dimanche 2 juin 2024

Un chat est un mammifère, mais un mammifère n'est pas nécessairement un chat !

 Phénols, oligophénols, polyphénols, tanins
C'est la grande confusion : les sommeliers parlent de "tanins" sans les avoir vus dans les vins, les chimistes imparfaitement rigoureux parlent indûment de polyphénols... et le public est perdu. Pourtant, ce n'est pas si compliqué !

Commençons par "le" phénol : c'est un composé qui se présente sous la forme d'un liquide transparent, dans les conditions ambiantes. Ses molécules sont faites de six atomes de carbone formant un cycle hexagonal, avec un des atomes de carbone lié à un atome d'oxygène, lui-même lié à un atome d'hydrogène. Le motif atome d'oxygène-atome d'hydrogène est nommé "groupe hydroxyle".

Quand le cycle hexagonal porte d'autres groupes hydroxyles, la molécule est un diphénol, triphénol, etc. Globalement, ce sont des "oligophénols", du mot grec "oligo" qui signifie "peu".

Et l'on peut compliquer la situation, comme dans les "anthocyanes", les composés qui font les couleurs des fruits et des fleurs : il y a au moins un motif à six atomes de carbone, et plus d'un groupe hydroxyles, de sorte que ce sont encore des oligophénols.

Et les "polyphénols" ? Il faut plus de 10 groupes hydroxyles, comme, par exemple, dans cette "lignine" qui durcit les bois.

Les tanins, enfin, sont des composés phénoliques particuliers, en cela qu'ils "tannent", à savoir qu'ils se lient aux protéines, notamment, pour faire des cuirs résistants. Il y en a plusieurs sortes, et ce sont souvent des oligophénols, parfois des polyphénols.

L'ensemble de ces composés : ce sont les composés phénoliques. Mais les diverses catégories ne sont interchangeables, et, si un chat est bien un mammifère, tous les mammifères ne sont pas des chats !

dimanche 26 mai 2024

Luttons pour donner des idées justes !


Certaines idées très fausses ne cessent de courir, polluant nos discussions, contaminant notre vie en collectivité, faussant les décisions de nos communautés. Il y a des fantasmes, des croyances, des opinions, des lubies…, mais les plus fausses de ces idées fausses sont celles sur lesquelles on érige des raisonnements. 

Par exemple, les « carrés ronds » : sont-ils rouges ? Bleus ? Graves ? Aigus ? Sucrés ? Salés ? Bien sûr, on a le droit de s'amuser à imaginer des choses, mais il semble essentiel de bien se rappeler alors que ce sont des imaginations, des fictions. La question, d'ailleurs, n'est pas neuve, puisque l'on se moque depuis le Moyen Âge de théologiens qui discutaient à l'infini pour savoir combien d'anges pouvaient tenir sur la pointe d'une épingle. Si les anges n'existent pas, ce n'est pas la peine de faire de tels calculs idiots, d'y passer tant de temps. 

En sciences de la nature, l'une de ces idées fausses est celle des « technosciences », selon laquelle il n'y aurait pas de différence entre les sciences de la nature et… on ne sais pas très bien (ça dépend des auteurs, qui agitent parfois leur plume de façon bien inconsidérée) si « techno » se rapporte à la technique ou à la technologie. En gros, l'idée est essentiellement politique (au mauvais sens du terme, celui de la politique politicienne, le pouvoir avant le bien collectif), et elle tend à faire croire (ce qui n'est pas juste, ni vrai) que les sciences de la nature se sont alliées à l'industrie, se détournant de leur objet qui est la découverte de connaissances « pures », pour se mettre à la solde de ladite industrie. 

Évidemment, dans un tel discours, l'industrie est toujours quelque chose d'affreux par principe, et la notion (je le redis : c'est un fantasme, pas un objet qui existe) de technoscience est une notion qui relève d'une pensée politicienne… mais je me reprends, car je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'une pensée, mais plutôt d'une compulsion insuffisamment questionnée. 

