Je viens de m'apercevoir que mes billets discutent souvent des questions épistémologiques ou d'analyses culinaires. Pourquoi si peu de science, alors que ma passion pour la recherche scientifique est « primordiale », fondatrice ?
Autrement dit, pourquoi n'y a-t-il pas, dans ces billets, la présentation de résultats personnels ? Pourquoi si peu de « vulgarisation » ? Bien sûr, il y a ce fait que, essayant de faire de la bonne recherche scientifique, je m'interroge pesamment sur mes pratiques en vue de les améliorer : on ne fonde pas la production de connaissances nouvelles sur des données douteuses. Toutefois il n'en reste pas moins que le Groupe AgroParisTech-INRA de gastronomie moléculaire obtient de nombreux résultats scientifiques, que nous publions dans des revues professionnelles, et que j'ai très peu présentés ces résultats dans ces pages.
Autre raison : je suis toujours bien plus intéressé par les problèmes posés, les questions dont nous n'avons pas la réponse, que par les solutions que nous avons trouvées, sauf si ces dernières sont en plein cours de l'activité.
Certes, lors de mes conférences, je suis bien « obligé » de présenter les résultats, ce que je fais d'ailleurs d'une manière très idiosyncratique, sans faire état des innombrables particularités expérimentales auxquelles je tiens pourtant absolument et qui, seules, permettent d'obtenir des résultats de qualité. Comme le dit un ami, « donnée mal acquise ne profite à personne », de sorte qu'il est essentiel de bien « serrer les boulons », c'est-à-dire nous assurer que nos expérience sont faites aussi bien que possible, validées, contrôlées, vérifiées... très longuement.
Cela explique notamment que notre groupe publie si peu : avant de nous taper sur la poitrine avec fierté (prétention?), je préfère multiplier les angles d'études, ruminer les quelques résultats obtenus, les confronter à d'autres, valider les résultats, etc. Je ne dis pas que nous sommes exemplaires, mais il est exact que nous faisons de notre mieux.
Tout cela étant dit, un ami m'a demandé d'expliquer au moins un résultat récent, et je profite d'une publication récente dont je n'ai pas honte pour répondre à sa sollicitation.
Dans ce travail, il s'agissait d'explorer les performances d'une méthode analytique que j'ai inventée il y a quelques années et que j'ai nommée spectroscopie de résonance nucléaire quantitative in situ.
Ouf ! C'est bien long, et il faut expliquer ce dont il s'agit. Commençons par la « spectroscopie de résonance de résonance magnétique nucléaire ». Spectroscopie : cela signifie que nous produisons des « spectres », c'est-à-dire des groupes de signaux que nous devons apprendre à déchiffrer. Résonance : pensons à une balançoire sur laquelle se trouve un enfant que l'on pousse. Si nous poussons par petites poussées très fréquentes, la balançoire n'ira pas loin. Si nous poussons par petites poussées trop espacées dans le temps, là non plus la balançoire ne se balancera guère. En revanche, si nous poussons au bon moment, c'est-à-dire exactement quand la balançoire est entièrement revenue vers nous et qu'elle commence à repartir vers l'avant, alors nous aurons un mouvement qui s'amplifiera, s'amplifiera… C'est cela, la « résonance ». Magnétique ? Cela signifie que l'on ne pousse pas mécaniquement, mais avec un champ magnétique. Nucléaire ? Là, il faut signaler que, contrairement à ce qu'un public apeuré pourrait croire, il n'y a pas de matériaux radioactifs dans cette affaire, car le mot « nucléaire » signifie seulement « relatif au noyau », sous entendu au noyau des atomes.
Finalement la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire est une méthode d'étude de la matière que je trouve éblouissante, car elle est très élégante : en substance, on plonge un échantillon dans un fort champ magnétique, puis on applique un second champ magnétique perpendiculaire au premier ; on le supprime et l'on enregistre, par un effet analogue à celui qui allume les lampes d'un vélo équipé d'une dynamo, le retour à l'équilibre (magnétique) des noyaux d'atomes figurant dans les molécules qui constituent l'échantillon.
Soyons pratiques : on place un tube contenant de l'eau dans un aimant. L'eau, c'est un ensemble d'objets tous identiques (pardon pour ceux qui savent, mais il y a les autres : nos amis qui ont besoin d'explications), et que l'on a décidé de nommer des molécules. Pour un composé particulier (l'eau, ou bien l'éthanol, ou encore le saccharose, ou la glycérine, etc.), toutes les molécules sont identiques. Et, pour l'eau, les molécules d'eau sont toutes faites d'un atome d'oxygène qui est lié, de part et d'autre, à deux atomes d'hydrogène. Chaque atome est fait d'une partie « centrale », que l'on nomme le noyau, et d'une partie « périphérique », avec des électrons. Il se trouve que les noyaux des atomes d'hydrogène se comportent comme de petits aimants qui s'alignent soit dans le même sens que le champ magnétique dû à l'aimant, soit dans le sens opposé. Là, tout va bien : le système est à l'équilibre. Enroulons maintenant un fil électrique (par exemple un fil de fer, ou de cuivre, par exemple) en une bobine (comme une bobine de fil de couturière), et plaçons cette bobine perpendiculairement à l'aimant. Faisons circuler un courant électrique dans la bobine : cela produit un champ magnétique perpendiculaire au premier. Ce champ magnétique agit sur les aimantation des noyaux des atomes d'hydrogène, et les « bascule ». Puis, quand on cesse de faire passer du courant électrique dans la bobine, l'aimantation des noyaux d'atomes d'hydrogène revient à l'équilibre à une certaines vitesse. Lors de ce retour, un courant électrique apparaît dans la bobine (rappelons-nous l'histoire de la dynamo de vélo), et c'est ce courant électrique que l'on enregistre. Or les noyaux d'atomes ne reviennent pas tous à l'équilibre à la même vitesse, si l'on peut dire, de sorte que le courant électrique qui est enregistré laisse apparaître des comportements différents. Pas pour les molécules d'eau, mais pour d'autres molécules où les atomes d'hydrogène sont liés de façon différente à d'autres atomes de la molécule, souvent des atomes de carbone ou d'oxygène. Par exemple, si l'on a mis dans le tube non pas de l'eau mais de l'éthanol, alors on peut distinguer des atomes d'hydrogène de différentes sortes : les molécules d'éthanol sont toutes faites de deux atomes de carbone liés entre eux ; le premier est attaché, également, à trois atomes d'hydrogène, tandis que le second est attaché à deux d'hydrogène et à un atome d'oxygène qui, lui, est également attaché à un atome d'hydrogène.
