mercredi 27 mars 2024

Comment éviter que le jus de pomme ne brunisse

 
Comment éviter que le jus de pomme ne brunisse ? Il y a de cela un bon nombre d'années, un chef triplement étoilé (français) m'avait interrogé parce qu'il voulait éviter que le jus de pomme qu'il servait à ses clients n'arrive désagréablement bruni sur la table. 

La question était légitime et intéressante, car c'est un fait que les pommes coupées ont leur surface qui brunit et que les jus de pomme, également, brunissent. La question est explorée par la science et la technologie des aliments depuis longtemps, et l'on sait bien, aujourd'hui, que quand on coupe un tissu végétal, on met en contact des composés nommés phénols avec d'autres composés de la classe des enzymes, qui transforment les premiers. 

Insistons un peu, en expliquant davantage. Les enzymes sont des protéines, des composés, donc, mais ce sont des composés particuliers en ce qu'ils sont des protéines de la catégorie des "enzymes", qui agissent sur d'autres composés. Et c'est ainsi que, pour les tissus végétaux, les enzymes de la classe des phénoloxydases peuvent agir sur les phénols pour les transformer en composés très réactifs, nommés quinones, qui engendrent des composés de couleur brune. 

Ainsi la pomme brunit, non pas parce qu'elle serait oxydée par l'oxygène de l'air, mais plutôt parce que les enzymes agissent sur les phénols. 

 

Comment éviter cette réaction ? 

On observera tout d'abord qu'elle a lieu dès que l'on coupe les tissus végétaux, ou dès qu'on les endommage : c'est ainsi qu'une pomme qui est heurtée devient "tallée", avec une calotte sphérique brune dont le volume dépend de l'énergie qui a été communiquée lors du choc. Voilà pourquoi il faut manipuler fruits et légumes avec le plus grand soin. 

D'ailleurs, on devra ajouter que la réaction de brunissement s'accompagne de modifications chimiques, avec des changements de composition, de goût, de nutriments, et pas seulement de couleur ! 

Revenons donc à la question de notre chef : comment éviter le brunissement des jus de pomme ? 

Puisque l'on ne peut pas éviter de couper la pomme pour faire du jus, une première idée consiste à s'opposer à la réaction qui a lieu. On observera avec intérêt, pour avancer dans l'analyse, que les jus d'orange ou de citron ne brunissent que difficilement, parce que ces fruits contiennent beaucoup d'acide ascorbique, la vitamine C... et voilà pourquoi les industriels n'hésitent pas à ajouter de la vitamine C à certains de leurs produits, d'autant que les vitamines sont bonnes pour la santé, et en particulier la vitamine C, qui, si elle était en excès, serait éliminée dans les urines (mais on suppose souvent qu'elle est bonne, en large quantité). 

A noter, en passant, que la vitamine C est classée par la réglementation dans la catégorie des additifs alimentaires, avec le code E300. 

La première proposition que j'ai faite à notre chef était donc d'ajouter de la vitamine C... mais il a refusé, parce que cela aurait été mettre des "produits chimiques" dans les aliments. 

Du jus de citron, alors ? Là encore, il a refusé, parce qu'il me disait que le jus de citron modifierait le goût du jus de pomme, ce en quoi il avait raison. 

Chauffer, pour inactiver les enzymes ? Il m'a répondu que le chauffage changeait le goût du jus de pommes, et qu'il souhaitait faire un goût bien pur, de pomme fraîche, et pas de pomme cuite. 

Attendre le brunissement et centrifuger pour avoir un jus clair ? Il n'avait pas de centrifugeuse, et cela ferait perdre de la consistance, en faisant sédimenter des parties de pulpe. 

Produire le jus sous une atmosphère d'azote gazeux, pour éviter la présence d'oxygène ? Il voyait mal les cuisiniers faire ainsi, dans sa cuisine. 

Utiliser des pommes génétiquement modifiées qui ne bruniraient pas ? Hors de question, bien sûr : il ne voulait pas que sa clientèle consomme des OGM ; dans un restaurant triplement étoilé, y pensais-je vraiment ? 

