J'avais annoncé que je parlerais ici de gastronomie moléculaire. Mais c'est quoi ?
La gastronomie moléculaire n'est pas toute la science des aliments, et elle n'est pas non plus une technologie des aliments. C'est une discipline scientifique, au sens des sciences de la nature, avec un objet très spécifique, raison pour laquelle cette discipline a été introduite sous un nom spécifique (cela ne m'amuse guère de produire des mots creux!) : il s'agit d'explorer les phénomènes qui surviennent lors des transformations « culinaires », celles qui font passer des ingrédients aux aliments.
Aux aliments, ou aux mets ? Hier encore, discutant avec des collègues, j'ai vu combien le mot « aliment » est source d'incertitude, et comment ces hésitations rejaillissent sur la définition de la gastronomie moléculaire.
En réalité, l’ambiguïté tient au deux mots : « science » et « aliment ». Pour le mot « science », j'en ai tant parlé ici que je propose de ne pas me répéter aujourd'hui, et de renvoyer vers d'autres billets. Pour le mot aliment, ce qui est terrible, c'est qu'il n'est pas utilisable sans précaution, en raison des sens fautifs que tous y mettent. En français, l'aliment, c'est ce que l'on mange.
Et cela a des conséquences, notamment le fait que les tissus végétaux ou animaux produits par l'agriculture ou l'élevage sont rarement des aliments : de ce fait, on ne mange pas des carottes crues, mais des carottes en salade, qui ont déjà été transformées par la découpe et l'immersion dans la sauce. On ne mange pas de poulet, mais du poulet rôti, ou sauté...
En réalité, donc, l'aliment est véritablement le mets.
Pourtant, les scientifiques et les technologues qui s’intéressent à l'aliment n'ont pas souvent cette idée juste, et je suis souvent obligé, pour me faire comprendre, d'utiliser le mots « mets » plutôt que le mot juste, qui est « aliment ».
Souvent, il faut que je dise que la gastronomie moléculaire est la science qui explore les phénomènes qui surviennent lors de la préparation des mets. Cela n'est pas très grave, et je parviens à m'adapter, mais mon purisme terminologique est heurté.
Cela étant dit, revenons à la définition : la gastronomie moléculaire est la science qui explore les phénomènes qui surviennent lors de la préparation des mets.
Une deuxième question se pose : où commence et où finit la gastronomie moléculaire, dans la chaîne qui s'étend de l'exploration des ingrédients jusqu'à l'exploration de l'acte de digérer et de métaboliser ? Par exemple, il y a plusieurs années, nous avions fait des expériences pour savoir si le sel posé sur une tache de vin, sur une nappe en coton, permettait de mieux détacher cette tache. Est-ce une exploration de gastronomie moléculaire ?
Ce qui est clair, c'est que ce type d'explorations n'a guère été considéré, par le passé, et que c'est bien dommage, car il y a des phénomènes intéressants à explorer ; en outre, on voit ici une relation évidente entre la préparation des mets et leur consommation, de sorte que l'on est tenté d'étendre le champ de la gastronomie moléculaire jusqu'à la consommation des mets. En revanche, il y a alors le risque de trop étendre le champ, et de déborder, ce qui nuirait à la clarté du propos. On affaiblirait la définition que l'on veut claire.
Supposons que nous en restions donc à une définition stricte de la préparation des mets. Une analyse déjà ancienne a déjà montré que l'activité culinaire – et, là, nous sommes au centre du champ disciplinaire- a trois composantes technique, artistique, sociale. Je ne ré-explique pas cette analyse (voir le livre La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique, Editions O. Jacob), mais je propose d'en examiner les conséquences.
Pour la composante technique, pas de souci particulier. Pour la composante artistique ou sociale, là s'introduit la difficulté, car l'art s'adresse au spectateur, et le social est par définition la relation entre individus, ici le cuisinier et le mangeur, de sorte que la question de la consommation revient sur le tapis. Il faudra donc être prudent dans les explorations de ces deux dernières composantes.
Pour l'instant, la gastronomie moléculaire s'est focalisée sur de la chimie physique des transformations culinaires, ou plutôt sur les phénomènes qui surviennent lors de ces transformations. Peu de difficultés, mais il serait prudent, lors de discussions un peu stratégiques, d'en rester là... mais comment éviter d'être remuant quand on est passionné ?