie technologique, insuffisamment comprise, sans doute parce qu'elle est nouvelle. Elle tient bien dans la définition du mot « technologie », lequel désigne l'étude de la technique, en vue de son perfectionnement. Le technologue n'est pas un technicien, même s'il peut faire des gestes techniques. Le technologue comprend d'abord, et fait ensuite. Bien sûr, la compréhension conduisant à l'innovation, le technologue est un être de nouveauté technique. En l'occurrence, le mécanicien qui monte et démonte une voiture sait faire plus que la conduire.
En cuisine ? Produire des aliments se fonde sur une compréhension très large de leur nature. D'où viennent-ils ? Il faut de la culture, des connaissances qui dépassent l'acte culinaire. Pourquoi mange-t-on certains aliments plutôt que d'autres ? Là encore, de la connaissance « théorique », très large. Quel est leur circuit social ? Là encore... Quels phénomènes sont à l'origine de leur productions, quand les gestes techniques sont à l'oeuvre ? Pourquoi les aime-t-on ou ne les aime-t-on pas ? En matière d'art, par exemple, l'école du Bauhaus, au début du XXe siècle, s'était donnée comme feuille de route de former des artistes en liant l'art à la science, et, plus généralement, à la culture. C'était là une démarche parfaitement dans le sens de la voie technologique de l'hôtellerie-restauration. Oui, pour la voie technologique, il faut des sciences, des humanités, de la gestion, de la pratique des langues française et étrangères, et le niveau de responsabilité ira en conséquence. D'ailleurs, on voit la proximité entre cette voie technologique et l'université.
Bien sûr, on comprend que la voie technologique soit plus longue, que les études doivent durer davantage. Il faut non seulement conduire, mais être capable de réparer le véhicule, mais n'y a-t-il pas là un bel objectif, aussi ?

mardi 14 février 2012

Je suis réconcilié...

... avec la SFC.

Voici l'histoire.
Naguère, j'ai été très fier, heureux, de devenir membre de la Société française de chimie, parce que c'était une société savante qui considère la plus belle science au monde.
Toutefois, à l'époque, nous étions beaucoup à nous lamenter de la séparation de la Société française de chimie, la SFC, et de l'Union des industries chimiques, l'UIC.

Finalement, des collègues remarquables ont réussi à rassembler les deux dans ce qui a été nommé la "Société chimique de France".

Patatras! Une société peut être française... mais pas chimique ! C'est la terrible faute du partitif, qui doit faire se retourner notre grand Lavoisier dans sa tombe.
Bref, j'ai fait de la résistance, en continuant de nommer SFC ce qui était devenu la SCF.

Ce matin, bonheur : j'ai appris que l'on pouvait conserver le sigle SCF... pour désigner la Société des Chimistes de France. En voilà, du beau langage!

N'hésitez pas : adhérez à la SCF, puisque le nom est propre, désormais

dimanche 12 février 2012

E 100 N ?

"Les additifs" ? Ils sont trop souvent considérés comme diaboliques, ce qui, paradoxalement, me pousse à prendre la défense méritée de certains.
Par exemple, le code européen E 100 N désigne la curcumine, ou diféruloylméthane, un colorant jaune qui est extrait des rhizomes de Curcuma longa, plantes de la famille des Zingiberacées.
Extrait ? Oui, extrait. Les rhizomes sont broyés, et à l'aide de solvants (acétate d'éthyle, acétone, dioxyde de carbone, dichlorométhane, n-butanol, méthanol, éthanol, hexane), on dissout la curcumine, puis on évapore les solvants pour purifier l'extrait par cristallisation, en vue d'obtenir de la poudre de curcumine concentrée.
En pratique, le produit formé contient la curcumine, le principe colorant dont le nom complet est le bis-(hydroxy-4-méthoxy-3-phényl)-1,7-heptadiène-1,6-dione-3,5, et deux dérivés déméthoxy en différentes proportions, selon la source végétale et les conditions de préparation.
Faut-il préférer la poudre de curcuma ou le E 100 ? La poudre est obtenue par broyage et séchage, ce qui ne saurait aller sans des dégradations qui la distinguent du jus de curcuma. D'ailleurs, à ce propos, ce serait une bonne chose que l'on cesse de nommer "curcuma" la poudre de curcuma, car la plante et la poudre sont bien différents, du point de vue de la composition ! La poudre, elle, me semble bien plus sujette à des falsifications que le E 100, très réglementé.
Pour ce dernier, j'entends un certain public s'effrayer des "solvants" utilisés pour l'extraction... mais ceux qui ont peur savent-ils combien de solvant il reste dans le produit fini ? Je propose de le savoir avant de décider très péremptoirement  !

Donnons l'information à tous !