 

Finalement, puisque l'on ne pouvait agir ni de façon chimique, ni de façon physique, ni de façon biologique, j'ai dû renvoyer notre ami à ses fourneaux en lui disant que son problème n'avait pas de solution. 

 

Avec donc environ deux décennies de recul, je m'aperçois que la position de ce chef était très réactionnaire, parce qu'il refusait des moyens qui, pourtant, était parfaitement admissibles. 

A la réflexion, je trouve même intolérable que notre chef ait refusé la solution de la vitamine C, car son refus était fondé soit sur une crainte ignorante, soit sur de la démagogie mercantile. 

Du point de vue des faits, les quantités de vitamine C sont si faibles qu'il n'y a pas de risques... et que, même, c'est la non utilisation de la vitamine C qui expose les clients de notre ami à des composés plus risqués, qui se forment quand les enzymes agissent sur les polyphénols ! 

Notre chef ne voulait pas que l'on puisse imaginer qu'il transformait chimiquement les aliments, mais la cuisine n'est-elle pas une activité qui modifie chimiquement les ingrédients alimentaires ? 

Ayons le courage de dire ce que nous faisons, et si nous faisons bien (en ajoutant la vitamine C), disons-le honnêtement. Ces temps-ci, je sais que des individus qui prennent l'écologie comme prétexte à des fins politiques ou idéologiques cherchent à instrumentaliser les cuisiniers, en leur proposant de refuser les progrès techniques... et je me souviens que, dans la même veine, il y a environ 20 ans, certains cuisiniers avaient refusé l'agar-agar, les alginates, l'azote liquide, les thermocirculateurs, etc. 

Mais ces mêmes cuisiniers, et ceux qui veulent les instrumentaliser, ne roulaient-ils pas dans de grosses voitures, et leurs restaurants n'étaient-ils pas gérés par des ordinateurs ? 

 

Je propose de l'honnêteté intellectuelle et du courage.


Les droites de régression... et l’enseignement

Pour les apprenants en sciences (bien qu’on apprenne sans cesse), par exemple en licence, on enseigne l’usage des "droites de régression", et je vois qu’il y a lieu de s’interroger sur l’enseignement que nous donnons. 

 

Posons le problème. Soit une série de résultats de mesure, exprimés sous la forme de valeurs obtenues en fonction d'un paramètre de commande. Nous pouvons représenter cela par des points sur un diagramme, avec les résultats de mesure en ordonnées, et les valeurs du paramètre de commande en abscisses. 

Nous cherchons, par exemple, à savoir si les couples de valeurs (abscisse, ordonnée) sont alignés sur une droite. 

Classiquement les étudiants utilisent à cette fin un tableur,  qui calcule par miracle une droite de régression, la droite qui passe "le mieux par les points", et qui affiche éventuellement l’équation de la droite et l’indication "R2 = ". 

Les étudiants apprennent que ce R2, bien mystérieux, doit être supérieur à 0.99 pour que les données soient... bien alignées. Je trouve cette pratique désastreuse, parce que nous enseignons à nos étudiants à appuyer sur un bouton, et à obtenir un résultat sans comprendre ce qu’ils font (ou plutôt si : ils comprennent qu’il faut appuyer sur un bouton... mais ils ne comprennent pas ce que fait le programme de calcul). 

Je sais que certains de mes collègues prônent la division des étudiants en deux groupes : les "mécaniciens" et les "conducteurs de voiture", mais l’affichage de ce R2 est si élémentaire que cela me semble s’apparenter plutôt au fait de s’asseoir dans la voiture, et non pas de la conduire. 

Dans la vraie vie, dans la vie professionnelle, quand on doit commencer à faire de véritables droites de régression, il ne s’agit plus d’une sorte de travaux pratiques prémâchés, de sorte que les étudiants qui savent seulement s’asseoir dans la voiture sont bien désemparés, et c’est là que je les retrouve, en stage, et qu’ils me demandent de l’aide.

