La
gastronomie moléculaire :
une
discipline scientifique qui fait monter l'aliment à la tête
Hervé
This
C'est un fait que notre enseignement
scientifique universitaire, ou même du Second Degré, est souvent
considéré comme abstrait par les élèves, qui voient parfois mal
l'intérêt (quel est l'intérêt de la musique ? de la
littérature ?) des « mathématiques », confondant
les mathématiques et les calculs qui sont indispensables pour
l'exercice des sciences (il y a une différence entre mathématiques
et calcul, évidemment : les mathématiques sont une exploration
des structures... mathématiques, alors que les calculs font usage
des outils forgés par les mathématiciens).
Souvent les élèves ayant un goût
pour les « sciences » (ou disant avoir un tel goût :
beaucoup ignorent ce dont il s'agit, et d'autres confondant science
- « inutile »- et technologie) se réfugient dans la
chimie ou la biologie, où ils croient que l'expérimentation
suffira, que, contrairement à ce qu'ils nomment la « physique »,
ils n'auront pas à calculer. La situation est paradoxale du début à
la fin. Comment en est-on arrivé à faire détester le calcul, alors
que le formalisme (des mathématiques, de la chimie...) a été
précisément introduit "pour soulager les opérations de
l'esprit" ? Et pour ceux qui se dirigent vers les sciences,
comment se fait-il que de nombreux étudiants veuillent éviter le
calcul, ne comprenant pas que la méthode scientifique (hélas
souvent mal nommée "méthode expérimentale"), impose le
calcul comme pierre de touche des "théories" ?
Un exemple pour rendre les choses
concrètes. Imaginons que l'on cherche à connaître les mécanismes
de la confection d'un simple bouillon de carottes. Passons sur
l'intérêt d'une telle étude (qui est considérable, mais ce serait
trop long de développer ce point), et commençons simplement par
dire que, si nous parvenons à doser les saccharides (glucose,
fructose, saccharose) présents dans le tissu végétal, nous devrons
rapporter la masse de chaque composé à la masse de matière
fraîche.
Il faut donc commencer par peser... et
apprendre à le faire. Pour peu que la balance soit précise (par
exemple à 10-5 g), on devra peser trois fois, calculer
une moyenne et un écart-type. Tiens, pourquoi ce n-1 au
dénominateur de la formule de l'écart-type, parfois, alors que la
formule "normale", celle qui est la moyenne des carrés des
écarts par rapport à la valeur moyenne, s'écrit, elle,
normalement, avec un n au
dénominateur (une moyenne sur n
individus : on divise par n)
? Et pourquoi trois pesées ?
Passons à la matière sèche, qu'il
faudra ensuite déterminer. C'est là que la question devient
passionnante, car les meilleurs des étudiants mettent à l'étuve,
et attendent que la masse se stabilise... oubliant qu'il existe des
phénomènes très lents, avec des incréments minuscules, mais des
sommes considérables (la somme des 1/k tend vers l'infini).
Moralité : pour faire une expérience aussi simple qu'une
détermination de matière sèche, il vaut mieux avoir des idées
claires sur la convergence des séries, par exemple. Dans un article
publié il y a quelques années, j'entre dans les détails relatifs à
l'usage du calcul pour une opération aussi simple que la
détermination d'une masse de matière sèche, mais, ici, je voudrais
simplement faire observer que la discipline scientifique nommée
gastronomie moléculaire a l'intérêt de faire apparaître très
rapidement des situations où le calcul s'impose. Calculs de pH,
calculs différentiels, intégrations...
Autrement dit, les étudiants sont
attirés par la « cuisine », une activité dont ils n'ont
d'ailleurs pas toujours bien évalué la nature (soit technique, soit
artistique, soit de type social), et la « science », une
activité qu'ils ne connaissent pas bien, notamment parce qu'ils ont
été trompés par l'enseignement secondaire, et ils se retrouvent en
position de vouloir explorer le champ « science et cuisine »,
ou gastronomie moléculaire. Là, ils sont dans l'obligation de
calculer... mais ils voient l'intérêt de leurs calculs.
L'aliment, du ventre, passe à la tête.
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