Pourquoi lit-on un livre ?
Je propose la comparaison suivante : de même l'on accroche aux murs de son appartement des tableaux, qui sont une façon de se parler à soi-même, de s'entretenir d'idées exprimées par les toiles, de même on lit des livres afin de se meubler l'esprit, afin d'y loger des idées.
Cela n'est donc pas anodin, et il faut peut-être dire plus qu'on ne le fait aujourd'hui que le choix de ses lectures est essentiel, non seulement en termes de temps passé, mais aussi en termes d'embellissement de l'esprit : il est vrai que la lecture d'une bande dessinée minable (on voit donc que je fais la distinction entre les différentes bandes dessinées, lesquelles ne sont pas toutes de la même qualité : répétons que, pour la plupart des tâches, tout est une question d'exécution, donc d'individu) empiète sur la lecture de Condillac, par exemple.
Et il est vrai aussi que l'intérêt d'un livre se mesure aussi au nombre d'idées qu'il fait surgir.
Cela étant posé, pourquoi lire Condillac ?
Bien sûr, il s'agit d'un « grand auteur », il s'agit d'un de ces noms qui restent dans l'histoire... mais cela est bien insuffisant, car cela s'apparente à un argument d'autorité, ce genre de choses contre lesquelles je propose de résister.
Alors, pourquoi lire Condillac ? Dans mon cas, je lis Condillac, parce que Lavoisier le citait. A plusieurs reprises, Lavoisier évoque Condillac afin de discuter la relation entre une langue analytique, une langue bien faite, et la pensée, et la chimie. L'idée essentielle de Lavoisier, qu'il attribue à Condillac, c'est que les phénomènes que la science quantitative explore sont manipulés, appréhendés, par des pensées, et que ces pensées correspondent à des mouvements.
Longtemps, j'ai proposé de prendre cette idée à la lettre, concluant qu'il fallait une langue précise pour faire de la bonne science. Toutefois, Einstein et Poincaré, notamment, discutant l'origine des idées qu'ils avaient eues, ont tous deux dit qu'ils avaient des idées sans les mots, et que c'était donc un de leurs efforts que d'aller chercher des mots pour exprimer des idées qui étaient en eux. On ne peut évidemment balayer d'un revers de la main de telles déclarations !
La conclusion de cette affaire, c'est qu'il faut aller y voir de plus près... et, donc, lire Condillac.
Aujourd'hui, je ne dirais plus les choses comme je les disais, mais je continue à soutenir, évidemment, que la langue que nous utilisons doit être d'une très grande précision.
Dans la méthode scientifique, le calcul se déroule, mais, finalement, il y aura quand même son expression en langage naturel, l'affichage au monde, et à soi-même, des mécanismes des phénomènes que l'on aura explorés.
Là, on retrouve Michael Faraday, qui introduisit des mots pour désigner des concepts nouveaux, par exemple « lignes de champ magnétique ». Ces mots s'ajoutent à ceux qui ont été introduits pour désigner des objets nouveaux : électrode, anode, cathode, ion... Des exemples récents ? Je vous invite à lire cet article merveilleux de Jean-Marie Lehn, paru en 2005, sur les dynamères. Le mot « dynamère » désigne des objets qui étaient dans les esprits, mais qui n' « existaient » pas véritablement tant qu'ils n'avaient pas été nommés, et c'est un des mérites de cet article (un parmi bien d'autres) d'avoir introduit un mot que nous utilisons maintenant pour désigner des objets, pour échanger à leur propos, facilement
La question des mots en science est passionnante, parce qu'il y a toujours l'hésitation entre l'introduction de mots creux de mots « pleins ».
Un mot creux est un mot inutile, redondant, un mot qui n'aide pas la pensée. Un mot plein, c'est un mot qui conduit à bien identifier des objets, à les faire apparaître comme nouveaux du simple fait qu'ils ont été nommés. Des polymères dynamiques, ce n'est pas nouveau, au fond, mais des « dynamères », c'est-à-dire la même chose, cela devient une catégorie d'objets très clairement perçus, et sur laquelle nous pouvons travailler.
Condillac ? Il fut important au siècle des Lumières par son analyse de la pensée, du langage, et c'était un philosophe qui séduisit bien des scientifiques. Sa Logique ? Elle est certes intéressante, mais son intérêt principal n'est-il pas en ce que nous ferons, après sa lecture ?