Nous sommes bien d'accord que la cuisine, c'est d'abord de l'amour (ou du lien social), ensuite de l'art et, enfin seulement, de la technique. Mais cette technique est la base sur laquelle s'érigent l'expression artistique et les qualités sociales.
Cela dit, j'ai du mal à comprendre pourquoi la technique serait difficile, et je veux prendre pour exemple un gâteau aux fraises dont la recette était donnée par des cuisiniers étoilés.
Dans cette recette, comme souvent, il y a d'abord une liste d'ingrédients puis une série d'opérations effectuées dans un ordre donné par les auteurs.
Dans les bons cas, cet ordre est approprié, mais parfois, on s'aperçoit en cours de route qu'on aurait dû s'y prendre plus tôt pour certaines opérations.
Je crois donc bien préférable de chercher à savoir ce qui est visé par la recette, de la comprendre avant de l'exécuter.
En l'occurrence, il s'agissait de préparer une crème anglaise, d'y ajouter de la gélatine et de la crème fouettée, afin d'obtenir une préparation que l'on versait, dans un moule, sur un empilement de fraises et de biscuits à la cuillère.
Ayant cette description générale, on peut maintenant se préoccuper du détail, à savoir réaliser une crème anglaise, puis la mettre en position de gélifier, et réaliser une crème fouettée.
Pour la crème anglaise, on commence par fouetter des jaunes d'œufs avec du sucre (tant pour tant, par exemple.
Comment faire ? Il s'agit d'obtenir ce que l'on nomme le ruban, à savoir une préparation blanchie, qui a pris de la consistance, du volume, à mesure que les grains de sucre se dissolvaient. Pour cela, il faut battre énergiquement, longtemps en cherchant à introduire des bulles d'air et effectivement, la préparation finale est foisonnée : à l'oeil nu, on voit la granularité du sucre disparaître, et des bulles apparaître, stabilisées par la consistance épaissie.
À cette préparation, nous pouvons maintenant ajouter de la vanille et du lait. Et là, il y a différentes façons de s'y prendre : on peut notamment des gousses de vanille fendue en deux dans le lait, à couvert afin d'éviter la perte des composés odorants, et quand le lait est chaud, le verser sur la préparation précédente au ruban et terminer la cuisson.
Mais on comprend que l'ordre n'est pas celui-là : il faut commencer par préparer le fait, puis faire le ruban, et enfin seulement mélanger les deux et finir la cuisson.
J'ajoute que les auteurs de la recette proposaient de cuire lentement, mais cela n'a aucun intérêt car il s'agit simplement de produire un épaississement de la crème : en raclant bien le fond de la casserole pendant la cuisson, on évite que la crème n'attache.
Puis il faut ajouter les feuilles de gélatine préalablement trempées dans l'eau froide... mais, là encore, on voit que le trempage dans l'eau froide aurait dû être proposé avant la préparation du ruban et de la crème anglaise.
D'ailleurs, il y a des précautions à prendre, notamment en été, car le trempage peut conduire à la dissolution de la gélatine dans l'eau. En hiver, pas de problème, mais, en été, il faudra peut-être faire le trempage au réfrigérateur.
Bref, quand les feuilles seront amollies, on pourra les déposer dans la crème chaude où elle se dissoudront sans difficulté à l'issue de quelques coups de fouet.
À cette préparation, il faut maintenant ajouter de la crème fouettée... et, là encore, cela nous conduit à dire qu'il aurait fallu, en tout début de préparation, mettre au réfrigérateur ou au congélateur la crème, le fouet et le récipient dans lequel on va fouetter la crème. En effet, une crème bien froide monte en chantilly beaucoup plus rapidement qu'une crème non refroidie.
Il faut également expliquer comment fouetter la crème : il s'agit d'introduire autant d'air que possible et de poursuivre le battage jusqu'à ce que l'on voie une consistance qui ne change plus derrière le passage des fils du fouet. Cela peut prendre entre 20 secondes pour une bonne crème alsacienne bien froide et 5 minutes pour une crème tout venant un peu tiède.
À la spatule, on ajoute maintenant la crème Chantilly à la crème anglaise collée, et mais il faut prendre garde que cette dernière ne soit pas chaude : soit on attend longtemps, soit on place la casserole dans de l'eau froide en agitant régulièrement la crème pour qu'elle vienne au contact des parois métalliques.
