mercredi 29 novembre 2023

Qu'est-ce qu'un produit "chimique"

 Lors d'une conférence au Lycée français de New York, Sasha m'a demandé ce qu'est un produit chimique, et je lui ai promis une réponse... distribuée à tous. 

Un produit chimique, c'est d'abord un produit, quelque chose qui a été fabriqué, produit. 

Cela dit, il y a de nombreuses façons de produire un produit. Par exemple, quand on lave une betterave à sucre, qu'on a râpe, qu'on fait infuser les râpures dans de l'eau chaude, que l'on récupère l'infusion, puis quand on évapore de cette infusion, on obtient du sucre de table. Le sucre de table est donc un produit de l'industrie alimentaire ! 

Ce produit est-il « chimique » ? C'est une question trop difficile pour commencer. Je propose donc de partir d'un produit chimique plus simple : l'eau de Javel. Cette fois, c'est un produit, puisqu'il a été produit, mais, ce qui est plus spécifique, c'est qu'il a été obtenu par une « synthèse » : à partir de divers produits, l'industrie a  obtenu un produit nouveau, avec des propriétés nouvelles. 

Parfois, lors des transformations chimiques, les modifications sont mineures, mais les modifications des propriétés sont considérables. Par exemple, quand on part de la vanilline, qui est le produit qui donne essentiellement son odeur à la vanille, on sait facilement fabriquer de l'éthylvanilline, qui donne la même odeur mais mille fois plus puissamment. 

Le sucre, pour y revenir ? La question est difficile, parce que, s'il est vrai que l'on pourrait obtenir du sucre comme indiqué plus haut, l'industrie du sucre utilise une foule de composés qu'elle ajoute au sucre pour en faire le sucre que nous utilisons. Par exemple, l'industrie du sucre ajoute au « sucre pur » (on dit « saccharose ») des agents anti-mottants, qui facilitent la séparation des grains, qui évitent la formation de « mottes ». Du coup, le sucre n'est plus un produit extrait simplement de la betterave, et il contient des composés variés. Le sucre de table est un produit qui est donc fait des produits extraits des plantes, et de produits synthétisés. C'est bien compliqué, n'est-ce pas ? 

Terminons donc plus simplement

La chimie est une science qui explore les transformations des "espèces chimiques", minérales ou organiques. Lors de son travail, elle est parfois conduite à produire des composés nouveaux. Ces composés-là sont "chimiques". 

Puis l'industrie reproduit ces synthèses, ces préparations, ces productions... Et là, ce n'est plus de la chimie. Autrement dit, l'eau de Javel fut un produit chimique la première fois qu'elle fut obtenue ; puis elle est devenue un produit d'une industrie des applications de la chimie.

mardi 28 novembre 2023

La science et ses applications

 Lors d'un récent voyage, j'ai entendu une présentation de « gastronomie moléculaire »... où je n'ai pas reconnu mon activité. Ou, plus exactement, j'ai entendu des choses fausses, ou des choses anciennes, et je ne retrouvais pas l'excitation qui est la mienne, lors de mon activité professionnelle, celle de l'exercice de la gastronomie moléculaire. 

 

Analysons. 

Pour la gastronomie moléculaire, comme pour la chimie ou la physique, il y a d'abord l'activité de recherche, l'activité de production de connaissances, par l'emploi de la méthode scientifique, cette méthode qui conduit à penser que toute théorie est insuffisante, cette méthode qui est dans la réfutation, plutôt que dans la démonstration. 

Il s'agit de recherche scientifique, à savoir une activité qui tend vers la découverte, mais la découverte d'on ne sait jamais quoi. 

Puis il y a l'activité d'enseignement, qui transmet les résultats de cette recherche. Certes, on peut imaginer qu'un enseignement des sciences soit un enseignement de la méthode scientifique, mais le fait est que, le plus souvent, l'on enseigne plutôt les résultats des sciences. 

Or ces résultats sont les « théories », lesquelles sont toujours insuffisantes, pour ne pas dire fausses. On ne doit pas s'étonner, donc, que les scientifiques qui font de la recherche scientifique soient désarçonnés par les enseignements des sciences qui sont des transmissions des résultats, plutôt que l'invitation à la mise en œuvre de la méthode scientifique ! 