Tout cela étant dit, cette idée fausse de la prétendue technoscience (rien qu'écrire le mot m'arrache la plume) a des avatars, qui sont parfois portés par des amis qui n'y voient pas grand mal, puisque le déguisement qui habille alors ces erreurs (pour ne pas dire « des fautes ») ne permet plus de les reconnaître aussi facilement. 

Un de ces avatars est le suivant : « la science est politique : on trouve ce que l'on cherche ». Il y a là deux phrases qui méritent d'être discutées, avant que nous fassions la synthèse. La science serait politique ? Bien sûr ! La science est politique ? Il y a deux mots essentiels : « science », « politique ». Précisons tout d'abord que nous ne considérerons ici que les sciences de la nature, et je renvoie vers de nombreux billets précédents pour voir ce que c'est, car l'expérience me prouve que beaucoup de ceux qui prononcent le mot « science », même dans l'acception sciences de la nature, ne savent souvent pas de quoi ils parlent. Pour faire simple, rappelons seulement que les sciences de la nature cherchent les mécanismes des phénomènes à l'aide d'une méthode très codifiée, que nous nommerons, pour faire court, méthode scientifique, ou méthode quantitative. 

Les sciences de la nature seraient politiques ? Il y a le mot « politique », qui est ambigu, puisqu'il s'applique aussi bien aux activités au sein de la cité, du grec polis, la communauté humaine, ou s'il s'agit de diriger ladite cité. On comprend que, dans la critique faite à la technoscience, une notion de pouvoir est considérée… ou plutôt déconsidérée, car il est supposé que la moindre tête qui dépasse soit à couper, idée bien naïve pour mille raisons, et qui conduit à des utopies idiotes, et surtout réfutées par les faits : dans un groupe d'êtres humains, mêmes éclairés, il est plus efficace que quelques uns d'entre eux puissent orchestrer. Il y a de la place pour tous, on doit le respect à tous, mais il est bon d'éviter les cacophonies, et d'instituer des règles (oui, des règles!) pour que le fonctionnement collectif soit harmonieux. Oui, la science est politique, au sens de son inscription dans la cité : les scientifiques n'oublient pas qu'ils sont payés par les citoyens pour aller agrandir le royaume du connu. C'est à ce titre qu'ils ne font pas n'importe quoi, et qu'ils ont l'obligation d'être très « efficaces », au point que certains sont même malheureux quand ils ne font pas de découverte. J'ai discuté la chose mille fois et je n'y reviens pas : oui, les scientifiques sont des gens responsables, dont l'activité est parfaitement politique, au sens de sa place dans la communauté humaine. 

On observera, pour terminer sur ce point, que je fais une différence entre la science et les scientifiques. La science est une activité que font les scientifique, de sorte que ce n'est pas la science qui est politique, mais les scientifiques eux-mêmes, et je crois que toute discussion qui partirait de mots fautifs serait condamnée, minée, sapée. Faisons donc bien la différence, soyons un peu précis, même si l'exposition semble compliquer un peu : en réalité, c'est de la clarté pour tous. La science trouverait ce qu'elle cherche ? Ce ne serait pas de la science ! 

 

Mais passons à la deuxième moitié de la phrase : on ne trouverait que ce que l'on cherche ? Cette fois, l'erreur est flagrante. Il y a tout d'abord cet a priori qu'il suffit de chercher pour trouver. Un exemple s'impose, outré, avant d'arriver à une exemple moins évident. 

