vendredi 4 janvier 2019

Répondre "scientifiquement" ?

Ce matin, un message amical que voici, et qui méritera de longs développements. Pour rester lisible, je vais faire modulaire. Mais voici le message.

Je me permet de vous contacter, car je pense que vous faîtes partie des rares personnes être capable de me répondre objectivement, donc scientifiquement. J'ai deux questions qui me taraude :
1 - Pourquoi "faut-il" (ou pas) mettre des bouchons en liège dans l'eau lors de la cuisson de mon poulpe ?
J'ai testé avec et sans, et clairement je n'y ai objectivement trouvé aucune différence de résultat, alors vous allez me répondre que j'ai déjà la réponse... mais il y a peut être une raison scientifique qui permet de comprendre pourquoi ces satanés bouchon de liège ? Les "anciennes" de ma famille me répondent "Oui tu dois mettre des bouchons on à toujours fait comme ça"... mais personne pour me dire pourquoi... Peut être que vous pourriez m'éclairer sur le sujet ? 
2 - Je vois pas mal de monde commencer le culottage des poêles en acier en faisant bouillir des épluchures de pommes de terre dans la poêle, pour un dépôt d'amidon qui permettrait à l'huile que l'on va mettre dans la poêle de mieux adhérer ou pour une raison que j'ignore, pour un meilleur culottage. J'ai bossé avec des chefs qui ne juraient que par cela, mais toujours incapable de m'expliquer l'action de l'amidon pour le culottage ... "il faut" " c'est comme ça". Bref, j'ai parfois l'impression d'entendre des "légendes urbaines", des gestes que l'on reproduit sans comprendre pourquoi on les fait, parce que tel ou tel chef le fait, peut -être lui même sans le comprendre aussi. Auriez vous un avis sur ce sujet  qui puisse m'éclairer ?


Une réponse "scientifique" ? Donnée scientifiquement ?

Commençons par le tout début, à savoir l'expression "personnes être capable de me répondre objectivement, donc scientifiquement" : elle me plonge dans des réflexions merveilleuses, parce que je m'interroge sur l'objectivité, d'une part, mais aussi sur la réponse "scientifique".
Je rappelle que la science (de la nature) cherche les mécanismes des phénomènes, en mettant en oeuvre une méthode que j'ai décrit tant de fois que je renvoie vers d'autres billets, en me contentant de remettre le schéma de la chose.
D'autre part, je rappelle que je dis souvent qu'il vaut vivre en scientifique (pour les scientifiques) et non pas en tant que scientifique.
Tout cela étant posé, que serait  une réponse "scientifique" ? Je vois finalement la même difficulté que dans l'exemple souvent retenu pour la "faute du partitif" : le cortège présidentiel n'est pas le cortège du président. Et, ici, je pense qu'il serait juste de parler de "réponse donnée par des études scientifiques", ou de "réponse donnée par un scientifique". 
L'objectivité ? Là, cela nous emmènerait trop loin.


La première question

A propos du bouchon de liège dans l'eau de cuisson des poulpes, nous avons fait il y a quelques années un séminaire de gastronomie moléculaire où nous avons comparé le même poulpe (une moitié) cuit avec bouchon et sans bouchon, le même temps et dans les mêmes conditions exactement, et n'avons vu aucune différence.
Le conseil est une "précision culinaire", et mon correspondant trouvera tout cela discuté dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°2 : les précisions culinaires".



Cela dit, l'exploration scientifique de la cuisson des poulpes (il y a nombre de publications) montre que le mécanisme principal proposé pour la cuisson, à savoir la dégradation du collagène, n'a rien à voir avec l'apport de composés par le bouchon, à savoir au maximum un peu de composés phénoliques, qui iraient plutôt durcir qu'attendrit, puisque les "tanins" tannent, précisément. Et chercher pourquoi certains ont dits des choses fausses fait un long chapitre de mon livre ; trop long pour que je le résume ici.


