Le construit est « beau ».
Une apologie du constructivisme.
Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce poisson :
Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :
Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !
Le nouveau projet du constructivisme culinaire
Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
vendredi 29 décembre 2023
Et voici comment j'ai proposé le "constructivisme culinaire" :
Quand j'ai introduit le "constructivisme culinaire"
Le construit est « beau ».
Une apologie du constructivisme.
Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce turbot.
Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :
Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !
Le nouveau projet du constructivisme culinaire
Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?
La science enchante le monde
La science enchante le monde !
De nombreux journalistes m'ont posé cette même question : ne pensez-vous pas que l'explication des mystères de la cuisine fassent perdre de la beauté à la chose ? Jusqu'à présent, j'ai toujours répondu, métaphoriquement, que si vous allez au clair de lune avec votre amoureuse/x, savoir pourquoi la lune brille ne rend pas le moment moins merveilleux. C'est juste... mais je crois que ma réponse aurait dû être meilleure... et cela a à voir avec l'enchantement du monde. Oui, nous nous blasons à vivre dans la technique, laquelle est le fruit des études scientifiques. Un enfant des villes ne s'interroge pas, quand il fait du vélo, sur l'intelligence, le travail, qu'il a fallu pour construire son vélo. Des enfants devant des ordinateurs les utilisent, en ne cherchant même pas à savoir comment ces ordinateurs fonctionnent, et le moindre adulte peut conduire une voiture sans en connaître les principes pourtant simples. Faites donc l'expérience d'interroger, dans la rue ? De même, nous ne cherchons généralement pas à savoir comment poussent les carottes que nous mangeons, les arbres dont le bois font nos meubles... La technique que nous utilisons fait partie de notre "nature", ce qui, dit en passant, doit nous pousser à renouveler le merveilleux questionnement de John Stuart Mills (un de ceux qui ne tombent pas dans la désolante naïveté de ce Jean-Jacques Rousseau que j'aime de moins en moins, et notamment parce qu'il critiqua Denis Diderot - que j'aime plus chaque jour : une valeur sûre). Alors, finalement, la science qui explique les mécanismes, détruit-elle l'enchantement du monde ? Avons-nous besoin d'ajouter des fées, des lutins, des esprits des lieux, des... dieux ? Je crois, au contraire, que la volonté de comprendre le monde, dans la mesure où elle nous met le nez sur les phénomènes, est la garantie d'un enchantement incessant ! Une plante pousse : pourquoi ? Comment fonctionne un roulement à billes ? Et une dynamo ? D'ailleurs, rien ou presque rien n'est compris. Oui, un champ magnétique qui varie dans une bobine de fil conducteur engendre un courant électrique... mais pourquoi ? Oui, il y a les équations de Maxwell, qui relient l'électricité et le magnétisme. Oui, il y a la relativité qui relie le mouvement des charges électriques et le champ magnétique, mais pourquoi ? La science est dans le "comment", et non le "pourquoi" métaphysique, lequel sort intouché des explorations scientifiques. De sorte que non seulement nous pouvons aller du phénomène au mécanisme, mais, de surcroît, nous gardons notre question essentielle. Décidément, non, la science ne désenchante pas le monde. Au contraire !
Mon invention nommée "linnés"
Les linnés : des préparations avec colonne vertébrale et exosquelette
Mon cher Pierre
T’écrivant cette nouvelle idée, je me détecte un mécanisme technologique, qui est d’allier les contraires, de marier la carpe et le lapin…
Tiens, tu sais que certains animaux sont des vertébrés, avec un squelette interne, qui comporte une colonne vertébrale. Ils s’opposent aux invertébrés, qui ont un exosquelette : la carapace du crabe, de la langoustine, de la crevette, du grillon… Le rapport avec la cuisine ? Parfois, la chair est autour de l’ « os », mais parfois, il y a une coque dure, comme dans un bonbon de chocolat, ou comme dans une croquette, notamment cet extraordinaire « bâton royal » d’Edouard Nignon, où une coque de panure à l’anglaise était farcie d’une purée de fois gras.
Mais je m’égare : dans le principe, on rencontre donc le dur dedans, ou le dur dehors. Et pourquoi pas dans les deux ? Le brave Carl von Linné, père de la systématique moderne, pour classer les êtres vivants, en aurait été bouleversé, et voilà pourquoi je propose de nommer en son honneur ces préparations que je te propose aujourd’hui.