L'exemple outré, donc : si un ou une scientifique cherche une clé sous un lampadaire où il n'y a pas de clé, il aura beau chercher, mais il ne trouvera pas. Autrement dit, ce n'est pas parce que la science cherche qu'elle trouve... ce qu'elle cherche. L'exemple plus élaboré, maintenant, m'a été donné par un ami, dans une discussion récente, et l'on ne peut donc pas le repousser d'un revers de main aussi rapidement que le premier. C'est celui de la « recherche de gènes de l'homosexualité ». Il y aurait des individus qui chercheraient les gènes de l'homosexualité ? Pourquoi pas. D'une part, pourquoi n'y aurait-il pas de tels individus, et, d'autre part, pourquoi n'y aurait-il pas de tels gènes ? Pour la première question, on trouve de tout dans le monde des êtres humains. Pour la seconde question, c'est plus épineux, car, même sans que je prenne parti, je sais que le simple fait d'envisager la possibilité de l'existence de gènes de l'homosexualité est quelque chose de terrible, que certains reprocheront. J'insiste : je n'ai pas dit, pourtant, que je crois à cette existence, mais surtout, il y a deux réponses à donner à cette critique. La première, c'est que la science n'est pas la morale. Bien sûr, les scientifiques doivent, eux, se livrer à une activité moralement digne, mais il n'est pas indigne de poser des questions, et, d'ailleurs, les scientifiques ne font que cela... ce qui a toujours gêné beaucoup de nos concitoyens. Que l'on pense au système copernicien, qui s'opposait à la Bible en mettant la Terre autour du Soleil plutôt que l'inverse : à l'époque, c'était considéré comme terrible, alors que nous le supportons facilement aujourd'hui. Que l'on pense à la mécanique quantique, dont une interprétation entièrement probabiliste suscitait la fureur de certains, qui auraient voulu plus de déterminisme. Que l'on pense à la possibilité du clonage humain (je n'ai pas dit que j'y étais favorable), qui fait trembler aujourd'hui. 

Je maintiens qu'une activité scientifique de bon aloi doit pouvoir poser des questions, discuter ! Je ne dis pas que nous pouvons faire n'importe quelle recherche, mais je dis que la discussion est possible, sans quoi on tombe dans le dogmatisme le plus étriqué. Bref, continuons la discussion sur ces gènes prétendus de l'homosexualité, en supposant pour les besoins de la discussion que l'homosexualité existe, soit un "phénomène" suffisamment circonscrit pour pouvoir être étudié ; je ne sais pas s'il y a de tels gènes, je ne sais pas s'il n'y en a pas, mais, de toute façon, la science n'est pas là pour espérer les trouver ou espérer ne pas les trouver (on a compris que le mot "espérer" ne s'applique pas à la science, mais aux scientifiques). Surtout, pour bien comprendre pourquoi, sur cet exemple, il y a une confusion entre science et technologie, ou une méconnais