La seconde question

A propos du culottage des poêles, je ne connaissais pas cette "précision" culinaire qui consiste à bouillir des épluchures de pomme de terre, et j'en étais resté à la pratique de "brûler" la poêle, à savoir la faire chauffer très fort à la première utilisation, et cela afin -dit-on- d'éviter que les omelettes n'attachent. Là, je n'ai fait aucune étude, de sorte que je ne peux rien répondre de censé... sauf à dire que les précisions culinaires sont en nombre considérable, puisque j'en mets une par jour environ sur le blog que je tiens à l'Inra. J'ai de la réserve, puisque mon stock en contient 25 000 environ !
Et beaucoup sont fausses... pour les raisons que j'évoque dans mon livre.


En conclusion

Pour de l'enseignement fiable, il y a lieu de nettoyer ces écuries d'Augias. C'est ce que j'ai commencé à faire en  1980... et je suis loin d'avoir terminé, mais beaucoup de mes publications font état de résultats, qui ont d'ailleurs contribué à rénover l'enseignement, au dam de certains enseignants réactionnaires ou paresseux, mais avec l'approbation de tous les bons enseignants, de bonne volonté, soucieux de bien transmettre.

Et ceux-là sont mes amis !

dimanche 30 décembre 2018

Questions de cuisson à basse température

Une question ? Une réponse détaillée. Aujourd'hui, c'est à propos de cuisson à basse température, mais je m'y attendais, car Noël a été pour certains amateurs l'occasion de recevoir ces thermocirculateurs dont j'avais proposé l'usage dès 1980 !
Voici en tout cas la question :

Je fais souvent des cuissons longues de viande à basse température, le jus que je récupère est très goûteux et j'ai plusieurs fois essayé de le faire réduire pour obtenir un jus très corsé, mais dès qu’il bout, il se dissocie et perd toute son homogénéité. Y a-t-il une solution pour le faire réduire en le gardant stable ?

Dans les discussions, soit avec des amis, soit avec moi-même, j'ai fini par savoir me méfier de l'idéalisme, cette tendance platonicienne à croire à une unité  du concept. Et, en matière de cuisson longues à basse températures, tout se rencontre : le porc (attention aux parasites, qui imposent un 82,5 °C), l'agneau (pas certain d'aimer le gigot à 70 °C, car il est parfois un peu cartonneux), le boeuf (collagénique, il libère... de la gélatine), le veau (pas besoin de chauffer trop), le poulet (à 60 °C, il reste d'un rose qui le rend immangeable pour beaucoup), etc.
Donc les cuissons longues, mais lesquelles ?

Ne sachant pas ce que mon interlocuteur a dans l'idée, je propose de considérer les viandes qui ont quelques chances de laisser passer dans le jus des composés qui peuvent composer la sauce.
Commençons par le boeuf, et notamment le boeuf collagénique, puisque c'est surtout pour de telles viandes que j'avais initialement préconisé la cuisson à basse température. Ces viandes (comme les autres, d'ailleurs) sont faites de faisceaux de fibres musculaires. Chaque fibre est entourée d'une matière nommée tissu collagénique, et les fibres sont regroupées entre elles par du tissu collagénique. Pourquoi ce nom de tissu collagénique ? Parce que c'est un fait que cette matière, comme du tissu, est faite de petites fibrilles, en l'occurrence des molécules en triple hélice, qui ont pour nom "collagène". Quand on chauffe, ce tissu se dissocie, et laisse passer dans le liquide environnant de la gélatine, qui n'est autre que du tissu collagénique dégradé. Et c'est cette gélatine qui fait prendre la sauce en gelée quand elle refroidit.
Mais là, je ne vois pas le phénomène signalé par notre ami.

Ce phénomène, je ne l'ai rencontré qu'une fois, pour du veau que j'avais détaillé en dés. Je l'avais cuit à 60 °C pendant deux jours, et il est vrai que le jus  a grumelé quand j'ai fait bouillir pour réduire la sauce.
Qu'à cela ne tienne : dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique, quelles relations ?", j'ai présenté l'idée "d'un petit mal un grand bien", qui m'a fait transformé une sauce grumelée en une sauce claire... servie dans un verre à Cognac.



