lundi 25 mars 2024

Faut-il être inquiet pour faire la science ?


Voila la déclaration que me fait un ami … inquiet, et, évidemment je ne peux m'empêcher de discuter la chose, car elle résonne avec un vieux souvenir : il y a plusieurs années, on m'a déjà prétendu la même chose pour la,philosophie, ou encore pour l'art. 

Ceux qui soutiennent cette idée expliquent que l'inquiétude conduit à s'interroger sans cesse, ce qui est un bon facteur de création. Or il y a création en art comme en sciences, par exemple. Mais est-il vrai que tous les scientifiques sont inquiets ? La réponse est non : je connais d'excellents scientifiques, lauréats du prix Nobel, qui ne sont absolument pas inquiets, mais, au contraire qui font leur travail dans une grande allégresse, dans une grande quiétude. Évidemment, si l'on n'est pas très bon en sciences ou en art, il y a des raisons d'être inquiet ;-). 

Ce n'est pas la seule possibilité : on peut aussi penser à des individus inquiets par nature et qui feraient de la science… mais on peut très bien considérer de même des individus très heureux qui font également de la science. Le bonheur de faire de la science, tout comme l'inquiétude, conduit à une activité soutenue, et donc, pourvu qu'il y ait de la méthode, de d'intelligence, de la méthode, conduit à des résultats notables.

 Devrait-on dire alors « préoccupé » ? Là encore, il y a une connotation qui n'est pas juste. Devrait-on dire "soucieux" ? Là encore, il y a du souci, ce qui n'est pas juste. Devrait-on dire « intéressé » ? 

La piste semble meilleure ; continuons dans cette direction en proposant "passionné". Et là, l'histoire des sciences nous montre que bien des grands scientifiques du passé l'étaient. Cette même histoire des sciences ne fait pas, au moins pour les sciences chimiques, état de grands scientifiques inquiets, de sorte que je crois que nous pouvons définitivement réfuter nos amis inquiets et proposer aux jeunes scientifiques un état de bonheur qui soit aussi une condition de succès. Une jeune scientifique peut ainsi «choisir » d'être inquiet ou passionné, mais si j'avais le choix (je ne l'ai pas... et l'on pressent quelle est mon option involontaire), je crois que je prendrais la seconde option.

dimanche 24 mars 2024

Demain, quels seront les classiques ?


Tout a commencé avec une correspondance : un étudiant très intéressé par les matières intellectuelles en général me signalait l'engouement d'un de ses amis pour Coluche, et il me demandait ce que j'en pensais. Cet étudiant n'est pas français et l'on se souvient qu' "à beau mentir qui vient de loin" : pour lui, Coluche en est un personnage exotique, dont on peut vanter facilement les mérites. Je ne dis pas ici que Coluche n'était rien, mais je devais à mon jeune ami de me demander si nous avons raison d'y passer du temps. Car c'est bien là une question de temps, de choix, d'éthique même. Puisque nous avons à choisir le temps que nous consacrons aux aspérités du monde, puisque nous avons à choisir comment nous "meublons" notre esprit, puisque nous devons choisir ce que nous aimons, s'impose de savoir si Coluche vaut Molière, et si nous devons écouter des sketchs de Coluche, ou relire des pièces de Molière. 

Et cette question peut être retournée : nous pouvons nous demander pourquoi Molière est resté, alors qu'il y a eu tant d'amuseurs, siècle après siècle. Alors que je proposais à mon correspondant des noms comme celui d'Aristote (ou de Molière), il me répondait très justement que ma réponse était facile, puisque j'érigeais en personnalités… des personnalités. Et il continuait de m'interroger, mais cette fois à propos de Serge Gainsbourg. Là encore, je n'ai rien contre Gainsbourg, et je ne vais pas refaire le même type de réponse, à savoir comparer Gainsbourg à Mozart ou à Bach. 