ssance de la science, c'est maintenant le moment de rappeler la méthode des sciences de la nature. On identifie d'abord un phénomène, puis on le quantifie ; on réunit les mesures en lois quantitatives, c'est-à-dire en équations, puis on cherche des mécanismes nouveaux, assortis de notions nouvelles, quantitativement compatibles avec les équations, et l'on cherche ensuite à réfuter ce groupe de mécanismes et de notions, cette "théorie", par des expériences toujours quantitatives. Revenons donc aux différentes étapes à propos de ces prétendus gènes de l'homosexualité. La première étape consiste donc à identifier un phénomène. Comme dit précédemment, ce phénomène doit exister, sans quoi on tombe la mauvaise scolastiques des anges sur les épingles. Les gènes ? Ce sont des objets biologiques apparus anciennement (il y a plusieurs décennies), et la connaissance de la biologie moléculaire montre que les choses se sont considérablement compliqué depuis, de sorte que le mot « gènes » semble déjà un peu hâtif. L'homosexualité, d'autre part ? De quoi s'agit-il ? Entre l'effleurement et la pénétration, il y a une gamme de comportements sexuels considérables, et, sans être spécialiste de la chose, je vois que la notion est bien trop large pour être explorée simplement, et je sais aussi que les comportements humains ont une relation extraordinairement compliquée avec les gènes. De sorte qu'un bon scientifique ne posera pas la question initiale, mais une question bien plus réduite.. au point que l'on a critiqué la science pour son réductionnisme (mais les critiques contre "la science" sont comme les aboiements des chiens : la caravane passe). Passons rapidement sur la mesure quantitative du phénomène exploré, dans ce cas particulier, et arrivons à la modélisation. Supposons que les mesures effectuées aient conduit à un groupe d'équations. La vraie science ne se limite pas à une telle caractérisation (sinon, ce n'est que de la mesure, pas de la science), et elle cherche des notions nouvelles. Il ne s'agit pas de rester sur le phénomène initial, mais de trouver des mécanismes nouveaux, des notions nouvelles, et cela est quelque chose d'imprévu. Je le répète : la science n'est pas la vérification ! Elle est la découverte de « montagnes » complètement imprévues… Oui, imprévues, sans quoi il n'y aurait pas de "découverte", et l'on n'aurait pas agrandi le royaume du savoir ! Autrement dit, si l'on part de l'exploration d'un phénomène, on ne sait absolument pas ce que l'on va découvrir, et, à la limite, on pourrait dire que le phénomène initial n'est qu'une excuse pour arriver à quelque chose de nouveau. Dans nombre de discussions à propos de la science, et notamment dans les discussions à propos de cette prétendue technoscience (qui n'existe pas, je le répète de façon lancinante), il y a cette confusion néfaste, qu'il faut dénoncer entre la science et la technologie. Quand je dis "confusion", je ne dis pas que la science se confond avec la technologie, mais bien plutôt que des individus ne sont pas capables de voir la différence. C'est une confusion terrible, pour nos choix collectifs, parce qu'elle mine également bien des discussions à propos des sciences de la nature. On sait qu'il y a une volonté industrielle, politique, etc., que la science « serve à quelque chose », mais Louis Pasteur, qui fut pourtant l'un des plus remarquables scientifiques capables de trouver des applications, avait bien dit que l'arbre n'est pas le fruit. La science n'est pas la technologie, et il n'y a pas ce que certains "science appliquée" en raison d'une réflexion insuffisante : il y a la science, et les applications de la science. "Science appliquée" est aussi chimérique que "carré rond", et l'on ne doit pas s'étonner de retrouver ce type d'erreur dans cette discussion, car, une fois de plus, elle est fondée sur une méconnaissance de ce qu'est la science. Oui, la science n'est pas la recherche de solutions, d'applications, et il faut dire avec beaucoup de force que c'est seulement la recherche de découvertes : il s'agit d'agrandir le royaume du connu. 

Et voilà pourquoi je peux maintenant conclure à propos de la seconde idée énoncée, selon laquelle on trouverait ce que l'on cherche : non, mille fois non ! Les scientifiques "ne trouvent jamais ce qu'ils cherchent", parce qu'ils n'ont pas cet espoir ce "trouver ce qu'ils cherchent". Au contraire, ils ne cherchent que ce dont ils n'ont pas idée ! Leur espoir, c'est de faire des découvertes, c'est-à-dire de trouver des choses dont ils n'ont pas idée a priori, et qui bouleverseront nos connaissances. Un bon exemple est la découverte de la théorie de la relativité, où l'on s'interrogeait simplement sur la notion d'inertie : comment l'état de mouvement d'un objet peut-il changer ? Qu'est-ce que le "mouvement" ? Il n'y avait absolument aucune idée d'application, et il a fallu des décennies avant que l'on ne trouve ces applications… qui sont partout maintenant : par exemple, la géolocalisation par satellites ! Autrement dit, c'est une grande ignorance de la nature de la science que cette phrase dont nous sommes partis. J'ajoute, pour bien faire comprendre ce qu'est la science, que cette dernière veut "réfuter" les théories : il s'agit principalement de montrer en quoi les théories que l'on a sont fausses (disons "insuffisantes"), afin de les améliorer. Autrement dit, une "vérification", au sens d'une confirmation, serait exactement l'inverse du travail scientifique ! Vive la connaissance ! 