Nous avons des dictionnaires variés, souvent de lourds volumes produits par des sociétés commerciales. Certes, ces sociétés sont soucieuses de qualité... mais seulement jusqu'à la limite de la rentabilité de leurs entreprises.
C'est ainsi, par exemple, que lorsqu'une définition fautive de la cuisine moléculaire et de la gastronomie moléculaire a été donnée par un de nos deux grands piliers du dictionnaire, il y a peu d'années, j'ai écrit à la direction de ces sociétés (j'insiste, des dictionnaires tels que le Robert ou le Larousse sont des "produits" de sociétés commerciales), je n'ai pas obtenu de rectification : la preuve que ces sociétés ne voulaient pas avoir à retirer les ouvrages, et qu'elles faisaient passer leur intérêt commercial avant le désir de donner une information fiable.

Au passe, j'en profite donc pour donner des définitions propres :
La gastronomie moléculaire est la discipline scientifique qui explore les phénomènes qui surviennent lors de la production et de la consommation des mets.
La cuisine moléculaire est la forme de cuisine qui fait objet de "nouveaux" outils, ingrédients, méthodes (par "nouveau", on entend "ce qui n'était pas présent dans la cuisine de Paul Bocuse et des autres cuisiniers français, dans les années 1970)
La cuisine note à note est la forme de cuisine qui construit les mets à partir de composés purs ou, moins bien, à partir de mélanges "nouveaux" de composés (par "mélanges nouveaux", on entend tout mélange qui ne se réduit pas à un fruit, un légume, une viande, un poisson).

Ces définitions claires étant données, revenons à la question des dictionnaires. Je vous invite ABSOLUMENT à diffuser le lien http://atilf.atilf.fr/, qui est celui du Trésor de la langue française informatisé : un ouvrage en ligne, gratuit, soutenu par le CNRS, fiable, intelligent, utile, qui n'est pas limité par la place. Mettons au recyclage nos gros volumes périmés, et dirigeons sans attendre les jeunes vers ce merveilleux TLF !

samedi 11 février 2012

J'analyse...

J'analyse qu'une des plaies de notre monde, c'est le doute qui s'est emparé des citoyens, et la perte de confiance dans les experts.
Vraiment étonnant : il y a moins d'une semaine, alors que j'en étais à indiquer des doses d'un composé toxique dans les aliments (doses que je connais!), je me suis vu répondre par un ignorant "Vous êtes sûr?".
Et quand j'affirmais que, connaissant ces doses sans hésitation, le risque était bien inférieur à celui que présentent des comportements courants, on a encore douté... alors que la personne était fumeur.
Oui, le doute est salutaire, mais comment organiser un dialogue social quand des ignorants veulent y mettre  leur grain de sel, au lieu de commencer par se mettre au courant des prémisses certaines ?
Allons, il reste l'émerveillement ! Et la saine transmission d'un savoir qui n'est pas marchand ! 

jeudi 9 février 2012

Prochaine réunion du groupe d'étude des précisions culinaires

Chers Amis

Alors que nos Cours de gastronomie moléculaire viennent de se tenir (n'hésitez pas à distribuer le liens des podcasts : http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/), qu'un forum se prépare pour des discussions sur la "cuisine note à note", je suis heureux de vous rappeler que notre prochaine réunion du Groupe d'étude des précisions culinaires se tiendra le 20 février, de 16 à 18 heures, à l'Ecole supérieure de la cuisine française, au 28 bis rue de l'Abbé Grégoire, 75006 Paris.
Le thème retenu est  double :

1. Nous chercherons à savoir si piquer les fond de tarte évite vraiment que ces dernières ne soufflent
2. Nous chercherons à savoir si masser la viande de boeuf l'attendrit (après cuisson).

Bref, du travail en perspective pour cette cuisine classique !
Au plaisir de retrouver ceux qui veulent/peuvent.

lundi 6 février 2012

Le mot "arôme"

Je vois que le mot "arôme" a intéressé. Des questions sont posées. J'y réponds plus largement  :