Je préfère donc poser la question : lesquels de nos contemporains encensés par le peuple, la presse, le politique, seront-ils demain considérés comme des classiques, et pourquoi ? En littérature, que je comprends sans doute mieux que la musique ou le comique, on est régulièrement exposé à l'annonce d'un prix : le prix Goncourt, le prix Fémina, etc. Difficile de penser que toutes les œuvres primées valent grand-chose, et, quand on lit bien ces œuvres, on voit qu'Alain Robbe-Grillet (merveilleux Pour un nouveau roman !) avait bien raison d'analyser que, trop souvent, on en est resté à Honoré de Balzac, sans grand changement ; les romans en question ne sont que de mineures variations sur le thème du grand Balzac, qui, lui, a effectivement été à l'origine d'une forme. 

Oui, il y a des écrivains qui ont de l'imagination, d'autres qui racontent bien leur propre histoire en l’embellissant un peu pour ne pas tomber dans le pire de la littérature, à savoir l'étalage naïf de l'intime, mais du point de vue littéraire, cela n'est rien, et si Rabelais était Rabelais, par exemple, s'il est resté, c'est que la forme littéraire qu'il introduisit est extraordinairement puissante, et réductible à aucune autre ! Il y a donc eu Rabelais, il y a eu Molière, Balzac, Flaubert… Et chacun n'a pas seulement raconté une histoire différant seulement des autres dans les détails. Il y a eu bien plus, et il faut des considérations historiques et de la théorie littéraire pour le comprendre. Oui, nous sommes… « contents » de lire le dernier roman primé (quoi que ;-) ), mais nous pourrions tout aussi bien en lire un, dix, cent, mille… que nous aurions ainsi seulement passé notre temps, occupé nos "loisirs" sans avancer beaucoup dans la littérature. 

Au fond, la question récurrente n'est pas tant de savoir si tel roman nous a plu, s'il a fait vibrer telle sensibilité idiosyncratique que nous avons (elle a du sentiment, ma vache), mais plutôt de voir quel est l'apport réel, littéraire, d'un auteur. L'histoire -j'espère- ne retiendra que les changements de paradigmes, pas les détails. Vite, passons aux sciences de la nature, puisque c'est cela qui nous importe. 

Rendons-nous un jour à une séance publique de l'Académie des sciences, de l'Académie d'agriculture, de l'Académie de pharmacie... Regardons autour de nous, et interrogeons-nous : qui, demain, restera ? Pour quel travail ? Quel travaux seront reconnus comme véritablement novateurs ? 

Pour répondre à ce genre de questions, la faveur du public et l'engouement de la presse ne comptent guère, et c'est surtout le travail qui importe. Ainsi, alors que Marcellin Berthelot était un quasi dieu vivant, à son époque, et que Pierre Duhem était relégué à l'université de Bordeaux, l'histoire des sciences chimiques a conservé Duhem et n'a gardé que de pâles échos de Berthelot. Le comité Nobel fait-il mieux ? L'examen de la liste des lauréats du prix Nobel de chimie montre de vraies différences de niveau : tous n'ont pas la stature de Langmuir ! Évidemment, dans la sélection historique, de nombreux facteurs jouent. Un personnage qui n'aurait été que peu connu à son époque ne l'a pas influencée beaucoup, de sorte que son nom est moins connu qu'une des stars du moment. D'ailleurs, nombre de scientifiques éloignés de la France ou de l'Angleterre, aux 17e et 18 e siècles, s'en sont plaint. Par exemple, au fond des pays nordiques, Carl Scheele fut moins reconnu pour sa découverte de l'oxygène que Joseph Priestley, qui était un personnage étonnant, remuant, et donc très largement entouré en Angleterre. Pour cette découverte de l'oxygène, d'ailleurs, on pourrait dire que Priestley a reconnu le dioxygène sans bien comprendre qu'il s'agissait d'un nouvel élément, que Scheele a fait mieux, puisqu'il a fait la découverte avant lui, mais c'est Lavoisier qui a bien identifié un « principe » nouveau, raison pour laquelle il parlait du "principe oxigyne". Bien sûr, le mot "élément" n'était pas prononcé, mais tout allait de pair : le nouveau gaz, le nouvel élément, la réfutation du phlogistique, ce principe qui aurait eu une masse négative et que le feu (considéré comme un élément) aurait donné aux métaux, ce qui aurait expliqué pourquoi les oxydes métalliques pèsent plus que les métaux (la masse de l'oxygène s'ajoute à celle du métal, dirait-on plus justement aujourd'hui). 