Quand le mélange des deux crème est fait, il ne reste plus qu'à monter le biscuit : on aura lavé les fraises, on les aura coupé en deux, et on montera dans le moule des couches de fraises et de biscuits à la cuillère alternées ; puis on coulera l'appareil crémé avant de mettre l'ensemble au réfrigérateur (quelques heures).
Toute la partie technique étant réglée, il faut revenir en arrière, et considérer la question artistique et la question sociale.
Je n'ai pas encore mentionné quelque chose d'essentiel, à savoir que les auteurs de la recette proposent de griller des amandes et de les placer au contact des fraises en plusieurs couches. Il est spectaculaire d'apprécier l'effet de ce simple ajout, non seulement en terme de consistance, mais aussi en termes de goût.
D'expérience, je recommande que la torréfaction des amandes ne soit pas trop poussée, sans quoi leur goût l'emporte sur l'ensemble des autres ingrédients, fraises et crème.
De même -cela n'est pas écrit dans la recette initiale- j'ajouterais volontiers une pincée de sel, dans la crème, car le sel rehausse le sucré et affaiblit les amertumes, mais, surtout, il conduit à la libération accrue des composés odorants, c'est-à-dire finalement au goût total de l'aliment.
Cela relève de la technique, mais l'intention est artistique.
Je préconise aussi de chemiser le moule avec un film transparent, afin que le démoulage du gâteau lui laisse une belle apparence, bien lisse. Bien sûr, pour des préparations gélifiées, on peut toujours passer le moule dans l'eau chaude pendant quelques secondes afin de fondre la couche au contact du moule, mais on aura alors pas le même rendu.
Inversement, j'ai passé sous silence le fait que les auteurs de la recette ont proposé de préparer un coulis de groseilles gélifié pour vernir le dessus du gâteau : il est vrai que cela conduit à donner une belle apparence, tout comme un vernis sur un tableau donne un fini apprécié.
Pour préparer ce "vernis", il faudra chauffer doucement une gelée de groseille, et, à nouveau, y dissoudre de la gélatine préalablement trempée. Bien sûr, il faudra ensuite laisser refroidir la gelée gélifiée jusqu'à la limite de la prise, avant de la déposer au pinceau sur le dessus du gâteau démoulé.
Et, tant qu'on y est à soigner l'apparence, à montrer aux convives qu'on prend soit d'eau, il aura fallu réserver quelques fraises pour décorer la surface du gâteau, soit avec des demi fraises, soit avec des lamelles de fraises, bien disposées.
Faut-il ajouter un coulis ? Un coulis gélifié ? Une autre crème anglaise plus liquide autour du gâteau ? Une petite liqueur ?
Surtout, puisque nous en sommes à parler de goût, il manque à l'analyse précédente un point essentiel : nous n'aurons véritablement le goût des fraises que si nous leur en avons donné. Car le goût est quelque chose qui se construit !
En l'occurrence, il aura peut-être fallu tremper les fraises de l'intérieur du gâteau dans du jus de citron et de l'eau de fleur d'oranger avant de les disposer. Et, pour faire ressortir les fraises, peut-être aura-t-il fallu ajouter quelques zestes de citron, du Grand Marnier, mais, pourquoi pas aussi de la menthe, du gingembre, du poivre, du safran...
De surcroît, j'ai précédemment mentionné que la crème était d'un jaune un peu pâle : pourquoi ne renforcerions-nous pas sa couleur ? Après tout, une fraise doit être bien rouge, n'est-ce pas ?
Soignons davantage l'aspect social : pour peu que la quantité de sucre utilisé soit suffisante, l'être humain sera content d'avoir de la matière grasse venue de la crème, et du sucre venu du sucre et éventuellement des fraises.
Mais cela ne doit pas nous empêcher de présenter le gâteau bien démoulé dans un très joli plat, décoré comme on l'a dit, entouré comme on a dit. Si nos amis aiment la crème fouettée en Chantilly, on en aura certainement ajouté en abondance. D'ailleurs, pourquoi ne pas déposer quelques éclats d'amandes grillées sur le dessus de la Chantilly pour ne pas laisser une surface blanche un peu monotone ?
Et je pourrais continuer ainsi à l'infini parce qu'en réalité je démontrerais mon insuffisance artistique : je ne dis pas que les propositions précédentes soient insensées, mais je suis bien incapable de faire ce que ferait mon ami Pierre Gagnaire, à savoir composer le goût, à trouver un sens parfait à toutes les décisions prises pour servir ce gâteau.