On voit ainsi des atomes d'hydrogène de trois « sortes », ou, plus justement, des atomes d'hydrogène qui sont dans trois environnements atomiques différents.
Et c'est ainsi que les « spectres » que l'on enregistre laissent apparaître des signaux électriques de trois sortes, de sorte que, par cette méthode, on « voit » les atomes d'hydrogène dans les molécules de l'échantillon ! Oui, il suffit de deux champs électriques et d'un peu d'intelligence pour « voir atomes ». Extraordinaire, non ?
Ajoutons, pour terminer, que l'on peut faire de même avec les atomes de carbone, de fluor, etc. L'analyse par spectroscopie de résonance magnétique nucléaire (on dit « RMN », en abrégé) est une technique déjà classique, et il existe différentes sortes d'appareils. Certains analysent les liquides, d'autre les solides, par exemple.
Dans notre laboratoire nous avons utilisé un appareil de RMN dédié aux liquides pour analyser... tout d'abord des haricots verts. Les haricots verts, alors qu'ils sont solides ? Mon idées, il y a plusieurs années, était de penser que les haricots sont solides, certes, mais plein de liquide. Oui, les haricots, mais aussi les carottes, les navets, les fruits, les légumes, les viandes, les poissons… sont solides en apparence, mais ils sont liquides, à l'échelle microscopique. Ou, plus exactement, ce sont des « gels », puisqu'ils sont majoritairement composés de liquide, piégé dans une « matrice » solide. Et c'est pour cette raison que j'ai proposé d'appliquer la RMN des liquides aux haricots verts entiers, ou aux autres aliments. Au lieu faire ce qui était classiquement fait, c'est-à-dire broyer les haricots vert, filtrer le liquide et l'analyser par RMN des liquides, j'ai proposé de mettre directement les haricots dans les tubes d'analyse et d'appliquer les mêmes procédures que pour l'analyse de liquides. Il a été très simple, une fois la difficulté intellectuelle passée, de montrer que cette méthode d'analyse « in situ » permet d'analyser le contenu liquide des carottes, oignons, etc.
Nous en étions là quand j'ai voulu savoir les performances de cette nouvelle méthode d'analyse in situ. Avec une jeune collègue remarquable, Elsa Bauchard, nous avons appliqué la méthode à des carottes : elle a découpé dans des carottes des échantillons très petits (quelques centimètres de long, une section d'environ un millimètre carré) et nous avons analysé ces échantillons par RMN in situ quantitative.
Première observation : la méthode est très répétable, et très précise : sur ces échantillons minuscules, nous parvenons parfaitement à doser les sucres qui sont présents dans les carottes, ou les acides aminés, par exemple. Les sucres ? Les végétaux contiennent tous du glucose, du fructose, et du saccharose, ou sucre de table. Les acides aminés ? Ce sont les constituants des protéines qui font une large partie des viandes, par exemple. Évidemment, dans notre laboratoire, puisque nous faisons de la recherche scientifiques, les adjectifs et adverbes sont interdits, de sorte que, dans nos travaux scientifiques, nous n'avons pas utilisé les termes « précis » ou « répétable » : nous avons quantifié cette précision, cette répétabilité, et c'est cela que nous avons récemment publié.
Bref, notre méthode est très bonne, et en tout cas bien meilleure que les méthodes précédentes. Toutefois, ce qui est mieux, c'est que, quand on découpe les morceaux de carottes dans les parties différentes de la carotte, dans la partie supérieure ou dans la partie inférieure, vers le cœur ou vers la périphérie, on peut doser les sucres dans les différentes parties, et observer les variations de la concentration en ces divers sucres dans la carotte. Quand je dis « sucre » je dois ajouter immédiatement que tous les composés organiques en solution dans le tissu végétal sont analysables, à condition d'être en quantité suffisante. Mais il y a déjà beaucoup d'information à analyser, et donc beaucoup de découvertes à faire. Je ne poursuivrai sans doute pas les études de cette méthode pendant des décennies, mais elle est maintenant raisonnablement au point, et nous pouvons l'utiliser pour des analyses intéressantes de tissus variés.
Terminons en discutant la question de la science et de ses relations avec la technologie. L'amélioration d'une technique est une question technologique. Cela étant, dans notre cas, nous avons appliqué la nouvelle méthode à une question de connaissance pure : à savoir la répartition des sucres dans une racine de carotte. C'était là un travail scientifique. Je ne cherche pas à tout prix à imposer à mes amis des étiquettes, mais je crois qu'il est plus juste de reconnaître honnêtement la nature des choses. Notre idée initiale était-elle technologique ou scientifique ? Elle était certainement technologique, mais ma passion pour les sciences a automatiquement détourné ce travail vers la science : nous savons maintenant comment les sucres se répartissent dans une carotte. Et nous pouvons passer à la question suivante !