mercredi 4 avril 2018

Fait-on de la science différemment selon l'idée que l'on s'en fait ?

Pour différents scientifiques, il y a différentes idées de la science. Par exemple, les physiciens les plus classiques ne sont pas les chimistes :  dans le premier cas, on s'intéresse à des lois universelles, tandis que, dans l'autre, on examine les caractéristiques moléculaires des objets,  en y repérant une foule de règles moins générales, mais parfaitement fondées et qui, parfois, "expliquent" les grandes lois. Quant aux biologistes, ils font leurs études en se souvent que "tout ce qui se rapporte au vivant doit s'interpréter en termes d'évolution".

Ces perspectives différentes conduisent à des expérimentations différentes, à des travaux scientifiques de types différents. Dans le premier cas, puisque l'on ne s'intéresse pas aux détails des objets, il est évidemment inutile de les caractériser en détail, car sur quelles caractéristiques faire porter  les analyses ? En conséquence, les articles de physique ne comportent pas de longues sections de « Matériels et méthodes ». En revanche, dans le second cas, les parties de «Matériels et méthodes » sont parfaitement essentielles, car les caractéristiques déterminent absolument les objets que l'on étudie. Il y a d'ailleurs une boutade selon laquelle que les physiciens font des expériences très propres avec des matériaux très sales, tandis que les chimistes font des expériences très sales, avec des réactifs très propres ; et l'on ajoute alors « et les physico-chimistes ? ». Pour les biologistes, je connais moins, de sorte que je laisse mes amis se déclarer.
Mais la blague précédente, si son fond est juste, est fausse dans sa forme, car les chimistes sont des scientifiques comme les autres, pour qui la méthode est de (1) identifier un phénomène ; (2) le caractériser quantitativement ; (3) réunir les données en équations nommées "lois" ; (4) chercher des mécanismes (notions, concepts) compatibles quantitativement avec ces lois ; (5) chercher des conséquences testables des théories ainsi produites ; (6) tester les prévisions expérimentales.
Pour en revenir à notre discussion, il y a donc bien une différence de pratiques entre les deux groupes, et il y  aurait également des différences avec les géologues, les biologistes, etc. Mais il y a plus.

Pour certains, qui sont dans le camp de Carl Popper, la question centrale de la science est la réfutabilité des théories, et il y a une manière de faire, qui consiste à douter des lois que l'on produit soi-même. Pour d'autres, qui acceptent (je ne sais vraiment pas pourquoi) l'idée de « vérité scientifique », il y a une pratique scientifique bien différente, parce que comment, alors, penser que tout est faux ? Plus généralement, j'ai exposé dans mon Cours des gastronomie moléculaire N°1 diverses idées que les scientifiques se font des sciences de la nature. Et, par ailleurs, j'ai discuté les diverses stratégies scientifiques. Evidemment il y  une relation entre ces deux groupes : le cadrage de nos activités scientifiques dépend de la position épistémologique que nous adoptons.
Seulement, à titre d'exemple, citons cette « abstraire et généraliser », qui consiste à vouloir immédiatement chercher des caractéristiques générales, des catégories : là, on part d'un objet local, et on cherche ensuite à en retrouver les propriétés. C'est bien différent de cette stratégie qui veut découvrir des objets, et conduira à passer beaucoup de temps à mettre au point des outils d’analyse, qu'il s'agisse de microscopes ou de télescopes, ou encore d'autres outils qui révéleront des caractéristiques des objets du monde : leur spectre d’absorption lumineuse, leurs propriétés d'adhérence, leur tension de vapeur….


Finalement, en dépassant la question stratégique et en arrivant à la question de l'évaluation, on voit qu'il est bon d'arriver au point où nous nous plaçons en rapporteur de nous même, et de nous demander  non pas seulement quelle activité scientifique, ou quel type d'activités, nous avons, mais pourquoi nous avons ce type d'activités.
Il est tout à faire remarquable que ce genre de discussions n'apparaisse jamais dans les articles scientifiques qui sont publiés, comme si les chercheurs devaient se résoudre un peu honteusement à des travaux strictement « techniques ». Le chimiste Jean Jacques, qui a fait toute sa carrière ou presque au Collège de France, a publié quelques ouvrages de réflexion sur sa pratique scientifique. Il s’agissait de livres très personnels, où, d'ailleurs, Jean Jacques mettait au premier plan la « sérendipité », c'est-à-dire cette chance qui sourit aux esprits préparés, cette attentions aux aléas expérimentaux. J'ai un peur que cette emphase n'ait été qu'idiosyncratiques.

Et c'est assez éloigné de ce que je propose de faire. Par exemple, dans nos documents de cadrage des travaux scientifiques, nommés DSR, il y a très rapidement, après le titre, l'énoncé de la question étudiée, et, surtout, les raisons pour lesquelles on fait cette étude.
Evidemment, on évitera des réponses convenues, telles celle qui justifie une étude de la couleur des aliments par une phrase qui dirait que la couleur est un paramètre essentiel de l'appréciation desdits aliments, ou celle qui justifie une analyse d'oignons par une phrase qui fait état du fait que les oignons sont les tissus parmi les plus consommés de l'alimentation humaine. Ce sont en réalité là des explications de nature technologique et non pas scientifique, et il vaut bien mieux s'interroger pour véritablement répondre honnêtement, même si cela est très difficile, à la seule question que doive se poser un scientifique : comment la science progressera-t-elle éventuellement grâce aux études que je propose de faire ?

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