Enfin il y a la vulgarisation, et, cette fois, l'emploi des équations, qui subsiste dans l'enseignement, disparaît. 

Dans son premier livre de vulgarisation, Stephen Hawkins explique que son éditeur lui avait formellement décommandé de placer la moindre équation. Car il est vrai que le langage mathématique est comme une langue étrangère : pour ceux qui n'ont pas appris le vocabulaire et la grammaire, les « phrases » (les équations) sont incompréhensibles. Il en va de même du langage de la chimie, et voilà pourquoi les vulgarisateurs sont des « traducteurs ». 

 

Il en va là de la gastronomie moléculaire comme de la physique par exemple.

lundi 27 novembre 2023

Bouger sa tête plutôt que ses doigts !

Un stage, c'est de l'expérience professionnelle... mais faut-il bouger les doigts ou la tête ? 

Les étudiants qui viennent en stage méritent des explications, parce que trop souvent, ils croient que leur travail consistera à « faire des expériences ». 

Chaque fois que j'ai proposé un sujet « théorique », à savoir la rédaction d'une publication à partir de résultats expérimentaux obtenus, ou des calculs, éventuellement théoriques, les stagiaires repoussaient rapidement cette possibilité. Pourquoi ? 

Je crois que la méconnaissance du travail scientifique est la cause de cette confusion. Pour beaucoup, faire de la science « en vrai » (dans un stage, c'est-à-dire un milieu professionnel), c'est faire ce qu'ils ont fait en TP, avec l'idée (fausse, donc) que les cours théoriques étaient les données permettant d'arriver à ce moment si merveilleux qui serait l'expérience. 

Je vois aussi, comme cause, le fait que beaucoup calculent de façon « insuffisante », fragile, et que l'expérience est une sorte de refuge où ils croient qu'ils seront en sécurité. 

Et puis, il y a parfois l'attrait pour les grosses machines : de même que les enfants rêvent de conduire de grosses voitures, certains se disent qu'ils seront des tarzans s'ils font marcher une RMN, une GC-MS… Pourtant, oui, un enfant peut conduire une voiture… mais il peut aussi aller dans le décor. Et puis, appuyer sur des boutons sans comprendre ce que l'on fait ? 

Bref, il y a bien des raisons pour détourner les étudiants de ce qui est le vrai travail scientifique, et les mettre sur la voie de l'expérience… généralement mal faite, parce que la recherche scientifique n'est pas le TP ! 

Tout d'abord, les TP manipulent des quantités visibles, alors que nous manipulons (quand nous manipulons de la matière : je répète que, le plus souvent, nous manipulons des équations) des milligrammes, à peine visibles à l'oeil nu. 

Ensuite les TP sont des séances où l'on obtient toujours un résultat, alors que 95 % du temps de science expérimentale se passe à concevoir et à mettre au point des expériences qui donneront -peut-être- un résultat dans un avenir bien plus lointain que les deux mois que durent souvent les stages. Et, d'ailleurs, le plus souvent, les expériences ne marchent pas, pour mille raisons, qui vont de la non détection de signaux trop faibles à l'absence de réactifs qui tardent à venir.
Enfin, dans les TP, on sait ce que l'on fait, parce que l'on sait ce que cherche. Dans la vraie vie scientifique, le but est la découverte ; or si l'on savait quelle découverte on va faire, ce ne serait pas une découverte, de sorte que la conclusion est claire : on ne sait pas ce que l'on cherche. 

 

Finalement, il faut absolument expliquer que la recherche scientifique est un travail essentiellement théorique : - imaginer des expériences pour tester une conséquence d'une théorie - planifier l'expérience, l'organiser dans les moindres détails - s'assurer que l'expérience a des chances de donner un résultat, soit « faire l'expérience théoriquement » avant de la faire (peut-être) en réalité, afin de savoir si les effets que l'on cherche seront visibles - modéliser le phénomène étudier, afin de savoir à quoi confronter les résultats expérimentaux. Puis : - transformer les points expérimentaux en courbes - calculer les incertitudes de mesure - chercher un modèle théorique pour relier les points - chercher des mécanismes compatibles avec les modèles trouvés Et j'en passe ! On le voit : on se trompe si l'on veut « faire des expériences » !

dimanche 26 novembre 2023

Je suis un mauvais compagnon : les savoirs anciens sont souvent périmés !

