mardi 30 avril 2024

Tout changer à chaque instant, pour du mieux.

 
Dans la série : "les phrases qui sont affichées sur le mur du laboratoire où travaille le Groupe de gastronomie moléculaire", il y a celle qui fait le titre de ce billet. 

J'espère que cette phrase qui est affichée sur le mur de mon bureau figure aussi au Sénat, à l'Assemblée nationale, dans le bureaux des ministres : c'est une mauvaise politique que de courir après l’urgence, et il vaut bien mieux construire des structures qui conduisent à l'amélioration, des "cercles vertueux", même. 

Toutefois les phrases que je me dis ne visent pas le vaste monde, mais seulement l’exercice de la recherche scientifique. 

En quoi cette phrase particulière concerne-t-elle notre travail ? Bien évidemment, elle s'applique aux théories (scientifiques) que nous produisons et qui sont toujours insuffisantes par principe : une théorie, c'est un modèle réduit de la réalité, et le but des sciences est de réfuter les théories existantes, en vue de les améliorer. Il y a aussi nos analyses, nos expériences, et là, une discussion s'impose, car il n'est peut être pas judicieux d'aller chercher de la précision à l'infini. Il faut produire des données suffisantes pour établir les lois, chercher les mécanismes des phénomènes, réfuter les théories en testant leurs conséquences… mais cela ne signifie pas de chercher bêtement des améliorations de nos mesures à l'infini. 

Derrière toute expérience, il doit y avoir un objectif, et c'est cet objectif qui détermine la précision dont nous avons besoin. Cela étant, la phrase ressemble à celle de Michel Eugène Chevreul selon laquelle il faut tendre avec efforts vers la perfection sans y prétendre, et l'on se reportera donc à la discussion de cette phrase, dans un autre billet.

dimanche 28 avril 2024

Il n'est pas vrai que la tête guide la main : la tête et la main sont indissociables.


Derrière toutes ces discussions, il y a évidemment la question des métiers dits manuels et des métiers dits intellectuels, comme si l'on pouvait réduire un métier à l'emploi de ses mains ou de sa tête ! 

La tête guide la main ? Cette phrase est écrite sur une poutre du Musée du compagnonnage, à Tours, et je l'avais affichée sur mon mur. Elle est aujourd'hui barrée. 

Pourquoi évoquer la tête et la main, dans un laboratoire de chimie ? Parce que, dans un tel lieu, il est de la plus haute importance que les expériences soient faites avec le plus grand soin : le bris de récipients qui contiendraient des acides ou des solvants toxiques exposerait le personnel du laboratoire à des dangers parfois terribles. Il faut absolument que nous fassions nos expériences avec calme, précision, concentration. Voilà pourquoi il ne doit y avoir aucun bruit dans un laboratoire de chimie. Aucun bruit de verre, notamment, car un verre heurté peut se briser, et conduire à des catastrophes. 

Toutefois, un jour, alors que des Compagnons du Tour de France sont venus me rendre visite au laboratoire, ils ont vu cette phrase sur mon mur, m'ont interrogé sur sa présence, et, à leur stupéfaction, le commentaire de la phrase que j'ai fait devant eux m'a conduit, devant eux, à barrer la phrase, car j'ai compris qu'elle était fausse. 

Commençons par à analyser pourquoi il n'est pas vrai que la tête guide la main. Imaginons que nous voulions prendre un verre posé devant nous. Il faut d'abord que la tête donne l'ordre au bras de s'étendre et à la main de se diriger vers le verre : la tête guide la main. Toutefois il faut sans cesse corriger le mouvement du bras, ce qui impose à l'oeil de déterminer la position de la main et du verre. Les informations de l'oeil vont à la tête. Évidemment, on pourrait considérer que l'oeil fait partie de la tête, mais à ce moment-là, la main aussi, et ce serait le corps qui guide le corps, ce qui serait une tautologie. 

Mais continuons l'analyse. Les doigts approchent du verre, et la tête leur dit de se refermer. Si les doigts qui se referment ne disent pas à la tête la pression exercée, alors la tête ne pourra pas modifier cette pression et éviter le bris du verre. C'est d'ailleurs quelque chose qu'ont bien compris les constructeurs de robots : il faut sans cesse un échange entre la tête, la main, l'oeil, le pied, que sais-je ? 