Et si Lavoisier fut grand, plus grand que Scheele ou que Priestley, c'est bien parce que, abattant la théorie du phologistique, il mit les sciences chimiques sur leur piste moderne. Il dépassa la découverte d'un simple produit supplémentaire, fondant la chimie moderne, ce que ne firent ni Priesteley ni Scheele. On aurait donc raison de garder les noms de Priestley ou de Scheele, pour la découverte du dioxygè, mais on aura surtout raison de garder celui de Lavoisier. Scheele pouvait justement se plaindre d’être loin, mais il ne vaut pas Lavoisier, qui fit gravir aux sciences chimiques une marche immense. Je continue de poser la question : qui, aujourd'hui, au-delà des éloges contemporains, restera dans l'histoire des sciences ?

samedi 23 mars 2024

Des théories physiques incertaines ?

 
On me montre un livre qui est un dialogue entre deux de nos soi-disant penseurs actuels, deux de ces petits marquis qui surfent sur l'ignorance du public, et qui vendent de la fumée. A la lecture, on trouve un enchaînement de truismes déguisés avec des mots de plus de trois syllabes, comme si cela suffisait à donner de l'ampleur aux choses, dans une confusion de la dénomination et de de la généralisation, de l'abstraction. 

Que l'on ne se méprenne pas, toutefois : ici, je ne veux pas être négatif ou critique, car cela ne sert à rien. En revanche, je veux expliquer pourquoi une des phrases énoncées dans le livre était fautive. Me contredirais-je en annonçant que je ne veux pas être négatif et en combattant une erreur ? Non : quand on m'a montré le livre et que je suis tombé sur la phrase en question, en ouvrant le livre au hasard, j'ai expliqué à mon entourage pourquoi la phrase fautive... et je n'ai pas été facilement compris. La phrase fautive, et l'analyse que je fais ici, ne sont donc qu'un support à des explications essentielles sur le fonctionnement des sciences de la nature. Et cela est très positif ! 

La phrase en question ? C'est "les théories physiques sont incertaines". Pourquoi cette déclaration est-elle fausse ? Parce que les théories physiques sont très certaines, au contraire. En revanche, elles ne décrivent pas bien la "réalité", les "phénomènes", et elles ne le feront jamais, quel que soit le degré de raffinement auquel on les portera. 

Expliquons donc, en prenant un exemple historique que j'invente (à peine) pour les besoins de la démonstration. Considérons le physicien allemand Georg Ohm (1789-1854), qui proposa que, dans un fil métallique, la différence de potentiel électrique soit proportionnelle à l'intensité du courant. Cela correspond à une "équation" très simple, à savoir que U, la différence de potentiel, est égale au produit de I, l'intensité du courant électrique, par R, la résistance du fil électrique utilisé. Et ce qui est merveilleux, c'est que cette relation vaut pour toutes les intensités et toutes les différences de potentiel. Par exemple, si le fil électrique choisi se trouve avoir une résistance électrique de 3,54 ohms, alors on n'a pas besoin de faire des mesures pour savoir qu'une intensité de 2 ampères est obtenue pour une différence de potentiel de 7,08 volts (7,08 = 2 ×3.54), par exemple. L'équation U = R I est ce que l'on nomme une "loi physique" ; elle est très "certaine", absolument certaine même (il n'y a pas de flou, dans cette équation), et les "théories physiques" sont précisément de telles lois, groupées en plus ou moins grand nombre. 

A la limite, une théorie peut se réduire à une loi, quand l'état des sciences physiques n'est pas avancé, comme cela était le cas du temps d'Ohm. Pour autant, bien que les lois physiques, les théories physiques soient certaines, elles ne sont pas "justes", au sens de bien décrire les phénomènes : pour des courants électriques très intenses, le fil métallique fond, de sorte que la loi ne s'applique pas. Même pour des courants électriques modérés, la loi ne décrit pas parfaitement les phénomènes... parce qu'aucune théorie physique n'a la prétention de décrire parfaitement les phénomènes. Si l'on regarde "à la loupe", c'est-à-dire avec un degré de finesse très grand, alors on voit que la loi ne décrit pas parfaitement la réalité. 