Concluons, en discutant sur les explications que l'on peut donner de la science. Pendant longtemps, j'ai eu la stratégie de donner les arguments précédents (et d'autres) en les assortissant d'hésitations (feintes), de questionnements, afin que mes amis ne reçoivent pas ces arguments de façon péremptoire, ce qui les aurait conduit à les rejeter. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que ça suffit, et je crois qu'il est temps de dénoncer très vigoureusement, sans ménagement, les fantasmes, les lubies qui pénalisent notre bon fonctionnement collectif. Il faut combattre les idées fausses. Toutefois il ne faut pas être "défensif", mais bien plutôt très positif, enthousiastes, et c'est pourquoi je maintiens très énergétiquement l'idée suivante : les scientifiques sont politiquement très responsables ; il sont politiquement engagés, non pas dans la gestion des groupes humains, mais dans leur activité de recherche scientifique, et les découvertes, les vraies, sont toujours imprévues. Vive la connaissance !

samedi 25 mai 2024

Une idée dans un tiroir n'est pas une idée


On a évidemment compris ce dont il s'agit. Bien sûr, une idée, c'est une idée, mais ce que cette phrase signifie, c'est qu'une idée doit être partagée. Pourquoi ? 

Pour de nombreuses raisons, mais tout d'abord parce que la présentation de nos idées à nos amis nous oblige à des formulations plus claires… pour nous mêmes et pour les autres. Cela force à satisfaire des conditions particulières de communication, à éviter les coqs à l'âne, à préparer l'exposition, à utiliser des mots parfaitement clairs... 

Mais tout cela est en réalité un atout et une garantie. Une garantie que l'idée est parfaitement valide, car il arrive que l'examen soigneux des idées vagues que nous avons conduit finalement à leur réfutation. Un atout, parce que, alors, les idées sont affinées, prennent plus de force. En sciences de la nature, cette phrase « une idée dans un tiroir n'est pas une idée » fait écho à cette règle que le physico-chimiste britannique Michael Faraday s'était donnée : travailler, publier. Nous devons effectivement publier les résultats que nous obtenons, qu'ils soient d'ailleurs négatifs ou positifs. Faire une expérience et obtenir un résultat négatif, c'est d'ailleurs en réalité très positif, puisque cela nous conduit observer que notre théorie est contredite par les faits. Ainsi, nous pouvons progresser, chercher en quoi notre théorie est fautive, proposer une théorie améliorée : tel est précisément l'objectif des sciences de la nature. 

Bien sûr, cette réfutation nous conduit à d'autres travaux, et il faut savoir où s'arrêter pour la publication, mais quand même, il y a quelque chose de sain dans l'affaire. Et, finalement, ce sera une question de travail que d'arriver à un manuscrit publiable. Une idée dans un tiroir n'est pas une idée : cela signifie aussi que, dans notre monde, nombre de personnes prétendent avoir beaucoup d'idées, mais ils les montrent peu. 

Je propose de considérer que ces idées cachées n'existent pas. Il y a notamment, avec l'industrie et son secret industriel, cette incertitude constante à propos de ce qui est su et de ce qui est ignoré : je déteste cette prétention qui consiste à dire que l'on aurait des idées qu'on n'a pas publiées. Disons que ces idées n'existent pas. 

Je me souviens ainsi d'un épisode amusant : alors que j'avais réussi à « décuire » des œufs, en 1997, un capitaine d'industrie à qui je racontais la chose m'avait dit que cela était connu depuis longtemps de ses services… mais qui, deux semaines après, alors que je faisais une conférence où je présentais le résultat, il avait envoyé des ingénieurs pour apprendre comment j'avais fait ! Ce cas n'est pas isolé : je l'ai rencontré souvent, et ma religion est maintenant faite : sauf à voir le fruit d'idées que ces gens prétendent avoir, je considère qu'ils n'ont pas les idées dont ils ont la prétention. 