Relisant les Etoiles de Compostelle, de Henri Vincenot, j'ai été émerveillé, comme chacun peut l'être, de tout ce savoir des compagnons, lesquels auraient eu un savoir merveilleux, caché, à l'origine de ces extraordinaires cathédrales que nous admirons tous (pourquoi ? parce qu'elles donnent à voir des intentions que notre cerveau, machine à reconnaître des formes, a pour fonction de chercher à décoder ?). 

Et Vincenot de nous dire - rappelons-nous toutefois  que son livre est un roman, c'est-à-dire une invention, une fiction - qu'aucun savoir moderne ne surpasse les savoirs anciens transmis depuis des générations par des initiés. 

Transmission, initiation, savoir ancien... Tous les ingrédients sont là pour nous faire imaginer quelque chose de merveilleux. 

 

Toutefois, ayant compris récemment (voir un billet sur les médecines traditionnelles) que ce qui est ancien est le plus souvent périmé, j'ai repris le livre, et j'ai considéré en détail les pages où il est question de géométrie, sujet que j'aime. 

 

Notamment quand on considère les triangles pythagoriciens, tel celui dont les côtés de l'angle droit font respectivement 3 et 4, de sorte que l'hypoténuse a une longueur de 5, il est dit anciennement que l'angle au centre est une fraction simple de pi. L'arc tangente de ¾ est égal à 0.6435011088... ce qui n'est pas un sous-multiple entier de pi, ni de 2 fois pi. 

Et, quand on creuse un peu la question, on découvre que les bâtisseurs ajustaient toujours un peu l'angle. Il est vrai que l'on peut faire un angle de presque pi sur 7 à la règle et au compas... mais pas pi sur sept exactement, car cet angle n'est pas ce que l'on nomme aujourd'hui "un angle de Fermat". 


De sorte qu'un bon rapporteur vaux mieux qu'un savoir ancien, rudimentaire. 

En pratique, il sera difficile de voir la différence entre l'angle des bâtisseurs de cathédrale et l'angle réel, mais quand même, la manière des bâtisseurs n'est pas juste... et une erreur minime qui est répétée beaucoup de fois peut conduire à une erreur considérable : ne l'oublions pas. 

 

Cette question de la péremption des savoirs est essentielle. 

 

Oui, la péremption des savoirs ancien se retrouve dans de nombreux champs techniques. On la retrouve par exemple en médecine, où nous n'avons aucune raison de nous émerveiller des savoir anciens : acupuncture ou autre. Et je plains ceux qui croient aux "panacées", car elles n'existent pas.

La question est également  cruciale en nutrition, diététique, toxicologie : il n'est pas certain que les aliments traditionnels, fumés par exemple, soient très sains (je parle par antiphrase : en réalité, ces produits sont mauvais pour la santé !). 

La question est cruciale dans l'enseignement  : il n'est pas certain que nos méthodes pédagogiques traditionnelles soient très efficaces (taper sur les doigts avec une règle ? moi élève, je n'achète pas cette méthode). Et ainsi de suite. 


Pourtant, cette espèce de nostalgie de l'enfance qui nous afflige, nostalgie qui se transforme sans doute en la croyance en un âge d'or passé, nous empêtre à tout instant.

Bien sûr, la pensée magique y est pour beaucoup : cela serait si merveilleux que les médecines nous guérissent à tout coup, que des méthodes pédagogiques soient efficaces, et que l'on puisse quarrer le cercle. 

Quarrer le cercle ? Il s'agit de savoir si l'on peut construire un carré de même aire qu'un cercle donné à l'aide d'une règle et d'un compas. Il a été démontré, prouvé formellement, que ce problème n'a pas de solution, et, il y a plus de deux siècles déjà, l'Académie des sciences a décrété, en conséquence, qu'elle ne répondrait plus aux courriers qui lui sont adressés quand l'auteur prétend trouver une démonstration. Cela est impossible, et par conséquent, c'est une grande misère intellectuelle que d'être à la recherche de cette quadrature. 


