1. Comment avez-vous découvert le concept de cuisine moléculaire/quel a été l'élément déclencheur de la cuisine moléculaire ?
L'élément déclencheur, pour la gastronomie moléculaire comme pour la cuisine moléculaire, a été un soufflé au roquefort que j'ai fait le 16 mars 1980. La recette disait d'ajouter les jaunes d'oeufs deux par deux, dans la béchamel au fromage. Ayant jugé que ce conseil était sans intérêt, j'ai mis les jaunes tous ensemble... et coup de chance, sans que cet ajout particulier n'ait rien à voir à l'affaire, le soufflé a été raté. La semaine suivant, j'ai refait le soufflé, et j'ai mis les jaunes un par un. Je sais aujourd'hui que cela ne change rien, mais, par chance, le soufflé a été réussi.
Le 24 mars 1980, j'ai donc décidé d'exploré toutes ces "prévisions" (trucs, astuces, dictons, on dit, proverbes...). J'en ai 25 000 aujourd'hui, dont beaucoup testées... et nous en explorons tous les mois, lors de nos "séminaires de gastronomie moléculaire" (on peut recevoir les invitations, et aussi les comptes rendus, en demandant à icmg@agroparistech.fr ; c'est gratuit).
Au même moment, mon laboratoire étant dans ma cuisine, je me suis dit qu'il serait bon de rénover les techniques culinaires, et j'ai commencé à proposer aux cuisiniers d'utiliser des objets de laboratoire. C'est cela, la "cuisine moléculaire", dont le nom a été donnée (par moi, en réponse à un journaliste qui m'interrogeait) en 1999, pour distinguer de la gastronomie moléculaire, qui, elle, est une activité de physico-chimie, réservée aux scientifiques.
A noter que le nom de "gastronomie moléculaire", et l'identification de cette nouvelle discipline, ont été introduits en 1988. A noter aussi que la cuisine moléculaire, ce n'est (évidemment pas) "cuisiner avec des molécules", parce que tous les aliments sont faits de molécules.
2. Concrètement comment l'avez vous appliquée à la cuisine? Pierre Gagnaire a-t-il dès le début collaboré avec vous?
Comme dit plus haut, j'ai commencé à utiliser des ustensiles de laboratoire pour cuisiner dès 1980. Et je dois vous dire que le milieu professionnel français a été très lent à accepter l'idée.
Dès les années 1990, je montrais des utilisations de l'azote liquide pour faire des sorbets, mais aucun chef ne s'y mettait (sauf André Daguin, puis Philippe et Christian Conticini, ou encore Raymond Blanc !). Il a fallu un programme européen, dans les années 2000, pour que je puisse convaincre des chefs, notamment Ferran Adria, Heston Blumenthal et d'autres.
Pour Pierre Gagnaire, la chose est plus compliquée, parce qu'il ne fait pas de cuisine moléculaire, pas plus qu'il ne fait de cuisine note à note. Il a été l'un des premiers à tester les techniques de cuisine moléculaire, et il a clairement été le premier chef à servir un plat de cuisine note à note, mais il fait du Pierre Gagnaire.
Avec Pierre, notre première rencontre date sans doute de 1996, mais nous avons vraiment commencé nos explorations communes (je lui donne environ une nouvelle invention par mois, et il la met en art culinaire) en 1999.
3. Quel a été l'élément déclencheur de la cuisine note à note (rappelez ici l'année exacte)?
Ce fut la rédaction de la conclusion de l'article "Physics and chemistry in the kitchen", pour le numéro d'avril 1994 de Scientific American. Depuis plusieurs années, j'utilisais des composés dans les aliments et les boissons, mais j'ai soudain compris que l'on pouvait généraliser la chose... et c'est ce que j'ai écrit, moitié par conviction, moitié par provocation, dans la fin de mon article.
# Rétrospectivement, je ne comprends même plus pourquoi j'avais hésité... mais il est vrai que, à l'époque, j'ai reçu des lettres d'injures.
4. Nous observons dans plusieurs pays - notamment la France - un vrai retour à la "bonne bouffe", des produits locaux, de saison, artisanaux qui s'inscrivent dans la philosophie "Slow food". On a l'impression que les gens se battent pour un retour au goût et aux bons produits. Quelle place tient la cuisine moléculaire et note à note dans cette réalité?
Les retours nostalgiques ne m'intéressent pas particulièrement. En art, il y a tout le temps ce retour aux Classiques, mais l'art moderne, lui, avance sans se soucier des nostalgiques, des craintifs, des timorés. La nature ? Un fantasme qu'un certain marketing malhonnête utilise. D'autant qu'aucun aliment n'est "naturel", puisque :
- les ingrédients (carottes, animaux, etc.) sont parfaitement artificialisés (sélectionnés, cultivés)
- est naturel ce qui ne fait pas l'objet d'un travail humain ; alors les plats... sont tous artificiels.
5. Comment vous voyez l'avenir de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note? Comment cette dernière va-t-elle se développer? Y a-t-il des pays où publics plus "réceptifs" que d'autres?
La cuisine note à note est l'exact équivalent de la musique électroacoustiquee, de la musique de synthès... qui est aujourd'hui partout ! Et je la présente, pays après pays. Elle est enseignée à des jeunes cuisiniers en France, au Danemark, au Japon, au Portugal, en Espagne... Et de plus en plus de gens s'y intéressent. Il faut donc attendre encore quelques années, et la tendance explosera.
6. Vous aimez cuisiner? Si oui, vous êtes plutôt cuisine terroir, moléculaire ou note à note? Si non, vous aimez bien manger?
Je cuisine depuis que je fais de la chimie : à l'âge de six ans, et, dans ma famille alsacienne, on boit et on mange tout le temps. Alors que je n'avais guère d'argent, j'ai conduit mes enfants dans des restaurants étoilés dès l'âge de deux ans (chez Michel Bras, ils s'en souviennent encore). Mais j'aurais tendance à dire aujourd'hui que si je très bon en technique culinaire (je sais faire plus de 40 litres de blancs en neige à partir d'un seul blanc d'oeuf, je sais cuire des soufflés sans battre les blancs en neige, et je fais une invention par mois au minimum), je suis un nul artistique... surtout quand je me compare à mon ami Pierre Gagnaire, qui est un superbe artiste.
Et puis, il y a cette question sociale, où je ne suis pas bon non plus.
En réalité, je préfère de beaucoup les calculs, les équations, l'activité scientifique en général (sans quoi, d'ailleurs, cela fait longtemps que j'aurais ouvert un restaurant !).
Est-ce que j'aime manger ? Manger : le mot est compliqué, et confus. J'aime à la passion manger et boire en excellente compagnie, et j'ai ce concept des "belles personnes", ceux qui me surprennent à chaque mot, qui me font voir des aspects du monde que je ne soupçonnais pas. Cela peut être un goût, mais aussi un livre, une idée...
Cuisine de terroir, moléculaire ou note à note ? Je crois que là n'est pas la question. La vraie question, quelque soit l'époque, la technique, c'est de faire "bon", et c'est pour cette raison que j'ai fait un livre intitulé "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique".
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