Avec sa Lettre sur les aveugles, Diderot avait très bien analysé que nous ne pouvons penser sans les sens, et que, de ce fait, la question de la tête et de la main est mal posée. Il n'y a pas la tête d'un côté et la main de l'autre ; il y a l'être, avec tête et mains… et voilà pourquoi j'ai barré cette phrase, que je ne crois pas juste.

samedi 27 avril 2024

Quelques idées pour aider à se supporter quand on se voit dans un miroir

 Quelques idées pour aider à se supporter quand on se voit dans un miroir
Sur le mur de mon bureau, il y a des phrases écrites, et mes visiteurs m'interrogent souvent sur leur présence et leur signification. Leur présence ? Ces phrases sont d'abord pour moi : je ne dois pas oublier de mettre en pratique les conseils qu'elles me donnent. Leur signification ? Je l'expliquerai dans des billets suivants. Ici, je me limite à les donner. Quand elles ne sont pas assorties d'un nom d'auteur, c'est que je me dis les choses moi-même :

 # IL FAUT S’AMUSER A FAIRE DES CHOSES PASSIONNANTES # Nous sommes ce que nous faisons : quel est ton agenda ? 

# Une colonne vertébrale ! 

# Tout fait d'expérience gagne à être considéré comme l'émanation de généralités que nous devons inventer (abstraire et généraliser) 

# Quels sont les mécanismes ? (La science en général) 

# Les mathématiques nous sauvent toujours : « que nul ne séjourne ici s’il n’est géomètre » (Platon) 

# Ne pas oublier de donner du bonheur. 

# Tu fais quelque chose ? Quelle est ta méthode ? Fais le, et, en plus, fais-en la théorisation.

 # Surtout ne pas manquer le moindre symptôme

 # Je ne sais pas, mais je cherche ! 

De quoi s’agit-il ? (Henri Cartier-Bresson, mais peut-être aussi le Maréchal Foch) 

# Puisque tout est toujours perfectible, que vais-je améliorer aujourd’hui ? 

# « Dois-je croire au probable ? » 

# A rapprocher de :« En doutant, nous nous mettons en recherche, et en cherchant nous trouvons la vérité ». (Abélard) Et de : 

# "Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l'une et l'autre nous dispensent de réfléchir". (Poincaré) Combien ? (la science en général) 

# D’r Schaffe het sussi Wurzel un Frucht 

# Ni dieu ni maître (la devise des anarchistes) # Tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait 

# La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets ! (Jean Claude Risset) 

# Se mettre un pas en arrière de soi même 

# Le summum de l’intelligence, c’est la bonté (et la droiture) (Jorge Luis Borgès) 

# Regarder avec les yeux de l’esprit # Vérifier ce que l’on nous dit 

# Ne pas généraliser hâtivement # Avoir des collaborations 

# Entretenir des correspondances # Avoir toujours sur vous un calepin pour noter les idées 

# Ne pas participer à des controverses (Michael Faraday et Isaac Watts) # Penser avec humour des sujets sérieux (un sourire de la pensée) 

# « Comme chimiste, je passai cette oeuvre à la cornue ; il n'en resta que ceci : » 

 ; se dissoudre dans, infuser, macérer, décoction, cristalliser, distiller, sublimer, purifier, alambiquer (Jean-Anthelme Brillat-Savarin) 

« Et c’est ainsi que les sciences chimiques sont belles » (d’après Alexandre Vialatte)

 # Morgen Stund het Gold a Mund (proverbe alsacien)

 # Y penser toujours (Louis Pasteur)

 # Ne pas confondre les faits et les interprétations

 # Quand les lois sont mauvaises, il faut les changer 

# Ne pas faire de lois qui punissent les bons élèves, et ne pas faire des lois pour punir les mauvais si  on ne les applique pas. (conseil aux prétentieux qui font des lois) 

# Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant (Cicéron) 

# Dieu vomit les tièdes (La Bible) 

# Il n’est pas vrai que « La tête guide la main », ce qui est prétendu par une  poutre du Musée du compagnonnage, à Tours : la tête et la main sont # indissociables 