Bien sûr, la quête est parfois plus intéressante que le résultat, mais faut-il vraiment lancer nos jeunes amis  sur des pistes dont nous savons de façon absolue, certaine, qu'elles sont des culs de sac ? Je propose, au contraire, de leur réserve  nos plus belles questions : celles dont il y a la possibilité d'une réponse utile au terme d'un travail intelligent, celles qui nous semblent fructueuses.

samedi 25 novembre 2023

Ça frémit, ça rougeoie, ça tressaille

 Il a fallu du temps mais ça commence à venir : de plus en plus, il est question de cuisine de synthèse (pour la technique) et de cuisine note à note (pour l'art), et l'on me demande de présenter cela, de l'expliquer, de l'enseigner... 

J'y reviens : la cuisine note à note, c'est le nom donné à la forme artistique de cette cuisine de synthèse que j'ai proposée en 1994 dans un article de Scientific American

Il s'agit de cuisiner avec des composés plutôt qu'avec les ingrédients classiques que sont les viandes, poissons, légumes ou fruits. 

Bien sûr c'est une révolution et les plus classiques d'entre nous ont bien du mal à avaler cela, surtout à une période où il est question d'une toxicité prétendue des aliments qui sont prétendument dit ultra transformés. 

Mais oublions les idéologies et considérons plutôt que cette forme de cuisine est la seule proposition artistique véritablement nouvelle, puisque Michel Bras cuisinait déjà des plantes sauvages il y a un demi-siècle, et que les mousses et autres émulsions ont été proposées dans le cadre de la cuisine moléculaire dès 1980. 

Bref, l'art culinaire tourne en rond, et les prétendus originalités qui consistent à utiliser des herbes ou à faire des fermentations ne sont guère nouvelles. Il n'y a qu'une nouveauté en cuisine : la cuisine note à note. 

 

Or c'est là que je vois du mouvement : environ depuis le mois de septembre 2023, je reçois des demandes d'associations de cuisiniers, d'instituts de formation, et cetera, pour que j'aille expliquer cette cuisine de synthèse, cette cuisine note à note. 

 

Je me réjouis évidemment parce que je pense qu'il y a un terrain extraordinaire de développement de l'art culinaire. Évidemment, je ne peux pas répondre à toutes les demandes, mais qu'importe, tout avance bien, tranquillement, à son rythme, et, ayant déjà eu l'expérience de la cuisine moléculaire, qui avait mis 20 ans à s'imposer, je ne suis pas impatient :  viendra le temps où la cuisine de synthèse s'imposera également à côté de la cuisine moléculaire, et à côté de cuisine plus classique. 

 

Je prédis ici solennellement qu'avec l'avènement de la cuisine de synthèse, il y aura d'extraordinaires et virulentes critiques, par des journalistes ringards ou malhonnêtes qui s'empareront de la chose pour vendre du papier. 

Mais là aussi, j'ai déjà l'expérience et mon cuir s'est durci de sorte que ces gens peuvent toujours causer :  le développement de la cuisine de synthèse ou note à note continuera son petit bonhomme de chemin. 

Après tout, il ne faut pas oublier que je n'ai  rien à vendre et que je ne cherche pas une notoriété que j'ai déjà et dont je me moque : c'est mon travail scientifique qui m'intéresse.

vendredi 24 novembre 2023

Du général au particulier, ou du particulier au général ?

Un étudiant m'interroge sur la stratégie à avoir, car, dans certaines circonstances, je lui avais conseillé d'aller du général au particulier, et, dans d'autres cas, du particulier au général. 

Ma réponse est essentiellement que pour des activités différentes, il n'y a pas lieu d'avoir la même méthode, que l'on ne tient pas un marteau comment tient un tournevis,  que selon les cas l'un ou l'autre s'impose. 

Par exemple, quand on veut construire un texte, un discours, un roman, un rapport, et cetera, il s'agit d'avoir un plan général avant de fignoler les détails. Il faut une organisation et ensuite on peut se préoccuper de chaque point particulier. 