Bref, la question n'est pas celle de la certitude ou de l'incertitude, mais celle de l'adéquation au réel, de la précision avec laquelle la loi décrit les phénomènes. Cette différence est-elle de détail ? Non, bien sûr ! Si l'on se met à dire n'importe quoi, par utiliser n'importe quel mot, on finira par confondre les chats et les chiens, les tournevis et les marteaux... Dire que la différence de potentiel électrique est égale au produit de l'intensité par la résistance (ce qui est la loi d'Ohm), ce n'est pas la même chose que de dire que l'intensité est égale au produit de la résistance par la différence de potentiel (ce qui est faux, dans le cadre théorique). Bref, à confondre les mots, on finit par dire n'importe quoi... raison pour laquelle je propose de ne bien juger que les textes dont la langue est précise ! 

Ayant ainsi expliqué que les théories physiques sont certaines, même si elles ne décrivent pas parfaitement les phénomènes, je peux devenir encore plus positif, en profitant de l'occasion pour insister sur la nature merveilleusement positive des sciences de la nature. Il ne s'agit pas d'être désespéré que les théories physiques ne soient pas parfaitement en adéquation avec les phénomènes, mais il faut être émerveillé de voir que le mouvement de recherche d'une meilleure adéquation s'accompagne parfois de changements complets de théorie. 

Par exemple, l'addition des vitesses (quand on lance une balle, dans un train, la vitesse de la balle par rapport au sol serait égale à la somme de la vitesse du train, plus la vitesse de la balle par rapport au train) correspondait à une idée, à une théorie, mais la théorie de la relativité a affiné la description du phénomène, en utilisant des idées théoriques différentes. Là, il y a quelque chose de merveilleux, à voir le remplacement d'un cadre théorique par un autre cadre... et cela doit nous guider dans nos explorations scientifiques !

À propos des "sucs végétaux"

Le monde de la cuisine est malheureusement souvent périmé du point de vue théorique. AInsi hier, par exemple, j'ai entendu parler des cuisiniers parler de sucs végétaux. 

Des sucs végétaux, ai-je interrogé mon interlocuteur en lui demandant ce dont il s'agissait ? La réponse était si hésitante que j'ai mis fin à mon questionnement afin de ne pas blesser ce professionnel qui avait sans doute des qualités techniques ou artistiques supérieures à ses qualités théoriques. 

 

Mais,  au fond,  qu'est-ce que ce suc végétal dont les livres de cuisine parlent souvent ? 


Il se trouve que dans la même journée, un étudiant en sciences et technologie de l'aliment m'a ressorti ce suc végétal et que, cette fois, j'ai eu la possibilité d'investiguer davantage (puisque c'était une soutenance, donc un exercice où nous devions creuser pour examiner l'étendue des connaissances). 

Et c'est ainsi que j'ai compris que l'étudiant avait utilisé un document publié il y a 50 une cinquantaine d'années, et que ce fameux suc végétal n'avait alors pas de sens. En l'occurrence, dans le cas de l'étudiant, il aurait dû parler de sèce brune.

Reprenons les choses au début on considérant par exemple la plante nommée carotte, en latin Daucus carrota L.  Et commençons par dire que cette dénomination binomiale est la seule qui vaille internationalement, car il y a des plantes différentes à côté de la carotte domestique : la carotte sauvage, et d'autres. On évitera notamment de confondre la carotte avec des Apiacés comme la cigüe ! 

Bref, ayant donc devant les yeux une carotte cultivée (Daucus carota ssp sativus) avec sa racine, qui est ce que nous consommons,  sa tige et ses feuilles. La racine a notamment pour fonction de puiser dans le sol de l'eau et des ions minéraux variés tels que sodium, calcium, potassium, et cetera. La sève brute monte vers les feuilles par des canaux nommés xylème :  il s'agit essentiellement d'une aspiration, car l'eau de cette sève est évaporée par les feuilles, ce qui tire de l'eau des racines. 

