Lors de
l'enterrement du chimiste français Pierre Potier, l'homme qui mit au
point ce médicament antitumoral nommé taxotère, qui a aidé des
millions de femmes à lutter contre le cancer du sein, un autre très
grand chimiste, Guy Ourisson, qui était alors président de
l'Académie des sciences, avait dit lors de la cérémonie
d'hommage : « Il nous a laissé le privilège de l'avoir
connu ».
A l'époque, la
formule me paraissait superbe, intelligente et sensible à la fois,
mais les circonstances actuelles m'ont fait comprendre qu'un tel
privilège est quelque chose de secondaire, de très accessoire.
Je comprends que mon
père, Bernard This, laisse bien plus que ce privilège, personnel
et un peu égoïste : il laisse une vision de la petite
enfance, du rôle du père, de la mère, de la vie in utero, la
structuration d'une communauté qui se consacre à ces questions
d'accueil de nouvelles vies, de nouveaux membres de la communauté
humaine, et, surtout, un exemple de sagesse où se mêlaient joie de
vivre, enthousiasme, curiosité.
Dans cet éloge, le
mot « exemple » est essentiel, parce qu'il n'est pas de
l'injonction, mais de l'invitation à bien faire. Avec modestie, sans
intrusion.
Mais avec
l'évocation des travaux qu'il a effectués et avec l'évocation de
ses qualités, on est loin d'avoir fait le bilan, et cela prendra du
temps. Pour l'heure, je réserve donc ce jugement, comme l'aurait
dit Montaigne et mon père lui-même, qui proposais d'y penser un peu
avant de se prononcer.
Aussi, après cette
révision de la question du privilège, je veux vous faire part d'un
autre changement d'idées qui m'est venu.
Jusqu'à la semaine
dernière, j'avais une théorie un peu simpliste qui était la
suivante : une « belle personne », me semblait-il,
était quelqu'un qui, alors qu'on la connaît parfaitement, alors
qu'on croit qu'on sait exactement ce qu'elle va vous dire lors de la
rencontre suivante… vous surprend par ce qu'elle vous dit, mais
aussi par la qualité de ses actions
Bref, pour mieux
faire comprendre la théorie un peu fausse que j'avais, je la résume
ainsi : on imagine que l'on sait à l'avance tout ce que la
belle personne nous dira quand nous lui parlerons… mais on est
aussitôt réfuté.
Là encore, j'étais
dans le contentement béat d'avoir le privilège de fréquenter
quelques belles personnes… mais je n'avais pas compris que cette
définition des « belles personnes » était à la fois
très idiosyncratique et très naïve. Je l'ai compris quand, au
chevet de Papa, je me suis demandé pourquoi je ne me contentais pas
de discussions de remplissage, ces façons de créer des liens
interindividuels comme il y en a tant, les conversations de bistrot,
les discussions bourgeoises de convenance comme on les voit dans les
manuels de conversation.
C'est qu'être
seulement en société, en communauté, est en réalité insuffisant
: nous ne sommes pas réductibles à des animaux sociaux. Il y a la
parole, et je suis de ceux qui propagent cette idée (pas
complètement juste) de Condillac, reprise par le chimiste Lavoisier,
selon laquelle les mots sont les idées. Je me suis soudain aperçu
que ce souci du dictionnaire et de l'étymologie qu'avait mon père
rejoignait les idées du physico-chimiste Michael Faraday, qui
s'éduqua lui-même en se proposant d'écrire et de parler de façon
aussi précise que possible.
Voilà pourquoi les
discussions creuses s’insupportent : elles abaissent au rang
d'animal social celui qui écoute et celui qui parle. Elles
n'accèdent pas au registre des idées, des pensées qui nous font
grandir.
A contrario, les
idées nouvelles qui nous viennent d'autrui sont des cadeaux que l'on
nous fait, et ces personnes capables de nous surprendre à chaque
nouvelle rencontre sont en réalité parfaitement généreuses. Il y
a une espèce de raffinement suprême, de politesse portée au plus
haut point. Le but peut être pédagogique... ou non.
Il y a cette
phrase : « Je te donne un dollar : j'ai un dollar en
moins et tu as un dollar en plus. Je te donne une idée : tu as
une idée de plus, et j'ai encore mon idée, parfois même améliorée
par la nouvelle attention que je lui ai portée en te la disant ».
Les belles personnes sont infiniment plus riches que celles qui ont
de l'argent, puisque, travaillant avec acharnement, elles ont sans
cesse des idées nouvelles qu'elles donnent aux autres.
Evidemment, les
idées qui nous surprennent nous dérangent parfois : celui ou
celle qui les reçoit doit leur « faire de la place », au
milieu des idées qu'il ou elle a déjà. Il faut se reconstruire
mentalement, ce qui gêne les plus fragiles.
Mais l'intention est
toujours bonne : ceux qui nous surprennent par des idées qu'ils
ont été chercher, à la mine de la pensée, ne le font-ils pas pour
nous, par une attention toute particulière qu'ils nous portent ?
J'ai la chance
d'avoir quelques amis qui sont de belles personnes, et parmi les
belles personnes que je connais, mon père avait ce statut
remarquable que c'est lui que je connais depuis le plus longtemps, et
qu'il n'a jamais cessé de me surprendre.
Il ne cesse
d'ailleurs pas, et je ne dois pas parler au passé : je
m'étonne, aujourd'hui, que j'en sache si peu à son sujet, et il ne
s'agit pas simplement de ne pas avoir connaissance de faits
personnels, mais surtout de connaissance de ses idées. Mais en
disant ces mots, je m'aperçois que je retrouve ceux de plusieurs qui
ont parlé avant moi.
A l'analyse, je
crois que ceux qui réfléchissent avec acharnement -on se souvient
de son motto « labor improbus omnia vincit- font un chemin très
long, dont quelques haltes seulement apparaissent à leur entourage.
Mais il y a tout le reste, tout le travail intime de recherche, et
tout ce reste demeure enfoui, inconnu.
Les belles
personnes, pour terminer, ne sont donc pas des personnes qui se
soucient de mon petit moi. Ce sont des personnes suprêmement
raffinées, polies, et surtout généreuses. Ce visage qu'elles nous
présentent, c'est le fruit de beaucoup de travail, de réflexion. Or
on ne travaille pas impunément : il en reste quelque chose !
Et pourquoi travaille-t-on ?
Je ne parviens pas à
ne pas imaginer que mon père ait voulu autre chose qu'une vie
« exemplaire », mais pas un exemple que l'on doit
suivre ; un exemple que l'on est invité à raisonner, pour
construire chacun notre propre vie exemplaire.
Sa devise était
« Labor improbus omnia vincit » ? La mienne est
devenue d'abord « D'r Schaffe het sussi Wurzel un Frucht »
(le travail a des racines et des fruits délicieux), puis, plus
récemment « Mir isch was mir macht »… : nous
sommes ce que nous faisons. Mon père était tout ce qu'il a fait, et
il a fait beaucoup !
Nos communautés
ont, plus que jamais, un immense besoin de telles personnalités !