En revanche, pour la recherche scientifique, on part toujours d'un phénomène que l'on explore et c'est ensuite qu'il y a cette merveilleuse étape de l'induction qui a été si bien discuté par Henri Poincaré par d'autres : l'induction, ce n'est pas la déduction, mais, au contraire, cela consiste à  partir de particulier et d'arriver à au général. 

La science veut aussi, comme le disaient Lavoisier, Gay-Lussac ou Chevreul, notamment, trouver des catégories générales à partir des cas particuliers, et l'on va alors  du particulier vers le général. 

 

Deux activités très différentes, deux méthodes très différentes

jeudi 23 novembre 2023

Je viens de m'apercevoir que mes billets discutent souvent des questions épistémologiques ou d'analyses culinaires. Pourquoi si peu de science, alors que ma passion pour la recherche scientifique est « primordiale », fondatrice ?

  Je viens de m'apercevoir que mes billets discutent souvent des questions épistémologiques ou d'analyses culinaires. Pourquoi si peu de science, alors que ma passion pour la recherche scientifique est « primordiale », fondatrice ? 

Autrement dit, pourquoi n'y a-t-il pas, dans ces billets, la présentation de résultats personnels ? Pourquoi si peu de « vulgarisation » ? Bien sûr, il y a ce fait que, essayant de faire de la bonne recherche scientifique, je m'interroge pesamment sur mes pratiques en vue de les améliorer : on ne fonde pas la production de connaissances nouvelles sur des données douteuses. Toutefois il n'en reste pas moins que le Groupe AgroParisTech-INRA de gastronomie moléculaire obtient de nombreux résultats scientifiques, que nous publions dans des revues professionnelles, et que j'ai très peu présentés ces résultats dans ces pages. 

Autre raison : je suis toujours bien plus intéressé par les problèmes posés, les questions dont nous n'avons pas la réponse, que par les solutions que nous avons trouvées, sauf si ces dernières sont en plein cours de l'activité. 

Certes, lors de mes conférences, je suis bien « obligé » de présenter les résultats, ce que je fais d'ailleurs d'une manière très idiosyncratique, sans faire état des innombrables particularités expérimentales auxquelles je tiens pourtant absolument et qui, seules, permettent d'obtenir des résultats de qualité. Comme le dit un ami, « donnée mal acquise ne profite à personne », de sorte qu'il est essentiel de bien « serrer les boulons », c'est-à-dire nous assurer que nos expérience sont faites aussi bien que possible, validées, contrôlées, vérifiées... très longuement. 

Cela explique notamment que notre groupe publie si peu : avant de nous taper sur la poitrine avec fierté (prétention?), je préfère multiplier les angles d'études, ruminer les quelques résultats obtenus, les confronter à d'autres, valider les résultats, etc. Je ne dis pas que nous sommes exemplaires, mais il est exact que nous faisons de notre mieux. 

 

Tout cela étant dit, un ami m'a demandé d'expliquer au moins un résultat récent, et je profite d'une publication récente dont je n'ai pas honte pour répondre à sa sollicitation. 

 