# Les calculs !!!! 

# Tout changer à chaque instant (vers du mieux !) 

# Chercher des cercles vertueux # Comme le poète, le chimiste et le physicien doivent maîtriser les métaphores 

# Le moi est haïssable (Blaise Pascal) 

# Quels mécanismes ? 

# N’oublions pas que nos études (scientifiques) doivent être JOVIALES 

# L’enthousiasme est une maladie qui se gagne (Voltaire) 

# Clarifions (Mehr Licht) (Goethe)

 # Tu viens avec une question, mais quelle est la réponse (utilise la méthode du soliloque)

 # Pardon, je suis insuffisant, mais je me soigne 

# Comment faire d’un petit mal un grand bien ? 

# Le diable est caché derrière chaque geste expérimental, et derrière chaque calcul 

# Les questions sont des promesses de réponse (faut-il tenir ces promesses). Vive les questions étincelles 

# La méditation est si douce et l’expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente (Diderot) 

# Comment pourrais-je gouverner autruy, moi qui ne me gouverne pas moi- même (François Rabelais) 

# Prouvons le mouvement en marchant ! 

# Comment passer du bon au très bon ? Comment donner à nos travaux un supplément d’esprit ? 

# Il faut des TABLEAUX : les cases vides sont une invitation à les remplir, donc à travailler! 

# Si le résultat d'une expérience est ce que l'on attendait, on a fait une mesure ; sinon, on a fait une découverte! (Franck Westheimer) 

# Quelqu'un qui sait, c'est quelqu'un qui a appris. (Marcel Fétyzon) 

# Il n'est pas nécessaire d'être lugubre pour être sérieux (le paraître n'est pas l'être).

 # Il faut tendre avec efforts vers la perfection sans y prétendre. (Michel-Eugène Chevreul) 

# Tu vois une régularité du monde ? Il devient urgent de s'interroger sur sa cause. 

# Une idée dans un tiroir n'est pas une idée

vendredi 26 avril 2024

Si le résultat d'une expérience est ce que l'on attendait, on a fait une mesure ; sinon, on a (peut-être) fait une découverte

 Cette phrase est du chimiste Frank Westheimer (https://en.wikipedia.org/wiki/Frank_Westheimer). 

Je ne suis pas certain que le « peut-être » soit de lui, et, d'autre part, je n'ai pas l'origine de la citation, qui m'a été donnée par mon ami Jean-Marie Lehn. Mais la phrase a beaucoup d'intérêt scientifique, parce qu'elle résonne avec toutes les parties du travail scientifique. 

Par exemple, quand on fait une expérience pour tester une conséquence d'une théorie, on espère que la conséquence théorique sera contredite par l'expérience absolument que l'on réfute la théorie, sans quoi on ne fait pas progresser la science. On espère donc que l'expérience ne donnera pas le résultat attendu (voir le Cours de gastronomie moléculaire N°1, Editions Quae/Belin). 

Là où l'on pourrait discuter la chose, c'est que, si précisément on est dans cet esprit très scientifique qui est d'attendre la réfutation, de la souhaiter, alors la réfutation est attendue… mais c'est là une finasserie. 

Toutefois le passage de la réfutation à la découverte n'est généralement pas rapide. Par exemple, la "catastrophe ultraviolette", à savoir que l'émission de lumière par un corps chauffé (pensons au fer à cheval dans la forge) n'était pas conforme à la théorie d'avant la mécanique quantique, n'a pas immédiatement conduit à la découverte de cette dernière, par Max Planck ! Il a fallu beaucoup de travail pour passer de la contradiction entre l'expérience et la théorie, à une théorie nouvelle. 

Oui, hélas, l'expérience qui ne donne pas le résultat attendu ne donne pas immédiatement la découverte. Une expérience qui ne donne pas le résultat attendu nous dit seulement que la théorie en cours ne prévoit pas bien le phénomène, et qu'il y a quelque chose à chercher. Mais cela, nous le savions par principe ! 

J'insiste : par principe, nous devons absolument savoir, ne jamais oublier, qu'aucune théorie n'est juste. Toutes les théories sont des descriptions insuffisantes de la réalité, que nous nous évertuons à améliorer. 