 

Qu’est-ce que cet étrange R2 ?

 

Il est si facile de l’expliquer que je trouve désolant que les étudiants ne le sachent pas : la droite que l’on cherche est une droite qui doit passer au mieux par les points. « Au mieux » étant une qualification, il nous faut immédiatement la transformer en quantité. Combien mieux ? 

Pour quantifier de combien la droite passe ou pas par les points, il semble naturel de calculer la distance entre chaque point et la droite, et la qualité totale de l’ajustement peut se faire par la minimisation de la somme de ces distances... à cela près que certaines peuvent être positives et d’autres négatives (des points respectivement au dessous ou au dessus de la droite trouvée) et qu’il y a un risque d’avoir une somme des distances qui soit nulle, par un tel calcul.
On pourrait très bien prendre la valeur absolue des distances et en faire la somme, mais on peut aussi prendre la racine carrée du carré des distances, ou, sans s’en faire, prendre le carré directement. 

Cela fait, la somme des carrés des distances n’est pas un bon indicateur, car imaginons que les points soient distants de 1 sur une droite qui passe par un point d’ordonnée 100 : ce n’est pas la même chose qu’une distance de 1 par rapport à une droite qui passe par une ordonnée 1, de sorte que l’on a intérêt à diviser les distances par la hauteur du point. 

Je ne fais pas ici le cours de statistiques, mais il y a un développement rapide et simple qui conduit ainsi à comprendre ce qu’est ce R2. 

 

A quoi bon calculer soi-même le R2 quand le tableur ou un autre programme (je maintiens que les tableurs ne sont pas des outils corrects, pour les ingénieurs et les techniciens) le fait ?

 Cela permet de s’entraîner à ne pas utiliser quelque chose qu’on ne comprend pas, comme on l’a vu, mais, surtout, il y a la question de la validation ! Quand nous utilisons un logiciel pour faire une régression et quand nous calculons ce R2, comment savoir que le résultat fourni est juste ? 

Bien sûr, on ne manquera pas d’afficher la droite de régression et de voir, à l’œil, qu’elle passe assez bien par les points. Toutefois cela ne sera pas une validation bien forte, et c’est là que je m’interroge : il est si facile de calculer soi même une droite de régression qu’on peut se demander s’il ne vaut pas mieux la calculer soi même, trouver une valeur qui sera ensuite validée par l’utilisation du logiciel. 

De même pour le R2, le calcul est si simple avec un logiciel qui comporte une partie de programmation, même élémentaire, que je ne comprends pourquoi nous éviterions de calculer nous-même le R2, ce qui aurait l’avantage supplémentaire d’avoir le résultat du calcul, d’avoir la validation, et de renforcer nos connaissances en les "révisant" en pratique. 

Finalement je vois à nouveau ici combien est utile cette manière remarquable qu’ont certains amis de prendre les questions à bras le corps, et de ne reposer la chose qu’une fois la compréhension parfaitement obtenue. 

Je n’arrive pas à penser que dans l’enseignement scientifique ou technologique, nous puissions aider de jeunes amis à se former sans les inviter à toujours bien comprendre ce qu’ils font. Même pour un simple "produit en croix", si c’est un procédé automatique, il y a des chances de se tromper... et l’expérience montre que nos amis se trompent, alors qu’il est si simple de poser le problème avec des mots en langage naturel et de le résoudre, en étant absolument certain de la solution que nous avons trouvée. 

Car voilà la vraie question : dans la vraie vie, dans la vie professionnelle, nous ne sommes plus des étudiants où l’erreur n’est sanctionnée que d’un point en moins sur une note sur 20. Nous avons une obligation de résultats, et c’est pourquoi la validation, insuffisamment montrée aux étudiants, s’impose absolument ; par voie de conséquence, s’imposent aussi des méthodes de travail bien différentes des travaux pratiques. 