Ce faisant, quand l'eau chargée d'ion minéraux atteint les feuilles,  l'énergie lumineuse, ainsi que le dioxyde de carbone capté dans l'air, permettent la photosynthèse, c'est-à-dire la synthèse moléculaire de différents composés organiques utiles à la plante, tels que des saccharides et des acides aminés. 

Pour les saccharides les principaux sont le D-glucose, le D-fructose et le saccharose. Les composés organiques synthétisés par la photosynthèse sont alors redescendus dans la plante par d'autres canaux nommés phloème et distribués dans toute la plante, notamment la racine, où les molécules de réserve sont stockées. Par exemple, les saccharides restent soit sous forme libre, soit sont assemblés en molécules non lessivables, telles les amlyloses et les amylopectine qui forment  les grains d'amidon. Ils forment aussi des molécules de cellulose, ou d'amylopectine. 

Les sucs végétaux finalement ? Pour ce qui concerne les liquides des plantes, il y a donc la sève brute, d'un côté, la sève élaborée, de l'autre et l'eau abondante dans le cytoplasme des cellules, c'est-à-dire leur intérieur. Évidemment, quand on broie un tissu yeux végétal on récupère de l'eau, et, d'ailleurs,  certains cuisiniers la nomment "eau de végétation" sans qu'on sache très bien ce dont il s'agit. 

 A ce stade, je m'aperçois que je n'ai pas consulté le Glossaire des métiers du goût, pour m'assurer qu'il donne des informations fiables, sourcées, et je trouve ceci, qui vient du CNRTL : 

1. Liquide organique qui imprègne certains tissus végétaux ou animaux.
2. Produit nourricier spécifique sécrété par les tissus de certaines espèces végétales.
3. Substance organique contenue dans la chair de certaines viandes, en particulier les viandes rouges.
4. Jus comestible contenu en abondance dans certains fruits ou certaines plantes et que l'on recueille facilement, soit par simple pression (fruits), soit en pratiquant une entaille (arbres ou fruit de l'arbre).

Un "liquide organique", ce n'est guère clair ! Une solution aqueuse contenant des composés organiques dissous dans l'eau serait mieux... mais les ions minéraux, alors ? 

Un "produit nourricier spécifique" ? Voici qui n'est guère mieux. 

Pour la viande, c'est hors sujet. 

Pour le "jus comestible", pourquoi pas, mais c'est bien imprécis. 

Je vais donc rapidement corriger tout cela.

jeudi 21 mars 2024

Les évidences... a posteriori

 
Une évidence, c'est une évidence : quelque chose qui saute à l'esprit, que l'on comprend immédiatement. 

De ce fait, une évidence {a posteriori } semble être un oxymore, une sorte de contradiction. Pourtant ces évidences{ a posteriori} existent bel et bien, comme on va le voir. 

 

Le premier exemple que j'ai rencontré est celui de la cuisine note à note, cette cuisine faite de composés, au lieu que les ingrédients des mets soient les classiques fruits, légumes, viandes, poissons, oeufs... Quand j'ai pensé cette cuisine pour la première fois, en 1994, je me suis fait peur à moi-même, alors que je suis physico-chimiste depuis l'âge de six ans, époque à laquelle je faisais déjà des "limonades chimiques" à partir d'acide citrique et de bicarbonate de sodium. Oui, quand j'ai osé envisager cette cuisine pour la première fois, je me considérais comme un provocateur quasi insensé. J'avais le très clair sentiment d'exagérer, et, d'ailleurs, j'exagérais, puisque j'ai reçu des lettres d'injures, d'une part, et puisque je me suis senti obligé de retirer cette proposition à l'aube de l'an 2000, quand le public craignait un grand bug.
Pourtant, 20 ans plus tard, la proposition me paraît absolument évidente, et je ne comprends même plus mes réticences d'alors, tant l'idée de construire des plats avec des composés me semble maintenant naturelle. Non seulement naturelle, mais indispensable du point de vue technique, social, économique, nutritionnel, etc. L'idée était évidente... mais seulement {a posteriori} ! 