Tout cela étant dit, la phrase de Westheimer est merveilleuse, comme toutes les phrases qui ont l'apparence du vrai pour nous, pour toutes ces phrases qui nous prennent dans le sens du poil, mais il vaut mieux y penser un peu et s'apercevoir que même si nous continuons à les apprécier, nous avons mieux à faire que les gober béatement. Réfutons !

jeudi 25 avril 2024

Un autre séminaire consacré aux fumets de poissons (suite et fin... j'espère)

Hier lors de notre séminaire de gastronomie moléculaire nous avons voulu terminer l'étude des fumets de poisson et,  notamment, nous avons le voulu savoir s'il était exact que le dégorgement des poissons contribuer à éviter de l'amertume. Nous avons également cherché à savoir s'il était utile d'enlever les yeux et les ouïes, qui, également, auraient -j'insiste : auraient- donné de l'amertume. 

Nous avions déjà fait un séminaire de ce type-là en septembre 2024 et nous avions vu très peu de différence entre les fumets de merlan et les fumets  de truite. Mieux encore, nous avions observé que les fumets de poisson entier avaient plus de goût, étaient plus intéressants que des fumets avec des déchets non broyés et qu'aucune amertume n'apparaissait dans aucun cas. 

D'ailleurs il faut signaler que ce séminaire là faisait également suite à un autre séminaire plus ancien où nous avions montré qu'une cuisson de  40 minute ne donnait pas d'amertume, contrairement à ce qui a été souvent prétendu, mais faisait des fumets meilleurs que ceux qui étaient cuits 20 minutes seulement. 

 

Bref il nous restait simplement à tester l'idée du dégorgement, ainsi que celle des yeux et des ouïes. 

 
Certes, quand on mange de la truite par exemple et que du sang est resté contre l'arête centrale, il y a de l'amertume à cet endroit-là mais il y en a-t-il dans le fumet ? Nous avons donc commencé par comparer deux fumets produits dans des conditions aussi identiques que possible mais l'un avec des déchets de truite qui avait dégorgé pendant plus d'une heure et l'autre à partir des déchets analogues qui n'avaient pas dégorgé. Disons le rapidement : il n'y a pas eu de différence et il n'y a pas eu d'amertume. Le dégorgement est inutile. 

 

Puis nous avons comparé, cette fois pour des déchets (arête et tête) de merlan, un fumet avec des déchets dégorgés sans yeux ni ouïes, et un autre fumet  avec des déchets dégorgés en conservant yeux et ouïes.  
Cette fois-ci encore, nous n'avons pas observé de différence entre les deux fumets et nous n'avons pas observé d'amertume. Il est donc inutile d'enlever les yeux et les ouïes. 

 Nous avons enchaîné en comparant un fumet de merlan (dégorgé, sans yeux ni ouïes) avec un fumet avec beaucoup de déchets et là,  nous avons vu une vraie différence d'odeur et de goût. 

Nous avons terminé avec beaucoup de déchets de truite d'un côté ou beaucoup de déchets de merlan de l'autre: même avec dégorgement dans les deux cas, une différence de goût a été perçue et nous avons reconnu le goût de truite d'un côté et le goût de merlan de l'autre. 

Avec de la sole, il y avait très peu de goût, de sorte que je me demande si l'utilisation de poisson blanc pour faire des fumets, tella la sole,  n'a pas pour but d'avoir des fumets un peu passe-partout pour faire des sauces avec tous les poissons, tout comme on utilise du veau pour des fonds passe partout. 

Mais quel dommage en tout cas de produire des liquides sans goût !

Questions de meringue

 
La question revient souvent : "Je rate mes meringues ; comment faire ?". La réponse est toujours la même : utilisons ce que nous avons entre les deux oreilles, au lieu de suivre aveuglément des prescriptions dont on n'a pas de raison de croire à la fiabilité ! 

Plus en détail, maintenant. Commençons, comme toujours, par l'objectif. Que visons-nous ? La production de meringues. Qu'est-ce qu'une meringue ? Il en existe plusieurs sortes, entre la mousse solide, et la mousse semi solide et semi liquide, mais, dans les deux cas, une coque dure enferme un système foisonné. 