Un exemple
Je sais que mes généralités sont parfois difficiles à avaler pour mes amis, qui veulent du tangible, des exemples. Alors lançons-nous, même si ces idées culinaires ne valent rien artistiquement parlant.
Partons d’une amande, qui fera une colonne vertébrale, et mettons là au centre d’un petit cube de geoffroy, cette émulsion que l’on obtient en fouettant, par exemple, de l’huile d’olive dans un blanc d’oeuf. Puis cuisons au four à micro-ondes juste le temps de faire coaguler les protéines, ce qui engendre un « gibbs ». Enfin, passons alternativement, deux fois de suite, ce gibbs dans la panure et dans de l’oeuf battu, et faisons frire : nous formons une coque croustillante autour du tendre gibbs, lequel sera structuré par l’amande.
Un autre ? Cette fois, je m’inspire d’une idée de ton livre La cuisine des cinq saisons : on prend des zestes de citrons, de pamplemousses ou d’oranges, et on les taille en julienne que l’on fait sécher quelques heures à four doux. On met ces zestes dans un gel de gélatine : je te laisse décider du goût. Enfin, après avoir refroidi ces gels à colonne vertébrale de citrus, on les trempe dans du chocolat fondu pour faire prendre une coque, autour du gel.
Et ainsi de suite : le principe est toujours le même, avec un croustillant dans du tendre, lequel est dans du dur. Je suis bien certain que cela sera plus intéressant que ces croquettes, délicieuses certes, mais qui sont un peu décevantes, une fois l’effet de contraste initial passé.
Voilà pour les « linnés » : tu feras quoi de l’idée ?
Mes inventions : würtz et debye
La grande famille des würtz et des debyes : comme chaque fois, je proposais à Pierre Gagnaire d'être le premier à les tester :
Mon cher Pierre
Il y a déjà bien longtemps, j'avais inventé les « würtz ». Puis j'ai inventé les debyes. Et voici, aujourd'hui, que je te propose des tas de mélanges, avec des tas de consistances différentes !
Les würtz ? On les obtient en foisonnant une solution de gélatine dans l'eau : on part d'eau (ou d'un liquide qui a du goût, tel que vin, bouillon, jus de fruit ou de légumes, fumets, fond…) et l'on dissout d'abord de la gélatine, puis on fouette pendant plusieurs minutes, alors que l'on refroidit. Ca mousse, ça mousse, ça mousse… Et l'on met la mousse au formée au froid : elle gélifie. C'est cela, le würtz initial.
Mais je sais que tu préfère le würtz battu : au lieu de stocker la mousse au froid, afin que le liquide entre les bulles puisse gélifier, tu le bats très longuement, afin de briser le gel, pour obtenir une consistance bien plus souple.
Dont acte… mais alors, tu te rapproches des « debyes », qui sont des gels broyés, comme tu en as utilisés dans le plat note à note qui a été nommé « chick corea ». Cette fois, le gel se forme, mais il est divisé mécaniquement en minigels, qui, surtout si l'on a ajouté un liquide pour le broyage, se retrouvent dispersés dans ce liquide. Avec plus ou moins de liquide, plus ou moins de broyage, on obtient des consistances différentes… qui ne sont toutefois pas foisonnées.
Vers une autre solution
En réalité, le würtz broyé ne s'obtient facilement que si l'on broye jusqu'au moment du service, et cela n'est pas très pratique, mais raisonnons : ce qui est visé, c'est un « système dispersé » avec des minigels ou des microgels, et des bulles de gaz. Pourquoi ne pas plutôt mêler, en proportions bien choisies, des debyes et des mousses ?
Par exemple, au jus de framboise :
1. dissolvons de la gélatine, ou de l'agar-agar, ou un autre gélifiant dans du jus de framboise, puis faisons gélifier.
2. en ajoutant un liquide (du jus de framboise ou un autre liquide : jus de menthe, vin, etc), broyons le gel obtenu pour faire un debye
3. à part, battons un blanc en neige, ou de la crème, ou faisons une meringue italienne, ou toute autre mousse
4. puis mêlons la mousse au debye : soit tant pour tant, soit plus de la mousse, soit plus du debye : on obtient l'équivalent du würtz battu, mais bien plus rapidement, surtout si la mousse a été produite à l'aide d'un siphon, en quelques secondes !