Finalement je conclus que nous avons besoin de comprendre ce que nous faisons, de valider nos résultats, mais aussi de changer radicalement nos enseignements, et notamment la pratique des travaux pratiques. 

Il faut aussi dire à nos étudiants que le calcul est une chose simple et amusante, qui ne résulte pas de l’application mécanique de règles, mais de la compréhension des problèmes et de l’utilisation de la pensée et de la langue, raison pour laquelle la question principale de l’enseignement des sciences est sans doute l’utilisation d’une langue correcte, à la fois dans le vocabulaire et dans la grammaire. 

Pour la rhétorique et l’éloquence, c’est autre chose, dont nous parlerons une autre fois, car contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas du tout hors sujet dans enseignement scientifique ou technologique, puisqu’il y a des questions de communication à tous les instants du travail scientifique ou technologique, de la publication des résultats, aux conférences, en passant par des réunions, moments où nous communiquons avec des collègues, par exemple. Et puis, la pensée n’est-elle pas une communication avec soi-même ?

La communication, il y a du lien social, de l'art, de la technique.


Hier, de jeunes amis sont venus me présenter un film qu'ils avaient produit, afin de faire la promotion d'un produit (pédagogique). Ils me demandaient ce que j'en pensais, et j'avais des raisons autres qu'esthétiques (au sens de la beauté des images ou du son) de critiquer leur travail : la critique essentielle portait sur le fait que le film restait à la surface des choses, et que le contenu n'était quasiment pas évoqué. 

Or je propose toujours de partie du contenu, et de faire l'habillage ensuite. Quand nos amis sont venus, j'étais en compagnie de membres de notre équipe de recherche ; ayant à m'absenter quelques instant, avant de répondre à la question posée, j'ai proposé à mes collègues de faire la critique du film pendant ma courte absence. Il y a eu des critiques qui faisaient consensus, et d'autres qui étaient plus individuelles, de sorte que nos amis auraient pu juger que tout partait dans tous les sens et que, dans ces conditions, autant laisser le film dans l'état où ils l'avaient produit. 

Toutefois on ne répétera jamais assez que, dans une telle discussion entre "auteur" et "éditeur", chaque critique doit être prise en compte ; la solution à apporter n'est pas nécessairement celle qui est proposée par ceux qui font la critique, mais les auteurs doivent modifier leur production, d'une façon ou d'une autre. Quand on est gêné, à la lecture d'un texte, à l'écoute de musique, au visionnage d'une vidéo, il demeure ce fait essentiel que l'on est gêné et que l'auteur aurait bien raison d'en tenir compte... à sa façon ! 

Car la communication, et c'est bien la communication scientifique qui nous intéresse ici, c'est du lien social, de l'art, de la technique.

 La technique, cela consiste à faire que les images correspondent au son, qu'il n'y ait pas de fautes de français, etc. Bref, il faut que la mécanique de communication soit huilée. 

Tout cela étant fait, il n'en reste pas moins que la communication n'est efficace que si elle nous parle, que si elle est "admissible". Si une musique ne nous plaît pas, nous ne l'écoutons pas. Si un texte ne nous plaît pas, nous ne le lisons pas. Or le "j'aime" relève de l'art : "j'aime parce que c'est beau", ou "c'est beau parce que j'aime", et, là, je suis bien mal placé pour donner des conseils, car bien malin celui qui aurait des recettes de l'art. 

Pour le lien social, c'est essentiel pour notre espèce, et, là aussi, il y a des conseils que je ne sais pas bien donner... mais, il y a plusieurs années, il m'a semblé qu'il existait une relation entre l'art et le lien social, et j'ai proposé cette hypothèse que le construit est beau : si nos amis perçoivent la construction de notre oeuvre, il restera ce fait qu'il y a une construction perçue. Or une construction signifie implicitement "j'ai construit pour toi", et il est bien difficile de refuser un tel "je t'aime". 