La "recette" fait état d'un blanc d'oeuf que l'on bat en neige et que l'on sucre : il faut donc interpréter que l'ajout de sucre, dans le blanc en neige, conduit à la dissolution du sucre dans la phase aqueuse de la mousse obtenue par battage des blancs. Soit donc une solution sucrée que l'on cuit. Comment se transforme-t-elle ? Tout dépend de la température ! Si l'on chauffe à température bien supérieure à 140 °C, le sucre caramélise, et la préparation brunit, tandis qu'une croûte se forme, enfermant la mousse, protégée de la chaleur (à l'intérieur de la croûte, la température reste de 100 °C). En revanche, entre 100 °C et 140 °C, la couleur reste blanche, mais une croûte se forme encore. Et, à moins de 100 °C, la mousse sèche progressivement. Le dernier cas n'est pas bon, parce qu'une mousse est un système instable, avec les bulles d'air, moins denses que le sirop où elles sont dispersées, qui remontent, tandis que le sirop draine : la mousse s'effondre. 

En revanche, avec les deux premiers cas, non seulement la coque dure qui se forme par évaporation de l'eau superficielle stabilise la mousse interne, mais, de surcroît, l'eau évaporée fait gonfler la préparation. Cette dernier doit être aussi stable que possible. Comment ? Il faut bien battre les blancs en neige, afin que les bulles soient très petites, et que les forces de tension superficielle soient aussi grandes que possibles. 

Et il faut sucrer très abondamment, afin que le sucre augmente la viscosité de la phase aqueuse : non seulement l'eau drainera moins vite, mais surtout, lors du battage, les bulles seront bien plus petites, en raison des effets de cisaillement accru. Cette fois, nous y sommes : on part d'un blanc d'oeuf, on le bat en neige ferme ; puis on ajoute beaucoup de sucre et l'on bat encore longtemps, jusqu'à ce que la masse soit lisse (plus de grains de sucre non dissous) et très ferme, au point que les pales du batteur électrique aient du mal à tourner ; on enfourne à 130 °C pendant 20 minutes, afin de faire une coque (le temps dépend de l'épaisseur voulue pour la coque), et on réduit la température du four à 100 °C, pour cuire un temps qui dépend des meringues voulues (une heure pour avoir un intérieur mou, deux heures pour un intérieur dur, environ). 

Simple et inratable, non ?

mercredi 24 avril 2024

Professer, ou enseigner ?

 
On se souvient que, dans des billets précédents, j'ai proposé de revenir sur le mot « enseignement », auquel je propose de remplacer "apprentissage". Non pas apprentissage au sens légal de ces périodes d'alternance, mais apprentissage au sens de Johann Wolfgang Goethe, celui du jeune Werther, la connotation romantique en moins (ou pas, mais cela est une autre affaire). 

Bref, je soutiens que la vraie question de l'instruction (plutôt que l'éducation) est moins d'enseigner pour les professeurs que d'apprendre pour les étudiants. 

 

Ce renouvellement de la question éducative pose donc la question des enseignants et des professeurs. Quelle différence ? Dans un autre billet, j'ai discuté la question des "enseignants", terme un peu barbare qui fut introduit pour des raisons idéologiques. Pourquoi le terme est-il barbare ? Pensons à "apprenants", "soignants", et pourquoi pas "recherchants", tant qu'on y est à parler comme des cochons. 

Pourquoi le mot est-il idéologique ? Parce qu'il fut introduit pour ne faire qu'un corps, qui aurait gommé les différences entre les instituteurs, les professeurs des écoles, les maîtres, mais aussi les maîtres de conférences, les professeurs d'université. Une sorte d'utopie égalitariste idiote, qui prétend que les mots suffisent à nier les faits. 

Ici, au contraire de ce mouvement de nivellement, je propose de bien distinguer, car il est juste d'observer que c'est la distinction qui permet l'analyse fine, et l'efficacité : quel travail ferait un ébéniste qui confondrait marteau et tournevis, cheville et mortaise ? Si les termes techniques se sont multipliés, dans les métiers, c'est parce que les divers objets ont des fonctions tout à fait spécifiques. Et même si l'être humain n'est pas un ustensile (ce que dit justement Confucius), nous voyons bien qu'il y a des différences de compétences. Les diplômes reconnaissent ces dernières, et les diverses dénominations visaient, et visent encore, à mieux comprendre qui fait quoi, notamment dans l'éducation.