A l'inverse, on voit parfois des résultats extraordinaires, qui correspondent à des idées qui n'ont pas été présentées. Par exemple, je me souviens de biscuit d'apéritifs apparemment anodins… qui étaient comme de petits ballons creux. Des petits ballons ? On peut obtenir de tels soufflement par « cuisson extrusion », avec la brusque détente d'une pâte (farine et eau) que l'on pousse dans un cylindre, à l'aide d'une vis d'Archimède. Mais des ballons percés ? Essayez donc de souffler dans un ballon de baudruche, et vous verrez que c'est très difficile ! Je ne sais absolument pas comment ces biscuits ont été produits, mais je propose d'admirer le tour ce force. Il y a de nombreuses façons de sortir une idée d'un tiroir, de la publication à la matérialisation, en passant par l'évocation orale, et, tout cela permet que nos idées ne restent pas dans les tiroirs.

vendredi 24 mai 2024

La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets


« La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets » : cette phrase m'a été confiée par le musicien/acousticien/musicologue français Jean-Claude Risset, un des pionniers de la musique électroacoustique, à qui l'on doit, avec James Shepard, un escalier d'Esher musical. 

Commençons par expliquer ce qu'est cet escalier : comme dans les gravures de l'artiste néerlandais Maurits Esher, où un escalier semble monter à l'infini en raison d'effets de perspectives, les escaliers infinis musicaux sont des sons qui ne cessent de monter, ou qui ne cessent de descendre. On obtient cet effet en changeant la hauteur totale du son en même temps que l'on change sa composition en « harmoniques », mais c'est là un autre sujet que je vous invite à découvrir tout seul. 

Revenons donc à la phrase de Jean-Claude Risset : c'était une réponse à une question que je lui avais posée, à savoir comment devenir intelligent ? Je pars de l'hypothèse que l'intelligence, c'est d'abord du travail, mais pas du travail machinal ; non, du travail réfléchi. Je pars également de l'hypothèse selon laquelle nos études -et je ne parle pas du temps passé en classe, mais du temps passé à étudier- nous portent quand elles nous donnent des méthodes (et des notions), et je suppose de surcroît que chaque champ professionnel a sans doute des méthodes meilleures que d'autres. En physique, il faut des méthodes de physicien. En chimie, il faut des méthodes de chimiste. 

Et c'est ainsi que, depuis des années, je demande à tous ceux qui ont du succès dans leur profession, dans leur activité, dans leur travail, de me révéler leurs méthodes intimes. Généralement, nos amis sont partageurs, généreux même, et c'est ainsi que Jean-Claude Risset m'a confié cette phase que je trouve parfaitement juste. Au lieu de faire dix fois de suite la même chose très imparfaitement, il est sans doute bon d'essayer de faire immédiatement quelque chose de très bien. 

Cette idée rejoint celle que j'ai tirée de l'analyse du cahier de laboratoire du physicien français Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique en 1991 : ce cahier de laboratoire était si merveilleusement écrit, si étonnamment calligraphié, que je ne crois pas que je parviendrais à quelque chose d'aussi propre, même en m'appliquant (sauf à utiliser un ordinateur). Manifestement Pierre-Gilles ne faisait pas mille brouillons successifs, et il allait immédiatement à quelque chose de propre et de bien fait. 

D'ailleurs, prononcer le mot « brouillon » suffit pour montrer pourquoi sont usage est disqualifié, et pourquoi il serait sans doute bon que l'on évite d'en promouvoir l'emploi à l'école. Si l'objectif est de faire des brouillons nets, alors un cahier de notes suffit. A ce propos, il faut également discuter la question des cahiers de laboratoire, qui sont des cahiers où l'on consigne résultats et opérations, en sciences de la nature. J'ai rencontré des étudiants perfectionnistes, qui utilisaient un cahier de brouillon pendant leurs expériences au laboratoire et qui le recopiaient le soir sur le cahier de laboratoire officiel. C'est la preuve d'une solide conscience professionnelle… mais ce n'est pas une bonne pratique, car le cahier de laboratoire est un document officiel, qui atteste de la priorité des travaux, des résultats. Il ne doit pas sortir du laboratoire, et il doit être signé et contresigné chaque soir. De sorte que nos étudiants qui recopiaient chez eux le soir, le cahier de laboratoire à partir d'un cahier de brouillon faisaient plusieurs fautes d'un coup. 