Le 29 avril 2009 s’est tenue à l’Académie d’agriculture de France une séance publique où les mots du goût ont été discutés (Pascal et This, 2009, 2010). A l’origine de cette rencontre, deux observations et une idée. La première observation : lors de journées plénières du club ECRIN « Arômes et formulation », la confusion a régné, parce que des collègues pourtant spécialistes du goût (chimie, analyse sensorielle...) ont désigné par le même mot « arôme » des objets différents. Pour certains, il s’agissait de l’odeur perçue par la voie rétronasale ; pour d’autres, il s’agissait de la sensation donnée par les molécules odorantes, quelle que soit la voie de stimulation olfactive ; pour d’autres encore, le terme désignait un mélange de sensations données par les récepteurs olfactifs et par les récepteurs des papilles ; pour d’autres encore… Jamais la nécessité de l'établissement d'un langage commun ne s'est fait autant sentir (cf chapitre 8.3).
La seconde observation : nombre d’articles scientifiques en sciences des aliments étudient les saveurs en conservant le point de vue de la théorie des quatre saveurs… alors que l’on sait depuis des décennies cette théorie fausse (Faurion, 1988). Comment ne pas penser que les travaux ainsi présentés ne soient pas sapés à la base ?
Au total, il y a donc beaucoup de confusion, notamment parce que les termes sont insuffisants. Or le père de la chimie moderne, Antoine-Laurent de Lavoisier, a bien mis en avant une idée importante dans l’introduction de son Traité élémentaire de chimie (Lavoisier, 1793) : « L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment [...] Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage. » La « chimie des aliments et du goût » doit donc assainir sa terminologie pour progresser.
Évidemment, en matière sensorielle, ce sont les récepteurs qui doivent imposer les mots (Uziel et al., 1987), et c’est la raison pour laquelle beaucoup de science reste à faire. Cette science donnera des mots au langage commun (ce fut le cas, dans le passé, pour "protéine", "électrode", "atome"...) (Pearce, 1965), mais elle doit aussi tenir compte des mots qui existent, pour les conserver quand ils conviennent, les faire disparaître ou les modifier quand ils sont erronés (le mot "albumine", qui désignait les protéines, a été relégué à la désignation d'une classe particulière de protéines) (This, 2010a).
Ce qui doit être la base de la rénovation terminologique, c'est le mot "goût" (TLFI, 2011) : quand on mange une orange, quand on la "goûte", on perçoit un goût d'orange. Ce mot, qu'on le veuille ou non, subsistera pour désigner la sensation synthétique qui englobe toutes les autres, particulières, et des décennies de spécialistes utilisant le mot "flaveur" (Pierson et Le Magnen, 1969) n'ont pas réussi à imposer ce dernier terme, de sorte que persévérer serait sans doute une grave erreur, source de confusion plus que de progrès.
On n'a pas besoin de répéter ici que le goût finalement perçu résulte de l'activation de récepteurs, d'une part, et d'un traitement des signaux ainsi produits, d'autre part, mais on profitera de l'occasion pour évoquer l'usage du mot "arôme", notamment dans l'expression que je crois fautive "composé d'arôme". D'une part, bien que l'odeur rétronasale puisse être différente de l'odeur orthonasale, il n'y a pas lieu d'utiliser le mot "arôme" pour désigner la première, car le mot "arôme" désigne en français -sans qu'il y ait de nécessité de changer d'usage- l'odeur des plantes aromatiques, ou aromates (TLFI, 2011). Comment désigner l'odeur rétronasale, alors ? "Odeur rétronasale" convient bien. Les composé responsables de cette sensation, d'ailleurs, ne seraient pas nommés "composés d'arômes", mais simplement "composés odorants", ce qui aurait l'avantage d'éviter la confusion avec les "composés aromatiques" (dont les molécules vérifient la règle de Hückel) des chimistes (Carey et Sunberg, 1997).
Cette proposition doit également contribuer à corriger les normes et la législation française, qui accepte de nommer très abusivement "arômes" des extraits ou des compositions, utilisés par l'industrie alimentaire (SNIAA, 2011) et, aujourd'hui, par les cuisiniers, pour modifier le goût (ces produits renferment des composés variés, à effet olfactif, sapide, trigéminal...). Cette confusion réglementaire me semble être une des cause de rejet, par le public, de ces compositions ou extraits parfois remarquablement réalisés : la confusion est souvent source de tromperie, dont le public a raison de se méfier.
La question de la saveur semble plus simple, à cela près que l'on a nommé "papilles gustatives" (c'est un fait second, et non premier) les bourgeons composés de cellules réceptrices particulières (Landis, 2007). Là, un progrès terminologique semble nécessaire, parce que ces papilles, avec les cellules réceptrices et leurs récepteurs, ne perçoivent pas le "goût", mais seulement une de ses composantes, à savoir la saveur. Doit-on plutôt parler de « sapiction », par exemple (This, 2003) ? Et de papilles sapictives (This, 2009b) ? Il n'y aurait, à ma connaissance, aucune contre-indication.
Les choses sont évidemment compliquées par la découverte des récepteurs auxquels se lient les acides gras insaturés à longue chaîne (Laugerette et al., 2006). La découverte est tout à fait remarquable, d'une part, parce qu'elle laisse imaginer d'autres découvertes analogues, et aussi parce qu'elle conduit à nommer la sensation : pourquoi pas "lipoction" (de lipos, la graisse) ?
Comment nommer les composés qui se lient aux récepteurs de la voie trigéminale (Calvino et Conrat, 2008 ; Daniells, 2009) ? L'expression "composé à action trigéminale" est encombrante, et je compte plutôt sur des collègues inventifs pour proposer quelque chose de juste.