 Voyons donc en quoi des professeurs ne sont pas seulement des enseignants. Professer, c'est étymologiquement "dire devant", c'est-à-dire exposer des valeurs, alors que l'enseignant se contente d'essayer de transmettre des données techniques. Surtout au XXIe siècle, alors que nous disposons d'Internet et de cours en ligne à foison, il est devenu complètement obsolète de chercher à transmettre des données techniques, que, de toute façon, nous ne pouvons pas transmettre, et que seuls les étudiants peuvent obtenir. Nous ne pouvons faire qu'une chose : donner aux étudiants l'envie d'apprendre. Cette envie se replace dans un cadre, un cadre de valeurs, et professer devient une manière de faire un acte de foi. Pas un acte de foi religieuse, bien sûr, mais un acte de foi quand même : en sciences de la nature, nous avons foi dans l'hypothèse selon laquelle le monde est écrit en langage mathématique. C'est là une vraie valeur, et un émerveillement permanent de voir que les équations collent si bien au réel. Mais il y a aussi l'extraordinaire capacité prédictive des théories, et ce bonheur de repousser chaque jour les frontières de l'inconnu. Bref, professer, c'est notamment faire état d'un émerveillement. 

Dans un autre billet, je discutais d'ailleurs la question de l'enchantement ou de désenchantement du monde et je montrais que la science, au lieu de désenchanter le monde, l'enchantait bien plus que tout autre activité humaine. Cet enchantement est sans doute le fondement du travail du professeur. Il y a quelques années, je proposais de structurer les cours en : données, méthodes, notions et concepts, anecdotes, et valeur. Aujourd'hui, je crains de m'être un peu trompé : j'avais pris les choses à l'envers, et je crois plutôt qu'il faut d'abord exposer des valeurs, c'est-à-dire les motifs, les raisons, pour ensuite être convaincu qu'il devient intéressant de s'intéresser aux concept, notions, méthodes, et, finalement, aux données. Au fond, puisque les étudiants 2.0 n'ont plus besoin des enseignants, il reste un besoin de professeurs, et, si l'on regarde bien, si l'on écoute ceux qui ont eu de bons professeurs, on entend toujours la même chose, à savoir qu'ils leur sont reconnaissants de leur avoir transmis des valeurs. 

Pour ce qui me concerne, ces valeurs sont inscrites sur le mur de mon laboratoire, mais elles sont aussi données en ligne dans de de nouveaux documents, et je crois que je ne peux rougir d'aucune d'entre elles. Je ne crois pas inutile de les transmettre, et peut-être même de les discuter, car si nous sommes honnêtes, économique et intellectuellement, alors aucune question n'est gênante. 

Par exemple, ce matin, un correspondant m'interrogeait sur la cuisine note à note, sur la cuisine moléculaire, sur la gastronomie moléculaire. Dans ses questions, il y en avait sur les OGM et les relations avec la gastronomie moléculaire. Je lui ai répondu que je ne répondrai pas à sa question, car c'est le seul moyen de perdre des amis et de ne convaincre personne. Ce matin donc, il me disait si la question était gênante, il pouvait la laisser tomber. Au contraire ! Il faut qu'il garde la réponse que je lui ai faite, car cette dernière n'est pas une absence de réponse ; c'est, au contraire, la vraie réponse qu'il fallait donner ! Je ne suis absolument pas gêné par sa question, et j'ai répondu comme je devais le faire : aussi intelligemment que possible. 

D'ailleurs, pour mieux expliquer ma position, et pour expliquer pourquoi ma réponse était "pédagogique", je propose de rappeler que mes enfants, tout jeunes, étaient toujours furieux que je réponde "le cassis" quand ils me demandaient si je préférais la fraise ou la groseille. Je maintiens que c'était la meilleure réponse à donner. La question qu'ils posaient n'était pas gênante... mais elle était inappropriée. 

Et je termine ce billet sur cette observation : et si certaines questions étaient déplacées ? Et comment catégoriser ces questions déplacées ?