La fraise encore plus que la fraise !
Mon
cher Pierre,
Nous
savons tous que les fruits et les légumes n'ont leur goût que si le
cuisinier magnifie ce dernier : le goût d'un mets se construit.
Par exemple, pour sentir la pomme, il faudra ajouter du citron, du
gingembre, du poivre, cuire, concentrer… Pour faire sentir les
marrons, il faudra ajouter du fenouil. Pour faire sentir la
courgette, il faudra sans doute de la menthe, que sais-je ?
Oui,
j'ignore le détail de ces opérations des bons cuisiniers
professionnels, même si je n'ignore pas que ces informations
circulent de cuisine en cuisine, au gré des rencontres du
compagnonnage, par exemple. Et je sais aussi combien les cuisiniers
« concentrent » : l'un d'entre eux a même dit que
la cuisine était l'art de « quintessencer ».
Qu'intessencer ?
Il s'agit de produire la « quinte essence », le cinquième
élément… par dérivation de cette opération des chimistes qui
fut la production d'éthanol, l'alcool des « eaux-de-vie »,
un produit qui n'était ni la terre, ni l'air, ni l'eau, ni le feu.
Le sens s'est élargi pour désigner des concentrations, lesquelles
donnent plus de goût aux mets.
Or
tu te souviens que je t'ai proposé de stocker de la poudre de café
dans de l'huile, pour extraire le goût du café par macération. On
peut aussi produire des infusions, ou des décoctions, ou distiller,
ou extraire à la vapeur d'eau, ou même, comme je l'ai proposé dès
1980, utiliser des évaporateurs rotatifs pour récupérer, sans
chauffer, les composés volatils les plus délicats. Ce serait
merveilleux si les cuisiniers disposaient même d'extracteur au
dioxyde de carbone supercritique, mais je crois que nous n'y sommes
pas encore.
En
attendant, revenons à notre fraise, dont nous voudrions qu'elle ait
un puissant goût de fraise. Bien sûr, en choisissant bien les
fraises, en s'assurant qu'elles ont eu assez de temps et de lumière
pour mûrir, je ne doute pas que tu aies pu choisir des fruits avec
beaucoup de goût, mais ne pourrions-nous pas, même pour ces
dernière, en retirer le meilleur ? Un goût de fraise plus que
celui de la fraise ?
C'est
ce que je propose ici.
A
cette fin, je te propose de bien nous souvenir que le goût des
aliments est fondé sur la perception de leur « odeur
rétronasale », leur saveur, leur action trigéminale,
notamment.
L'odeur ?
C'est cette odeur que l'on perçoit en mastiquant, quand les
molécules odorantes libérées par la mastication dans l'air de la
bouche remontent vers le nez par les fosses rétronasales. Ce que
l'on comprend bien quand on se pince le nez et qu'on croque une
graine de cardamome, le nez pincé : on ne sent rien, pas de
« goût »… mais si on libère le nez, alors l'odeur -et
le goût- de la cardamone se font sentir. Cette odeur rétronasale
est due à des molécules que l'on dit « molécules
odorantes », sans surprise.
Puis
la saveur : c'est ce que l'on perçoit dans la bouche, avec des
récepteurs des « papilles ». D'ailleurs, on dit
« papilles gustatives », mais je propose de les nommer
plutôt des « papilles sapictives », puisqu'elles
détectent les saveurs. Dans l'expérience précédente, avec la
cardamome, on perçoit très peu de saveur… parce que les graines
de cardamone ne sont qu'huile essentielle et structure végétale
insipide, mais d'autres produits sont très sapides : pensons au
vinaigre, au sucre, au vin… ou aux fraises. Oui, dans les fraises,
nous aimons le sucre et l'acide, notamment, mais aussi des sels
minéraux et plein d'autres saveurs. Mais, bien sûr, ce sont les
sucres et les acides qui dominent, comme dans beaucoup de fruits.
Les
composés trigéminaux ? Ce sont les frais et les piquants. Il y
en a dans de très nombreux végétaux, de la menthe à la girole en
passant par l'ail, le piment… Et je ne crois pas anodin que les
cuisiniers qui veulent « créer » le goût des produits
sachent si bien marier un poivre avec un gingembre, une menthe avec
un piment…
Bon,
cette fois, nous y sommes. Ma proposition consiste à séparer odeur
de fraise et saveur de fraise, mais en faisant odeur exacerbée de
fraise, et saveur exacerbée de fraise.
Par
exemple, si l'on secoue des fraises broyées avec de l'huile neutre,
dans un bocal, on extrait dans l'huile les composés odorants des
fraises. Cela revient en quelque sorte à faire ce que fait
l'industrie des parfums, à qui l'on pourrait d'ailleurs acheter un
extrait odorant de fraises. Ce cette huile, faisons un gibbs, en
fouettant l'huile dans un peu de blanc d'oeuf, puis en cuisant
quelques secondes au four à micro-ondes.
Pour
la saveur, on récupère le jus, et on l'amende, avec acide citrique,
acide ascorbique, acide malique, par exemple, mais aussi glucose,
saccharose (sucre de table) et fructose… tous composés qui sont
dans le jus de fraise, mais parfois en quantités insuffisantes. Et,
avec la solution formée, on fait un gel.
On
dispose alors du parfum de la fraise séparé de la saveur de la
fraise. Juxtaposé, ils redonneront la fraise, en plus fraise que
fraise, mais pourquoi ne pas les séparer dans l'assiette ? Là,
je m'arrête, parce que c'est ton expertise unique !