Cela dit, mon hypothèse n'est qu'une hypothèse. En conclusion de ce billet trop court pour un sujet si important, je propose de conserver l'idée que quand nous produisons un document, nous devons penser au lien social, à la construction, qui doit être un peu apparente, mais pas trop, sans quoi on sentirait la construction, la transpiration. La technique, elle, doit être parfaite... mais c'est le plus simple.

Qu'est-ce que la crème anglaise ?


Les mets classiques connaissent des variations innombrables, mais nous ne sommes pas tous habilités à dire, à décider, ce qu'est un chat, ou un tournevis, ou une équation... Les mots nous dépassent, et même si des ignorants utilisent parfois les mots dans des acceptions idiosyncratiques, il vaut mieux savoir ce que l'on dit, et recourir au meilleur dictionnaire de la langue française que je connaisse : le Trésor de la langue française informatisé. Hélas, ce dernier n'est pas "fortiche" en cuisine, et c'est ainsi que, pour décrire les "bavarois", il se réfère à un dictionnaire professionnel de 1962. C'est avoir la mémoire bien courte, de sorte que je propose plutôt que nous nous référions non pas au {Dictionnaire gastronomique}, qui est plein d'erreurs que l'éditeur ne veut pas corriger (cela lui coûterait trop d'argent), non pas au {Guide culinaire}, qui est également très fautif (en plus de n'être signé que d'Escoffier, alors qu'il fut écrit par Phileas Gilbert et Emile Fetu, également), mais plutôt à des ouvrages comme celui de Carême ({L'art de la cuisine française au XIXe siècle}), ou de Menon, ou de La Varenne, ou de L.S.R.... 

Et, en tout cas, je propose de combattre absolument le {Codex alimentarius}, qui supporte que l'on fasse de la béarnaise avec de la graisse végétale et des arômes d'échalotes. Luttons contre cette intrusion minable du "commerce", luttons pour que les mots français désignent ce que la France a produit, et non pas une cuisine abatardie par le lucre. 

 

Bref, qu'est-ce qu'une crème anglaise ? 

Là, la cuisine moderne est fautive, parce qu'elle a détourné une préparation classique en conservant un nom qui est maintenant usurpé. Dans le livre de Carême, et d'autres de la même époque, on voit que la crème anglaise est une préparation que l'on obtient avec des jaunes d'oeufs, du sucre, du lait. Il faut 16 jaunes d'oeufs par litre de lait, de sorte que, quand on cuit cette préparation, elle épaissit, par formation de micro-grumeaux de protéines. Aujourd'hui, on macère de la vanille dans le lait : pourquoi pas... mais c'est un goût particulier. 

Aujourd'hui, on n'utilise que 8 jaunes par litre de lait... mais la sauce est alors bien différente de la sauce anglaise, et c'est pourquoi je propose de ne pas la nommer "crème anglaise", mais seulement "crème anglaise allégée". Sans quoi, c'est déloyal, malhonnête ! 

Au fait, que se passe-t-il quand on fait une crème anglaise, ou une crème anglaise allégée ? Observons d'abord que le premier geste professionnel de la recette consiste à fouetter des jaunes d'oeuf avec du sucre. Là, le sucre vient se dissoudre dans l'eau des jaunes (un jaune d'oeuf, c'est 50 pour cent d'eau), en même temps que la préparation blanchit : le fouet introduit des myriades de bulles d'air. 

Puis on ajoute le lait : alors les bulles d'air se dispersent dans le lait et "l'eau sucrée" des jaunes se mêle à l'eau du lait. En effet, le lait, c'est de l'eau, avec des gouttes de graisses dispersées dans l'eau, la teneur en protéines étant forte dans l'eau du lait, et autour des gouttelettes de matière grasse. 

Puis on cuit : alors les protéines en solution dans l'eau coagulent, formant des grumeaux qui sont dispersés dans l'eau. Finalement, l'eau sucrée qui forme la "phase continue" contient, dispersés, des bulles d'air, des micro-grumeaux de protéines, des gouttelettes de matière grasse.

