Un étudiant m'interroge sur sa future carrière, et je lui réponds :
Pour bien répondre à la question, il faut que je commence par expliquer clairement les choses :
1. tout d'abord je propose de faire une distinction entre
- technique,
- technologie
- sciences (de la nature)
2. d'autre part je propose de bien distinguer la gastronomie moléculaire et physique, d'une part, et la cuisine moléculaire d'autre part ; sans oublier la cuisine de synthèse que j'ai également inventée, et surnommée cuisine note à note.
Pour ce qui concerne les "sciences", je vais en parler maintenant en sous-entendant " sciences de la nature", et non pas les sciences de l'humain ou de la société.
Commençons donc par revenir à la première des deux distinctions : l'activité culinaire est une activité technique qui certes se double d'une composante artistique et d'une composante sociale ; mais produire un plat, c'est un geste technique.
Cela est donc très différent d'une activité scientifique, au sens des sciences de la nature, lesquelles doivent utiliser la "méthode scientifique" pour explorer les mécanismes des phénomènes.
J'ajoute sans attendre que les sciences de la nature ne sont pas concernées par les applications, notamment les applications techniques.
Au milieu, entre la technique et la science, il y a la technologie, le travail de l'ingénieur, qui utilise les résultats des sciences de la nature pour améliorer la technique. En anglais, on parle parfois de technologie et parfois d'ingénierie.
Pour arriver à la seconde distinction maintenant, il y a donc
- la gastronomie moléculaire, dont le vrai nom est gastronomie moléculaire et physique, et qui est de la science (de la physique, de la chimie, de la biologie...), sans s'intéresser aux applications.
- la cuisine moléculaire, elle, est une technique : c'est de la cuisine rénovée par les apports de la gastronomie moléculaire ou par l'introduction de matériels venus des laboratoires.
- la gastronomie moléculaire, d'une part, et la cuisine moléculaire, d'autre part, diffèrent de la cuisine de synthèse, ou cuisine note à note, pour laquelle la question n'est plus celle des matériels mais celle des ingrédients : au lieu de cuire avec des carottes, des navets, des viandes ou des poissons, on utilise des composés purs et l'on construit des plats.
Tout cela étant dit, je peux maintenant répondre à son email.
Il me dit tout d'abord qu'il est un étudiant "cherchant un espace dans le vaste champ de recherche de la gastronomie moléculaire" : si le terme gastronomie moléculaire est bien utilisé dans votre phrase, alors cela signifie qu'il veut faire de la recherche scientifique.
Il ajoute que son background n'est pas en cuisine mais en sciences et effectivement, pour faire de la gastronomie moléculaire, il y a lieu d'avoir une formation scientifique et certainement pas une formation culinaire, technique.
Puis il me dit que depuis 10 ans il s'intéresse au café, en tant que consultant à propos de méthodes de fermentation par exemple : cela est un travail passionnant ; un travail technologique, pas scientifique, mais très intéressant... et j'en profite pour lui signaler que dans mon laboratoire, une doctorante (aujourd'hui docteure) a fait une thèse sur la torréfaction du café : elle, parce qu'elle se dirigeait vers l'industrie... et moi parce que la préparation du café s'accompagne de bien des phénomènes que je voulais explorer.
Il me dit aussi qu'il travaillé dans le secteur de la viande et du lait avec des modélisations mathématiques de l'environnement des fermes, et cela me semble tout à fait intéressant ; c'est encore un travail appliqué, donc technologique.
Puis il me dit que l'alimentation et la cuisine sont une de ses passions et il me dit à nouveau qu'il imagine une transition vers la gastronomie moléculaire, en m'interrogeant sur le fait qu'il soit ou non trop tard quand on a 30 ans : il sera peut-être intéressé de savoir que jusqu'à l'âge de 50 ans, j'ai eu deux vies, d'une part une vie d'édition scientifique, et d'autre part une vie de laboratoire ; j'ai abandonné l'édition scientifique à l'âge de 50 ans pour aller à plein temps faire de la science au laboratoire, ce que j'aimais par-dessus tout.
D'ailleurs, il faut ajouter que même si j'invente des tas de choses, je le fais malgré moi, et que je n'en suis pas fier. Plus exactement, si je devais être fier de quelque chose, ce ne serait que de mes découvertes, et pas de mes inventions.
D'ailleurs la cuisine n'est pour moi qu'une sorte de prétexte : c'est en cuisine que nous voyons des phénomènes que nous explorons scientifiquement ensuite. Et il n'y a pas de technologie dans l'affaire.
Il me dit avoir cherché des articles de gastronomie moléculaire et je peux éventuellement lui en donner beaucoup, tout comme je peux lui donner des cours que je donne dans différentes circonstances, notamment le master "food innovation and product design".
Puis enfin il me pose la question de savoir où aller, ou, plus exactement, de savoir s'il y a des groupes de recherche dans son pays ? Je connais dans son pays de nombreux groupes de recherche en food technology et par exemple.
Mais ma question est plutôt de savoir s'il faut vraiment que mon interlocuteur se dirige vers des sciences de la nature, c'est-à-dire tout sauf la cuisine et les applications technologiques, pour aller faire de la science.
Il sera peut-être intéressé de savoir que dans mon laboratoire il n'y a pas de casserole ; nous ne cuisinons jamais et nous faisons essentiellement des études scientifiques qui n'ont pas d'application ... sauf qu'en réalité les applications sont partout pour ceux qui les cherchent.
Je veux aussi lui signaler que c'est dans l'industrie alimentaire au sens large qu'il y a à la fois de l'emploi et des salaires convenables.
Je crois savoir que, dans son pays, beaucoup de mes collègues font à la fois de la recherche plutôt technologique d'ailleurs, et de l'enseignement, aussi, que de la recherche scientifique.
Et je le renvoie vers un de mes billets de blog qui montre combien la confusion est constante : https://hervethis.blogspot.com/2018/09/la-science-des-aliments-nest-pas-la.html
En réalité, beaucoup de ce qui est nommé science de l'aliment est en fait plutôt de la technologie de l'aliment et non pas de la science de l'aliment.
Il est intéressant par exemple d'observer qu'il y a des centaines voire des milliers d'articles consacrés au thé ou au café mais qu'un nombre excessivement petit (voire pas du tout) s'intéresse au mécanisme des phénomènes c'est-à-dire à la science.
La majorité des articles s'intéressent à la composition du thé au du café, à des ingrédients, à des procédés mais pas à la science.
Puis il évoque une intention de collaborer avec un restaurant étoilé : manifestement, il s'agira de technologie ou de technique et pas de science sauf s'il s'agit de communiquer des informations nouvelles, scientifique, auquel cas il s'agira de formation ou d'enseignement mais toujours pas de science.
Il me dit que ce restaurant veut créer un groupe de recherche et d'innovation : je le mets en garde contre le mot recherche car on peut faire de la recherche scientifique ou de la recherche technologique... ou de la recherche artistique ; c'est toujours de la recherche mais ce n'est pas toujours de la science.
Bref, le mot recherche n'est pas synonyme de science et en tout cas s'il y a en jeu la création d'un tel centre, alors c'est manifestement de la technologie ou de la recherche artistique qui sont concernés.
Et là, j'ai fait du mieux que je peux... Mais je peux faire plus, si vous le souhaitez ?