Mais il y a mille autres façons, à commencer par une clarification, ou un simple coup de mixer. En effet, cette sauce qui grumelle doit sans doute son comportement à des protéines qui ont été libéré, et qui ont ensuite coagulé à la chaleur. Comme pour une crème anglaise qui grumelle parce que les protéines de l'oeuf, au lieu de faire des grumeaux microscopiques, font des grumeaux macroscopiques. Nos grand-mères secouaient les crèmes ainsi grumelées dans une bouteille  ; certains pâtissiers les passent au chinois ; mais le mixer réhomogénéise très bien !

Idéal n'est pas culinaire

Dans la série des questions qui m'arrivent, il y a celle-ci, passionnante :

Quelle est la température idéale pour infuser de la truffe noire dans de la crème ?

D'abord, félicitons notre ami de disposer d'une truffe, parce que c'est quand même vrai que c'est un diamant noir. Bien sûr, il y a truffe et truffe, et celles de Chine sont des fraudes qui n'arrivent pas à la cheville de celles du Périgord, par exemple ; pis, ce sont des consistances avec très peu de goût.
Mais supposons donc que notre ami ait une "belle" truffe, une truffe qui a une odeur de... De quoi, au fait ? J'ai eu la chance, le jour où j'ai reçu le Grand Prix international de la gastronomie, d'être convié à Barcelone dans un lieu féérique où deux immenses tables étaient couvertes de truffes. Nous en avons mangé toute la soirée : crues, cuites, avec des œufs brouillés, comme mouillettes dans des œufs à la coque... au point que nous sentions encore la truffe le lendemain matin ! Mais surtout, ce fut pour moi l'occasion (pendant les longs discours) d'en prendre, une à une, pour les sentir. Et j'ai ainsi constaté que toutes avaient des odeurs différentes : de terre, de moisissures, de champignons, de chocolat, de café... De sorte que je suis en mesure de dire aujourd'hui que l'odeur de LA truffe n'existe pas.

Mais supposons une truffe dont nous voudrions faire passer le goût dans la crème. Là, ce n'est pas seulement l'odeur, due aux composés odorants, mais aussi les composés sapides, les composés à action trigéminale... Ce qui pose la question d'appauvrir la truffe en enrichissant la crème. Car en matière de composés, rien ne se crée et rien ne se perd : tout ce qui passe dans la crème est perdu pour la truffe. Bien sûr, on peut faire l'hypothèse que la truffe est assze riche pour ne pas craindre de perdre un peu, mais quand même : la question doit être posée.

Et nous arrivons maintenant à la question de notre ami. Pour y répondre, je propose de considérer le cas du thé : si l'on met des feuilles dans de l'eau à froid, on extrait certaines molécules, mais si l'on met à chaud, pendant quelques instants, on extrait surtout des composés  odorants ; et si l'on met à très chaud pendant longtemps, on extrait à la fois des composés odorants, des composés sapides, et des composés astringents.
Idem pour le poivre, qui libère son beau piquant frais quand on le met moins de huit minutes dans un liquide bouillant, mais qui devient astringent et un peu amer quand on le laisse séjourner plus longtemps.
Pour la truffe, aucune raison qu'il en soit différemment : à chaque couple (temps, température), on a un résultat différent, même s'il est vrai qu'il y a plus d'extraction à chaud qu'à froid.


L'idéal ?

Et la température idéale ? En matière de goût, j'ai fini par comprendre que cela n'existe pas : le bon des uns est un mauvais pour d'autres, et, de toute façon, le goût change avec les circonstances, l'état de jeune ou de satiété, l'heure de la journée, le climat, la température... Notre idéal est... un idéal, une idée que nous nous faisons et qui n'est pas nécessairement juste. Or j'étais interrogé techniquement, pas sur le plan du beau à manger (le bon, en l'occurrence), où je ne peux faire état que de choix très personnels, très idiosyncratiques.
Je prends l'exemple de ces œufs à basse température, que j 'ai introduits il y a quelques décennies. Naïvement, je les avais introduits sous le nom d'"œuf parfait", par opposition au mauvais oeuf dur. Mais en réalité, les œufs à 64 °C trouvent leur utilité dans certains plats, et les œufs à 68 °C s'imposent dans d'autres circonstances. Pas d'idéal dans l'affaire, même si j'aime beaucoup, dans l'absolu, l’œuf à 67 °C.



Et voilà une longue réponse pour une courte question... mais c'est ainsi que la cuisine est belle, non ?