Dans ce travail, il s'agissait d'explorer les performances d'une méthode analytique que j'ai inventée il y a quelques années et que j'ai nommée spectroscopie de résonance nucléaire quantitative in situ.
Ouf ! C'est bien long, et il faut expliquer ce dont il s'agit. Commençons par la « spectroscopie de résonance de résonance magnétique nucléaire ». Spectroscopie : cela signifie que nous produisons des « spectres », c'est-à-dire des groupes de signaux que nous devons apprendre à déchiffrer. Résonance : pensons à une balançoire sur laquelle se trouve un enfant que l'on pousse. Si nous poussons par petites poussées très fréquentes, la balançoire n'ira pas loin. Si nous poussons par petites poussées trop espacées dans le temps, là non plus la balançoire ne se balancera guère. En revanche, si nous poussons au bon moment, c'est-à-dire exactement quand la balançoire est entièrement revenue vers nous et qu'elle commence à repartir vers l'avant, alors nous aurons un mouvement qui s'amplifiera, s'amplifiera… C'est cela, la « résonance ». Magnétique ? Cela signifie que l'on ne pousse pas mécaniquement, mais avec un champ magnétique. Nucléaire ? Là, il faut signaler que, contrairement à ce qu'un public apeuré pourrait croire, il n'y a pas de matériaux radioactifs dans cette affaire, car le mot « nucléaire » signifie seulement « relatif au noyau », sous entendu au noyau des atomes.
Finalement la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire est une méthode d'étude de la matière que je trouve éblouissante, car elle est très élégante : en substance, on plonge un échantillon dans un fort champ magnétique, puis on applique un second champ magnétique perpendiculaire au premier ; on le supprime et l'on enregistre, par un effet analogue à celui qui allume les lampes d'un vélo équipé d'une dynamo, le retour à l'équilibre (magnétique) des noyaux d'atomes figurant dans les molécules qui constituent l'échantillon.
Soyons pratiques : on place un tube contenant de l'eau dans un aimant. L'eau, c'est un ensemble d'objets tous identiques (pardon pour ceux qui savent, mais il y a les autres : nos amis qui ont besoin d'explications), et que l'on a décidé de nommer des molécules. Pour un composé particulier (l'eau, ou bien l'éthanol, ou encore le saccharose, ou la glycérine, etc.), toutes les molécules sont identiques. Et, pour l'eau, les molécules d'eau sont toutes faites d'un atome d'oxygène qui est lié, de part et d'autre, à deux atomes d'hydrogène. Chaque atome est fait d'une partie « centrale », que l'on nomme le noyau, et d'une partie « périphérique », avec des électrons. Il se trouve que les noyaux des atomes d'hydrogène se comportent comme de petits aimants qui s'alignent soit dans le même sens que le champ magnétique dû à l'aimant, soit dans le sens opposé. Là, tout va bien : le système est à l'équilibre. Enroulons maintenant un fil électrique (par exemple un fil de fer, ou de cuivre, par exemple) en une bobine (comme une bobine de fil de couturière), et plaçons cette bobine perpendiculairement à l'aimant. Faisons circuler un courant électrique dans la bobine : cela produit un champ magnétique perpendiculaire au premier. Ce champ magnétique agit sur les aimantation des noyaux des atomes d'hydrogène, et les « bascule ». Puis, quand on cesse de faire passer du courant électrique dans la bobine, l'aimantation des noyaux d'atomes d'hydrogène revient à l'équilibre à une certaines vitesse. Lors de ce retour, un courant électrique apparaît dans la bobine (rappelons-nous l'histoire de la dynamo de vélo), et c'est ce courant électrique que l'on enregistre. Or les noyaux d'atomes ne reviennent pas tous à l'équilibre à la même vitesse, si l'on peut dire, de sorte que le courant électrique qui est enregistré laisse apparaître des comportements différents. Pas pour les molécules d'eau, mais pour d'autres molécules où les atomes d'hydrogène sont liés de façon différente à d'autres atomes de la molécule, souvent des atomes de carbone ou d'oxygène. Par exemple, si l'on a mis dans le tube non pas de l'eau mais de l'éthanol, alors on peut distinguer des atomes d'hydrogène de différentes sortes : les molécules d'éthanol sont toutes faites de deux atomes de carbone liés entre eux ; le premier est attaché, également, à trois atomes d'hydrogène, tandis que le second est attaché à deux d'hydrogène et à un atome d'oxygène qui, lui, est également attaché à un atome d'hydrogène.
On voit ainsi des atomes d'hydrogène de trois « sortes », ou, plus justement, des atomes d'hydrogène qui sont dans trois environnements atomiques différents.
Et c'est ainsi que les « spectres » que l'on enregistre laissent apparaître des signaux électriques de trois sortes, de sorte que, par cette méthode, on « voit » les atomes d'hydrogène dans les molécules de l'échantillon ! Oui, il suffit de deux champs électriques et d'un peu d'intelligence pour « voir atomes ». Extraordinaire, non ?
Ajoutons, pour terminer, que l'on peut faire de même avec les atomes de carbone, de fluor, etc. L'analyse par spectroscopie de résonance magnétique nucléaire (on dit « RMN », en abrégé) est une technique déjà classique, et il existe différentes sortes d'appareils. Certains analysent les liquides, d'autre les solides, par exemple. 