Récemment j'ai retrouvé un autre cas, à propos de tests statistiques que j'expliquais à de jeunes amis. J'avais écrit un cours où j'expliquais un test. Mon explication me semblait parfaitement claire, mais l'expérience m'a montré que mes amis avaient du mal. Pour moi, la clarté était absolue, parce que tous les mots nécessaires étaient présents ; toutes les définitions étaient données, dans le bon ordre, avec des enchaînements parfaitement logiques. Pourtant mes jeunes amis ne s'y retrouvaient plus dans la série d'informations qui était donnée, et telle information élémentaire figurant en début de document échappait à leur souvenir quand ils arrivaient en fin de texte. Tout était pourtant évident, clair, logique, et quand je leur ai montré la phrase qui leur manquait (et qui, je le répète, était pourtant présente en début de document), alors tout s'est éclairé pour eux. L'information était présente ; il n'y avait pas de difficulté intellectuelle dans l'enchaînement logique des étapes, et il leur manquait seulement d'embrasser la totalité des explications, ou, au moins, de rapprocher les explications du début des explications de la fin. Une fois ce rapprochement fait, mes amis ont convenu que la question était évidente, et ils n'ont plus vu les difficultés. 

Là encore, il y avait une évidence a posteriori. Les évidences a posteriori sont des objets intellectuels fascinants, et je ne peux m'empêcher de penser que leur analyse conduirait à des progrès pédagogiques importants. C'est pourquoi j'invite tous mes collègues, et aussi tous les étudiants, à se pencher sur cette question afin que, collectivement, nous parvenions à identifier les circonstances où des explications particulières doivent être données, à imaginer des modes de présentation où d'explication qui éviteraient les évidences {a posteriori} et les remettraient à leur place : {a priori } !

mercredi 20 mars 2024

Suis-je exagérément rigoureux quand je réclame que les résultats de mesures soient assortis d'une estimation de l'incertitude avec lesquelles les mesures sont déterminées ?


Dans un billet précédent, j'ai considéré la question des résultats de mesure, de l'incertitude avec laquelle ces résultats sont déterminés, et de la raison pour laquelle on ne peut donner de résultats de mesure qu'assortis d'une estimation de cette incertitude. 

Ici, je veux discuter une question différente, à savoir si ma réaction personnelle -de colère- est justifiée quand on me présente des résultats de mesure sans estimation de l'incertitude (je dis les choses en abrégeant un peu les formulations justes, parce que l'énoncé parfait serait encombrant) ? 

D'abord les faits : quand un étudiant, un livre, une brochure, un document, un interlocuteur, un article me tendent un résultat de mesure sans l'assortir d'une estimation de l'incertitude, je hurle... et je vois souvent que mes interlocuteurs jugent cette réaction excessive. Je me suis interrogé sur ma réaction : pourquoi se mettre en colère ? Après tout, il n'y a pas mort d'homme... 

Considérons un exemple. On me propose une valeur de 46. Quand les règles de bonne pratique scientifique sont utilisées, le chiffre 6 est "significatif", ce qui signifie qu'il porte en lui une estimation de l'incertitude. Toutefois, une personne qui afficherait ce chiffre alors que la valeur n'est connue qu'à 10 près nous tromperait.
Autre exemple courant : un appareil de mesure donne une valeur de 78,633324. Si je sais que trois répétitions de la même mesure ne peuvent donner que des valeurs comme 78, 81, 79, alors je vois que l'affichage de toutes les décimales est indu. 

Dans les deux cas, quelle est la faute ? C'est soit de l'ignorance, soit de la négligence, soit de la malhonnêteté. L'ignorance est le cas le plus courant, et elle est excusable : nous sommes tous l'ignorant d'un autre, plus savant que nous, et pourvu que nous cherchions à nous améliorer, rien n'est grave, et mon sursaut n'a pas de raison d'être. Toutefois, bien souvent, l'ignorance va de pair avec la négligence, et cela me semble bien plus grave. On voit une valeur sur un cadran, et on reporte la valeur sans s'interroger. Ce n'est pas de l'ignorance, mais de la paresse, ou, disais-je, de la négligence, ce qui est une façon de mépriser ses interlocuteurs. Tout comme l'est une copie un peu cochon d'un étudiant. 