Les outils du calcul

 
Pour faire de la peinture, il faut des couleurs et des pinceaux ; pour faire de la cuisine, il faut des casserole ; pour faire des calculs, il faut des outils de calcul. 

Dans le temps, il s'agissait d'un bâton et de sable (on raconte qu'Archimède fut tué alors qu'il utilisait ces outils sans faire attention à un soldat romain qui s'adressait à lui) ; puis il y a eu le tableau et la craie, puis le papier et le stylo. 

Aujourd'hui, il y a l'ordinateur, de sorte que c'est l'ordinateur, qui doit être utilisé, mais comment ? 

Pour faire fonctionner un ordinateur, il faut des programmes. Bien sûr, dans la très populaire Suite Office, qu'elle soit gratuite (je vous recommande absolument cette dernière : https://fr.libreoffice.org/) ou payante, il y a un tableur, c'est-à-dire un logiciel qui manipule des tableaux de nombres que l'on peut relier par des formules. 

Ces logiciels sont nés à un moment où l'informatique était rudimentaire, et ils se sont progressivement améliorés -bien que peu- avec des fonctions supplémentaires. 

Pour autant, les calculs que font les tableurs n'ont rien à voir avec les calculs que nous avons appris à faire en cours de mathématiques et qui ont été perfectionnés pendant des siècles par des gens de talent et de grande intelligence. Si l'on y réfléchit, les tableurs sont de très mauvais outils, parce que les gens qui calculent bien ne font pas des tableaux avec des cellules qu'ils relient par des relations ; ils calculent en langue naturelle, mais avec des "abstractions" : par exemple, au lieu de dire "la limite de la somme de produits égaux à une petite ordonnée par la valeur de la fonction f de la variable x entre les abscisses a et b", ils utilisent le signe somme. 

Les mathématiques ont leurs raccourcis, mais le calcul se fait en langue naturelle, s'exprime par des phrases, et le symbolisme mathématique ne fait qu'exprimer précisément les phrases qui expriment la pensée. Un calcul, c'est quelque chose qui doit être structuré comme un discours, comme un récit, avec une introduction, un développement, une conclusion. Or un discours, c'est quelque chose qui se comprend, que ce soit par soi-même ou par les autres. Et, souvent, une bonne façon de bien penser consiste précisément à s'adresser aux autres, car le souci d'être clair conduit à plus de clarté pour soi-même comme pour les autres.  Autrement dit, les tableurs sont de très mauvais outils, en général, parce qu'ils ne sont pas faits pour penser en langage naturel. Je ne dis pas qu'il n'est pas utile de faire parfois des tableaux, ce qui peut structurer une pensée, mais pas des tableaux de nombres, car on s'aperçoit bien que chaque fois que nous nous trouvons nous-mêmes devant un tableau de nombres, même si nous avons nous-mêmes produit ce tableau, nous sommes perdus et nous devons nous remettre à comprendre ce que les nombres présentés expriment. Ce qui manque, dans de tels tableaux, c'est notamment une documentation. Bien sûr, ceux qui s'accrochent à leurs tableurs comme les bernicles aux rochers (pourquoi, d'ailleurs ?) me diront que l'on peut remplir certaines cellules des tableaux avec des textes, mais pourquoi fait un tableau si l'on enchaîne les phrases ? Bien qu'un discours, fait des phrases, puisse être mis dans un tableau à une seule colonne, le tableau est superflu, donc gênant. Les tableurs ne sont pas les seuls logiciels que je veux ici critiquer. 