Mais je veux aussi évoquer les « debyes hydrophobes », que l'on obtient en broyant le gel non pas dans une solution aqueuse, mais dans une matière grasse liquide (une « huile »). Par exemple, si tu broyes le gel dans une belle huile d'olive, ou de pistache, par exemple, tu obtiendras des résultats merveilleux. Sans compter que tu peux avoir infusé des produits dans l'huile, pour lui donner un goût sur mesure.
Et c'est ainsi que tu obtiendras les souples consistances que tu cherches, en quelques instants !
Que feras tu de tout cela ? Finalement, combien de debye et de mousse décideras-tu de mélanger, pour avoir le résultat que tu veux ? J'ai hâte de le savoir !
Oui, c'est bien moi qui ait inventé les "priestley"
Et voici le texte que j'avais proposé à Pierre Gagnaire, et qui figurait sur son site :
Les Priestley
Des « crèmes anglaises » de poisson ou de viande.
Priestley ? Un chimiste et théologien anglais qui isola de nombreux gaz, tel l’oxygène.
Joseph Priestley (1733 - 1804) avait été encouragé dans ses études scientifques par Benjamin Franklin, qu'il avait rencontré en 1766. C’est ainsi qu’il publia son Histoire de l'électricité, et qu’il découvrit notamment que le charbon de bois conduit l'électricité. En 1767, il observa que l'électrisation des corps conducteurs reste superficielle, alors qu’il devenait pasteur à Leeds, dans le Yorkshire.
Là, il commença l’étude de la nature chimique des gaz. Il faut ainsi un des pionniers de la « chimie pneumatique ». En raison de travail expérimental novateur, il fut élu à la Royal Society en 1772, année où il publia ses Observations sur différentes espèces d'air. Au moyen d'une cuve à mercure, Priestley isola des gaz, comme l'ammoniac, l'oxyde d'azote, le dioxyde de soufre et le monoxyde de carbone. En 1774, il produisit pour la première fois de l'oxygène et comprit également son rôle dans la combustion, ainsi que dans la respiration des végétaux (1775). Cependant, partisan de la théorie du phlogistique, il nomma ce nouveau gaz l'air déphlogistiqué et ne comprit l'importance de sa découverte.
La classique crème anglaise
Ouf ! Mon cher Pierre, ne juges-tu pas « raisonnable » que je dédie un plat à un tel homme ? Il était anglais ; je te propose d’associer son nom à une « crème anglaise ».
Une crème anglaise, oui, mais pas une simple crème anglaise. Une préparation analogue, mais où l’œuf est remplacé dans sa fonction par des protéines différentes : de viande, de poisson !
La préparation ? Reprenons la recette de la crème anglaise pour bien comprendre. Il s’agit classiquement de battre du jaune d’œuf avec du sucre, jusqu’à ce que la préparation prenne une consistance lisse, plus blanche : on dit que la préparation doit « faire le ruban ». Puis on ajoute du lait et toutes sortes de produits qui contribuent au goût de la préparation, et l’on cuit, en faisant des huit au fond de la casserole jusqu’à ce que la crème épaississe.
Longtemps, la crème anglaise a été fautivement décrite comme une émulsion chaude… alors qu’il s’agit d’une « suspension ».
Suspension ? C’est le nom que les physico-chimistes donnent à des systèmes physiques faits d’une phase liquide, où sont dispersés des solides de très petites tailles, ce que l’on nommait naguère des dispersions « colloïdales » (de kolla, la colle). Bref, ce sont nombre de pâtes, par exemple, mais aussi des systèmes plus fluides, comme la classique crème anglaise. Parce que l’œuf coagule quand on le chauffe : la raison pour laquelle la crème « prend », c’est précisément que l’œuf coagule, et l’on voit d’ailleurs, au microscope, une myriade de petits agrégats solides, dans le liquide. Autrement dit, une crème anglaise réussie est pleine de grumeaux microscopiques. Le grumeau n’est dérangeant que lorsqu’il est perceptible.
De la crème anglaise aux Priestley
Que faire de cette connaissance ? De nouveaux mets. Pour faire une crème anglaise, il faut de l’œuf (le sucre est là pour donner une consistance sucrée, mais guère plus) et du liquide (le lait, classiquement, mais tout autre liquide convient.