En réalité, quand on analyse bien la chose, il s'agit de dire à son interlocuteur qu'on ne l'aime pas, ou, en tout cas, pas assez pour faire mieux que le résultat médiocre qu'on lui propose. Là, le sursaut devient légitime. Enfin, il y a la malhonnêteté, et, pour expliquer ce point, je propos de considérer cette brochure technico-commerciale d'un fabricant d'appareil scientifique, qui donne un exemple de mesure avec des chiffres qui ne sont pas significatifs : c'est trompeur, car l'appareil ne peut pas afficher la précision qui est donnée. Trompeur, malhonnête... De quoi me faire sursauter. Bref, je crois que cette analyse me donne raison de sursauter, quand je vois un résultat de mesure sans affichage de l'incertitude avec laquelle cette mesure est connue !

Un séminaire dans quelques instants

Ce n'est pas la première fois que nous allons étudier les génoises au cours d'un séminaire de gastronomie moléculaire :  nous avions déjà testé l'idée selon laquelle il faudrait chauffer l'appareil à 55 degrés ou à 60 degrés pour obtenir des génoises bien faites. 

Cela avait été fait par des professionnels, en public, dans des conditions rigoureuses, et nous avions expérimentalement observé qu'il n'y a pas de différence entre un appareil à génoise chauffé ou non.
Pourtant, les deux génoises (ou plus exactement les deux paires de génoises) avaient été  faites à partir d'une même préparation divisée,  travaillée par un professionnel de pâtisserie et, mieux, par l'un des meilleurs enseignants d'une des meilleures écoles culinaires françaises. 

 

Je répète qu'il y a lieu de se méfier de ce que l'on nous dit quand cela n'a pas été testé expérimentalement de façon rigoureuse, quand on a pas de référence précise sur ce qui est proposé. 

 

Aujourd'hui, dans le séminaire qui commence bientôt, la question est différente : il s'agit de savoir si des génoises avec farine et maïzena sont ou non différentes de génoises avec farine seule. 

Dans d'autres circonstances, nous avons eu l'occasion de voir que l'usage de farine de type 45 ou 55 avait peu d'influence (pas sur la confection du pain en revanche !). 

Contrairement aux marchands de maïzena, je n'ai pas d'action dans cette affaire et l'expérimentation sera donc parfaitement impartiale : la seule chose qui compte pour moi c'est l'avancement de la cuisine, avec l'idée que des techniques saines peuvent être la base assurée de travaux artistiques,  alors que, au contraire, de mauvaises techniques ne permettront pas aux artistes de s'exprimer pleinement. 

Personnellement, donc, une seule chose compte, à savoir le résultat de la comparaison que nous allons faire, entre une génoise qui ne contiendra que de la farine (en plus des œufs, du beurre et du sucre bien sûr), une génoise qui sera faite d'un mélange de farine et de maïzena, ou génoise qui ne contiendra que de la maïzena. 

Il faudra produire plusieurs échantillons de chaque lot pour avoir une idée de la variabilité, car en sciences, on sait bien qu'une comparaison n'est possible qu'avec cette indication. 

Je m'explique à ce propos  :  supposons que l'on observe une différence entre deux échantillons de deux lots différents. Peut-on conclure qu'il existe une différence entre les lots ? Non, on peut seulement conclure qu'il existe une différence entre les échantillons.
En revanche, si l'on voit que la variabilité dans un lot est plus faible que l'écart entre deux échantillons de lots différents, alors il est probable que la différence entre les lots existe. Et cela se calcule.
En revanche, imaginons que la variabilité soit grande et la différence observée petite, alors on comprend bien que la différence observée pour un groupe  d'échantillons  peut très bien relever simplement de la variabilité naturelle.

 

L'expérience tranchera !