De même, Il y a plusieurs années, dans notre groupe de gastronomie moléculaire, nous utilisions des logiciels dont la structure était fondés sur l'usage de "waves" c'est-à-dire de colonnes de nombres, ce qui s'apparente à des vecteurs. Ces logiciels étaient très bien "pour l'époque" (il n'y avait pas mieux), mais il fallait quand même se tordre le bras pour les utiliser, car la vie n'est pas plus faite de vecteurs qu'elle n'est faite de tableaux. Par exemple, la théorie des nombres n'est pas le calcul vectoriel ou l'algèbre linéaire. A cette époque, nous avions appris à manier ce programme qui manipulait les waves, comme d'autres manient les tableurs, et cela nous avait aidé, mais c'était un pis aller, car il nous manquait un outil plus puissant pour calculer. D'autant que les calculs doivent toujours être faits avec des symboles, et pas avec des nombres. Soit on fait un calcul algébrique, et, quand il est terminé on remplace les lettre par des nombres, soit on fait un calcul d'ordre de grandeur, et alors, la règle de trois suffit. 

On le voit, finalement, ce dont on a besoin, c'est un logiciel de calcul formel, et il en existe plusieurs : R, Maple, Mathematica, Mathlab... Personnellement, alors que je n'ai pas d'action dans aucune des sociétés ou institutions qui produit ces logiciels, j'ai un faible (le mot est faible) pour Maple, que j'utilise tous les jours, toutes le secondes, et qui fait tout ce dont j'ai besoin : il me permet d'écrire, de penser, et, surtout, de calculer, symboliquement et numériquement. 

Finalement je maintiens que nous avons besoin d'un logiciel qui mêle phrases et calculs, mais si, en plus nous avons tableaux, possibilités graphiques, etc., nous serons mieux aidés par nos outils, et c'est la raison pour laquelle je propose que les étudiants en science et en technologie cessent d'utiliser les tableurs pour passer rapidement à l'apprentissage des logiciels de calcul formel.

mardi 26 mars 2024

En sciences, la convention est bien souvent une paresse à combattre.


Dans un billet précédent, j'ai discuté le mot polisaccharide qu'un étudiant utilisait dans une soutenance sans savoir en réalité de quoi il parlait. 

Mais on rencontre cela souvent et même chez des professionnels. Par exemple en sciences et technologie des aliments, on entend beaucoup trop parler d'une certaine "réaction de Maillard" qui aurait lieu dans les aliments chauffés. 

Mais d'une part, cette réaction on s'appelle pas réaction de Maillard est une réaction de glycation, ou une réaction amino-carbonyle, et, surtout,  il y a de nombreuses réactions qui engendrent du brunissement dans les aliments chauffés. La réaction amino-carbonyle, comme son nom l'indique, doit faire intervenir un groupe amine et un groupe carbonyle. Ce groupe amine (-NH2, avec un atome d'azote et deux atomes d'hydrogène, ou -NH-, avec un atome d'azote et un atome d'hydrogène), on le trouve effectivement dans des protéines, dans des peptides, dans des acides aminés... Et le groupe carbonyle peut se trouver notamment dans des saccharides (des "sucres") réducteurs tels que le D-glucose et le D-fructose. 

Avons-nous alors cette réaction amino-carbonyle quand seulement des protéines seront présentes ? Non évidemment  : ce sera une "pyrolyse", ou une "thermolyse",  parfois une hydrolyse, etc. 

Avons-nous cette réaction quand des acides aminés sont en présence de sucre de table, le saccharose, qui n'est pas un sucre réducteur ? Là encore il y a lieu d'y regarder de plus près et de savoir si les conditions particulières dans lesquelles le chauffage se fait peuvent conduire à l'hydrolyse du saccharose et à la libération de D-glucose et de D-fructose, qui pourront éventuellement ensuite réagir. 

D'ailleurs, pour que la réaction ait lieu il faut quand même que ces composés soient réunis et non pas séparés dans des compartiments des tissus végétaux ou animaux. 

Bref, un esprit qui ne serait pas faux aurait raison de ne pas couvrir d'un grand voile son ignorance, de ne pas s'exposer à dire des choses fausses parce que trop générales et, en tout cas, incomprises par lui-même. 

Il y a lieu d'être prudent, précis, de dépasser les conventions telles que "les aliments brunissent en raison des réactions de Maillard" :  cela est non seulement faux mais de plus c'est le signe d'une paresse, d'une ignorance, et d'une certaine malhonnêteté ou impudence puisque l'on n'hésite pas à distribuer des informations fausses en sachant en réalité qu'on ne sait pas de quoi on parle.