Certains m'ont fait valoir que, pendant l'expérience, on n'a pas le temps de prendre des notes. Je crois que l'explication n'est pas bonne, parce que si l'on manque de temps, c'est que l'organisation de l'expérience est insuffisante, conduisant à des expériences dans la presse. Et puis, ne vaut-il pas mieux préparer l'expérience, c'est-à-dire l'anticiper en introduisant des blancs là où nous aurons des choses à noter, en prévoyant les différentes annotations que nous aurons à faire, voire en ménageant des espaces pour cet inattendu que nous cherchons toujours ? Il faut être une tête brûlée pour se lancer dans l'expérience sans réflexion, et et l'on ne parvient jamais a posteriori à rattraper un coup foiré. 

Ce qui ne signifie que l'on ne doive pas penser à nos travaux après coup ! Au contraire, cela vaut la peine, comme pour la naissance d'un enfant, d'avoir une longue préparation, une naissance que l'on cherche à faire aussi paisible que possible, et une longue maturation, ensuite, avec des développements supplémentaires. 

Décidément, je crois que cette phrase de Jean-Claude Risset que je discute ici mérite de figurer dans un document qui décrit les bonnes pratiques scientifiques, et c'est la raison pour laquelle je n'hésite pas, finalement, à mettre ce billet dans le blog correspondant.

"Produits végétaux" et cuisine de synthèse

 Je reçois le message suivant : 


Bonjour monsieur This,

Cela fait longtemps que je ne vous avais pas contacté avec mes questions naïve. J’espère que vous accepter toujours de répondre aux questions d’amateurs de cuisine, de chimie et de vos travaux.

Ma femme m’a “converti” ces derniers temps aux produits de substitution a la viande tels que steaks hachés végétaux, bacon ou saucisses végétales…
Je mange toujours de la viande (plus rarement mais aussi de meilleure qualité) mais j’ai adapté certaines recettes pour intégrer ces nouveaux aliments et parfois je trouve qu’on arrive à des résultats plaisants (je ne dis pas “meilleurs” hein).

Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ses produits une route vers votre cuisine note à note mais je me demande ce que vous en pensez ? Acceptez-vous la filiation? Ou les objectifs vous semblent trop éloignés des votres ?
Je pense parfois avec envie à l’éventualité d’un projet dans lequel vous participeriez…
 
 
 Et ma réponse est la suivante. 

1. Répondre à des questions ? Bien volontiers, car je sais qu'elles sont souvent partagées, et que si je peux apporter des réponses, je me rends utile. 

2. "steaks hachés ou bacon végétaux" : attention, l'usage des mots de la viande pour des reproductions végétales est maintenant interdit par décret, et cela me semble parfaitement bien, car il faut de la loyauté dans les transactions à propos des produits alimentaires (notamment). Un steak, c'est un steak. Mais une galette végétale, ce n'est pas un steak. Et une expression comme "steak végétal" est aussi incongrue que "carré rond". 

3. les produits végétaux seraient-ils apparentés à la cuisine note à note ? Pour répondre, il faut reprendre la définition de la cuisine note à note, version artistique de la "cuisine de synthèse" : cuisiner avec des ingrédients qui sont des composés. 
Or souvent, les fabricants de produits végétaux ne font rien d'autre que de la cuisine, avec des produits végétaux. Certains s'approchent de la cuisine de synthèse, mais pas tous. Bref, c'est du cas par cas. 
Des exemples ? Imaginons que l'on parte de féverole, que l'on sépare l'amidon et les protéines, avant d'obtenir un résidu végétal (majoritairement des fibres) ; on peut effectivement composer une sorte de galette que l'on cuira comme un steak. Dans un tel cas, l'amidon est fait de seulement deux sortes de composés, à savoir des molécules d'amylose et des molécules d'amylopectine, tandis que les protéines sont... des protéines (de plusieurs sortes) ; pour les fibres, il y a des celluloses, des hémicelluloses, des pectines. Bref, ce n'est pas "purement" note à note, mais on n'en est pas loin.