Des protéines ? Les viandes en sont plein ! Les poissons aussi. Apprenons à broyer finement ces tissus musculaires, et nous récupérerons des protéines en solution. Plus exactement, la quantité de protéines récupérables dans un tissu musculaire broyé sera six à huit fois plus concentrée que dans un blanc ou que dans un jaune d’œuf.
A cette chair broyée, ajoutons un liquide : celui qui te convient, en salé ou en sucré. Puis un peu de matière grasse que tu émulsionnera pour retrouver celle de la crème anglaise, qu’elle soit apportée par l’œuf ou par le lait.
Puis chauffons, doucement : les protéines coaguleront et la crème prendra.
Est-ce une crème anglaise ? Je me suis souvent fait reprendre pour donner des noms classiques à des préparations modernes. Qu’à cela ne tienne. Introduisons un nouveau nom : ce sera de Priestley !
Mon invention des cristaux de vent : j'avais proposé à Pierre Gagnaire de la mettre en cuisine
Les cristaux de vent
Hervé This
Mon cher Pierre,
Je te prie d’accepter mes excuses : j’ai oublié de te décrire un résultat important, parce que j’en avais fait une expérience pour des enfants. Or je m’aperçois que ce résultat peut être utile à ta cuisine !
L’idée de base était de chercher pourquoi les blancs en neige blanchissent, pourquoi ils deviennent fermes et, surtout, combien de blanc en neige on peut faire avec un seul blanc d’œuf. Questions simples, dont j’ai fait le protocole d’un « Atelier expérimental du goût », à la demande de Jack Lang, quand il était ministre. Tout est sur le site du Centre de recherche et de documentation pédagogique (http://crdp.ac-paris.fr/artsculture/gout.htm) : protocoles, documents pédagogiques pour ceux qui voudront mettre les protocoles en œuvre avec des enfants des écoles, films montrant les expériences.
Le premier de protocole, donc, est un concours de blanc en neige : tous les enfants d’une classe, par binômes, doivent battre un blanc d’œuf, afin d’obtenir le plus possible de blanc en neige. Et je sais bien que les résultats de tous les groupes seront du même ordre : un petit quart de litre, guère plus.
En conclusion de ce protocole, j’invite à réfléchir à l’idée suivante : pourquoi n’obtient-on pas plus de mousse ? Si ça ne mousse pas plus, c’est qu’il manque quelque chose, mais quoi ? Pour répondre, il suffit de savoir que le blanc d’œuf est fait surtout de protéines et d’eau. Donc le blanc battu en neige est fait d’air, de protéines et d’eau. Il manque quelque chose pour obtenir plus de mousse : c’est donc soit d’air, soit de protéines, soit d’eau. L’air ne manque pas : la preuve en est que, quand on double le volume initial de blanc d’œuf (donc de protéines et d’eau), on obtient deux fois plus de blanc en neige. Donc on manque soit de protéines, soit d’eau, soit des deux à la fois.
De quoi manque-t-on ? Quand on ne sait pas, rien ne vaut une expérience bien pensée. Comme il est plus facile d’ajouter de l’eau que des protéines, je te propose d’ajouter de l’eau à un blanc battu en neige, et de continuer de battre. Le volume de mousse augmente ! Et un calcul simple montre que l’on peut ainsi obtenir plus d’un mètre cube de blanc en neige avec un seul blanc d’œuf !
Sans aller à cet excès, tu vois que l’ajout d’eau à un blanc battu permet de faire un volume de blanc en neige… qui tient un peu moins bien que du blanc classique, sauf si l’on ajoute du sucre, auquel cas on obtient un « appareil » à meringue française.
Bref, j’arrive à l’idée de ces meringues parfumées et allégées : tu bats un blanc en neige ; puis, quand il est monté, tu lui ajoutes un liquide parfumé et tu continues de battre. Quand tu juges le volume suffisant, ou la texture suffisamment légère, tu ajoutes du sucre (force la dose, pour que tout tienne bien) en continuant de battre. Enfin, en formant délicatement des tas de cet appareil sur un papier sulfurisé, tu cuis pendant 40 minutes à 120 degrés, puis tu sèches en réduisant la température à 100°C, houras ouverts. Tu verras : quelle légèreté, ces « cristaux de vent » !