Comment faire plus intelligemment ?

 Comment faire plus intelligent que ce que nous faisons déjà ? Nous sommes bien d'accord qu'il y a le contenu, d'une part, et la communication de l'autre, mais je vais partir de soutenances orales d'étudiant pour analyser cette question à laquelle je n'ai pas de réponse : comment faire pour être plus intelligent que nous sommes ? 

 

Je commence par comparer les présentations récentes de deux étudiants : la première était conventionnelle, et tout le monde comprendra si je dis qu'elle était planplan, morne, sans intérêt et...  sans intelligence avons-nous tous conclu. Pour la seconde, en revanche, l'étudiant nous tirait vers des informations que nous n'avions pas et nous étions en position d'apprendre par conséquent. 

Je ne crois pas qu'il y ait une différence de QI entre ces deux étudiants, mais il est certain que le second avait mis en œuvre une méthode qui paraissait plus intelligente  : plus intelligente parce qu'elle était plus efficace dans cet acte de communication qu'était la soutenance. 

Dans ce cas précis, la mise en œuvre d'une méthode plus efficace est une manifestation d'intelligence. Je ne dis pas que le premier étudiant n'aurait pas pu arriver à ce résultat mais il ne l'a pas fait : sa négligence, en quelque sorte, l'a conduit à apparaître moins intelligent, à  faire moins intelligemment. Il y a donc, dans l'intelligence, une projection vers le futur, une imagination, une recherche... Oui je le répète il me semble que une des composantes de l'intelligence puisse être la stratégie d'anticipation.

Passons maintenant à Sherlock Holmes : bien sûr, c'est un personnage fictif, mais n'était-il pas  remarquablement intelligent ? Comme l'étaient les trois princes du conte de Horace Walpole à propos du royaume de Sérendip ? Ou le Dupin de la Lettre volée d'Edgar Poe ?  Pour les princes de Sérendip, ils avaient "deviné" qu'était passé avant eux, sur la route, un chameau  boiteux qui portait une femme enceinte,  ainsi que du miel à gauche et du lait à droite. Ils avaient vu cela à la présence de fourmis d'un côté de la route, et du fait qu'ils avaient trouvé une petite chaussure qui sentait l'urine avec l'empreinte de mains, celles de la femme qui s'était appuyé sur le sol pour se relever. Quant au chameau qui boitait, il suffisait de regarder les empreintes de pas de l'animal pour en être convaincu.
Le sultan avait voulu retenir ces princes très intelligents avec lui,  et le récit continue de signaler des situations où les trois princes manifestaient leur intelligence. 

Intelligence ? Dans le cas du conte -et je suis bien d'accord qu'il s'agit d'un conte- il s'agit moins de capacités que de la mise en œuvre de certaines capacités : au lieu de passer, indifférents, dans le monde, les trois princes observent, raisonnent, mettent en œuvre ce qu'ils ont entre les deux oreilles. 

Là encore, comme pour  l'étudiant efficace précédent, il s'agit de mettre en œuvre des capacités que nous avons tous mais que nous n'exerçons pas suffisamment. 

Il s'agira donc, si nous voulons gagner en intelligence, de ne pas nous contenter de laisser le temps filer, mais de nous arrêter chaque seconde sur les aspects du monde qui nous entoure. 

Et pour la science, il y a cette phrase selon laquelle elle sourit aux esprits préparés : il y a dans les laboratoires une foule d'observation que nous pourrions faire et que nous ne faisons pas, et qui sont autant de fil tendus vers des découvertes que nous sommes invités à faire. 

La première leçon de tout cela, c'est que, lors de nos expérimentations, nous devons absolument tout bien observer, tout consigner, tout photographier, tout enregistrer...  et l'on voit que nous  pouvons maintenant dépasser la question de l'intelligence pour arriver à celle de l'acuité, de notre présence dans le monde.