Dans notre laboratoire nous avons utilisé un appareil de RMN dédié aux liquides pour analyser... tout d'abord des haricots verts. Les haricots verts, alors qu'ils sont solides ? Mon idées, il y a plusieurs années, était de penser que les haricots sont solides, certes, mais plein de liquide. Oui, les haricots, mais aussi les carottes, les navets, les fruits, les légumes, les viandes, les poissons… sont solides en apparence, mais ils sont liquides, à l'échelle microscopique. Ou, plus exactement, ce sont des « gels », puisqu'ils sont majoritairement composés de liquide, piégé dans une « matrice » solide. Et c'est pour cette raison que j'ai proposé d'appliquer la RMN des liquides aux haricots verts entiers, ou aux autres aliments. Au lieu faire ce qui était classiquement fait, c'est-à-dire broyer les haricots vert, filtrer le liquide et l'analyser par RMN des liquides, j'ai proposé de mettre directement les haricots dans les tubes d'analyse et d'appliquer les mêmes procédures que pour l'analyse de liquides. Il a été très simple, une fois la difficulté intellectuelle passée, de montrer que cette méthode d'analyse « in situ » permet d'analyser le contenu liquide des carottes, oignons, etc.
Nous en étions là quand j'ai voulu savoir les performances de cette nouvelle méthode d'analyse in situ. Avec une jeune collègue remarquable, Elsa Bauchard, nous avons appliqué la méthode à des carottes : elle a découpé dans des carottes des échantillons très petits (quelques centimètres de long, une section d'environ un millimètre carré) et nous avons analysé ces échantillons par RMN in situ quantitative.
Première observation : la méthode est très répétable, et très précise : sur ces échantillons minuscules, nous parvenons parfaitement à doser les sucres qui sont présents dans les carottes, ou les acides aminés, par exemple. Les sucres ? Les végétaux contiennent tous du glucose, du fructose, et du saccharose, ou sucre de table. Les acides aminés ? Ce sont les constituants des protéines qui font une large partie des viandes, par exemple. Évidemment, dans notre laboratoire, puisque nous faisons de la recherche scientifiques, les adjectifs et adverbes sont interdits, de sorte que, dans nos travaux scientifiques, nous n'avons pas utilisé les termes « précis » ou « répétable » : nous avons quantifié cette précision, cette répétabilité, et c'est cela que nous avons récemment publié.
Bref, notre méthode est très bonne, et en tout cas bien meilleure que les méthodes précédentes. Toutefois, ce qui est mieux, c'est que, quand on découpe les morceaux de carottes dans les parties différentes de la carotte, dans la partie supérieure ou dans la partie inférieure, vers le cœur ou vers la périphérie, on peut doser les sucres dans les différentes parties, et observer les variations de la concentration en ces divers sucres dans la carotte. Quand je dis « sucre » je dois ajouter immédiatement que tous les composés organiques en solution dans le tissu végétal sont analysables, à condition d'être en quantité suffisante. Mais il y a déjà beaucoup d'information à analyser, et donc beaucoup de découvertes à faire. Je ne poursuivrai sans doute pas les études de cette méthode pendant des décennies, mais elle est maintenant raisonnablement au point, et nous pouvons l'utiliser pour des analyses intéressantes de tissus variés. 

 

Terminons en discutant la question de la science et de ses relations avec la technologie. L'amélioration d'une technique est une question technologique. Cela étant, dans notre cas, nous avons appliqué la nouvelle méthode à une question de connaissance pure : à savoir la répartition des sucres dans une racine de carotte. C'était là un travail scientifique. Je ne cherche pas à tout prix à imposer à mes amis des étiquettes, mais je crois qu'il est plus juste de reconnaître honnêtement la nature des choses. Notre idée initiale était-elle technologique ou scientifique ? Elle était certainement technologique, mais ma passion pour les sciences a automatiquement détourné ce travail vers la science : nous savons maintenant comment les sucres se répartissent dans une carotte. Et nous pouvons passer à la question suivante !