4. un "projet" auquel je participerais ? Je participe à mille travaux (plutôt que projets) ;-). Mais je suppose que mon interlocuteur pense à un projet de construction d'aliments dont les ingrédients sont des produits végétaux... ce que j'ai fait souvent, bien que ma mission soit la recherche scientifique, bien plus utile à la collectivité que l'application, que d'autres peuvent faire.

jeudi 23 mai 2024

Tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait.


Là, on a encore l'impression que nos idées sont un peu éloignées du travail scientifique, mais je propose de considérer que le sens général des ces phrases qui sont affichées au mur de mon bureau nous importe peu, et que, au contraire, seul le sens relatif au travail scientifique est important. 

Nous faisons donc de la recherche scientifique, et nous considérons que tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. 

A ces mots, je ne peux m'empêcher de penser aux innombrables stagiaires qui nous font l'honneur de venir apprendre dans notre groupe de gastronomie moléculaire. Il y a des questions simples, comme de savoir effectuer des tâches. 

Je prends souvent l'exemple de la pesée, parce que c'est une sorte de prototype, mais, pour changer, aujourd'hui, je vais considérer une analyse plus complexe (à peine), à savoir la mesure d'une température. Un individu actif à qui l'on demande de mesurer une température en lui tendant un thermomètre se contente généralement de plonger le thermomètre dans la solution à caractériser, à bien attendre que le niveau ne bouge plus, et à donner une valeur qu'il lit le plus précisément possible. Cette méthode est évidemment mauvaise, car qui nous garantit que le thermomètre est juste. Le fabricant ? On sait que le certificat de conformité peut être erroné. En science, puisque les mesures sont à la base de notre travail, il est impossible de bâtir des cathédrale sur du sable, et nous devons avoir une certitude, de sorte que le résultat de mesure s'assortit de précautions : étalonner le thermomètres, considérer le refroidissement au cours de la mesure… il y a mille efforts à faire avant d'arriver au résultat.

Il faut rénover les enseignements

 On l'ignore mais il y a encore de nombreuses universités de sciences et technologie des aliments où les étudiants de cuisinent pas. 

Comment devenir ingénieur dans l'industrie alimentaire si l'on ne sait pas faire cuire un œuf, préparer une mayonnaise, faire une tarte ????????

 Certes, les établissements dispensent des cours à propos du transfert thermique, de la rhéologie, de la biochimie des aliments... Mais quand même, nous ne devons pas oublier que finalement ces ingénieurs seront en charge de la production d'aliments, de véritables aliments et pas d'OVNI que ni eux ni leurs clients ne comprennent. 

Ces dernières décennies, sous l'impulsion de la gastronomie moléculaire, plusieurs universités ont décidé de remédier à la chose en s'associant à des écoles de cuisine, ce qui a le double intérêt de faire venir des théoriciens dans des institutions pratiques et de donner à ces jeunes théoriciens des bases solides sur lesquelles ils peuvent exercer leur talents. 

Bien sûr, il est hors de question d'exposer ces jeunes à des idées fausses comme il y en a trop souvent dans le monde culinaire, mais après tout, pourquoi de pas proposer aux jeunes théoriciens précisément d'être en position d'analyse quant au savoir pratique qu'on leur soumet ? Pourquoi ne pas les faire réfléchir sur des recettes qu'ils mettent en œuvre ses recettes dussent-ils les modifier après coup ? 

Bien sûr, il y a la question des professeurs, comme toujours, qui, eux-même, ne savent pas toujours cuisiner, qu'il s'agisse de professeurs théoriques voire de professeurs pratiques, formés parfois à une époque où il n'y avait pas de technologie dans l'enseignement culinaire. 

Sans compter que la rénovation de l'enseignement culinaire est loin d'être terminée : je rappelle qu'en 24 ans de séminaire mensuel expérimentaux, nous avons constaté que 87% des idées testées étaient fausses. Je rappelle aussi que les terminologies sont bien souvent fautives, l'enseignement culinaire pratique s'étant trop souvent fondé sur le guide culinaire, ouvrage écrit sans aucune référence et sans recherche historique suffisante. 

Bref il il y a un immense chantier devant nous et il est urgent de nous y lancer