vendredi 17 novembre 2023

Traiter de sujets anciens

 Quand je travaillais à la rédaction de la revue Pour la Science, nous avons souvent rencontré le phénomène suivant : après un certain temps, chaque proposition d'article était reçue par un « On l'a déjà traité ». La mécanique quantique ? Déjà vu. Les micro-algues ? On l'a fait il n'y a pas si longtemps. La naissance de l'Univers ? Une vieille lune… 

Certains journaux, radio, télévision ne se seraient pas embarrassés de nos scrupules et auraient sauté sur la moindre actualité pour remplir leurs colonnes, mais, notre travail étant rigoureux et honnête, nous avons souvent conclu que nous ne pouvions pas traiter à nouveau des sujets que nous avions déjà abordés ; nous cherchions à ne pas nous répéter, afin de donner à nos lecteurs une information de valeur (et de qualité, mais c'est une autre affaire). 

 

En réalité, ce choix était peut-être erroné, pour plusieurs raisons. 

 

D'une part, les lecteurs de la revue ne lisent pas tous les articles, de sorte que, en supposant une proportion de lecture de 50 %, nous aurions dû accepter de nous répéter au moins une fois. 

D'autre part, il y avait la question de la nouveauté : si le sujet se présentait à nouveau, nous devions le traiter, afin de ne pas priver nos lecteurs d'informations dont ils avaient envie ou besoin. Autrement dit, il fallait traiter ces sujets, mais les traiter, mais avec un angle nouveau. Au lieu de rabâcher les même métaphores explicatives, il nous revenait d'en trouver de nouvelles, d'originales... 

 

Je me vois aujourd'hui dans le même type de questionnement, car il est vrai que bien rares sont les sujets culinaires dont je n'ai pas fait état, par le passé, dans un de mes livres, articles, interventions, etc. Mais prenez mon jeune « neveu », âgé de moins de 20 ans, et qui se passionne pour la cuisine. Doit-il aller rechercher dans le fouillis de mes publications anciennes l'information dont il a besoin aujourd'hui ? Et les travaux effectués depuis 35 ans n'ont-ils pas conduit à une vision épurée, clarifiée, qui permet donc de donner des explications bien plus simples et plus justes que par le passé ? 

Mon enthousiasme étant intact, la réponse est claire : même si j'ai déjà discuté la confection de la mayonnaise, je ne dois pas m'empêcher de la discuter à nouveau, mais c'est à moi d'aller inventer des mots nouveaux, des idées nouvelles à propos de sujets anciens. Le problème de l'âge qui rabâche ? C'est une question de paresseux, et la conclusion s'impose : à nous de nous émerveiller, sans naïveté toutefois, des extraordinaires sujets qui nous sont soumis, à nous de composer des discours originaux, éclairants, à nous d'utiliser une expérience supérieure pour communiquer de l'enthousiasme avec encore plus d'efficacité que nous ne le faisions naguère.

jeudi 16 novembre 2023

Des cigarettes bio : de qui se moque-t-on ?

 Je m'étais moqué récemment d'un patron de commerce "bio" qui fumait devant la porte de son magasin. 

L'un des commentaires demandait si les cigarettes était elles-mêmes bio, ce qui est quand même le comble (mais j'ai eu la réponse, un jour!). 

Là une information complémentaire, trouvée hier : The nicotine content of aubergines, a concentration of 0.01 mg per 100g, is low in absolute terms, but is higher than any other edible plant. The amount of nicotine consumed by eating eggplant may be comparable to being in the presence of a smoker, depending on the cooking method.[ Edward F. Domino, Erich Hornbach, Tsenge Demana, The Nicotine Content of Common Vegetables, The New England Journal of Medicine, Volume 329:437 August 5, 1993 Number 6] On average, 9 kg (20 lbs) of eggplant contains about the same amount of nicotine as a cigarette. 

La nicotine, il faut le rappeler, n'est pas sans danger : la DL50 (dose qui tue la moitié d'un groupe d'animaux) est de 50 mg·kg-1 (rats, oral), 3,34 mg·kg-1 (souris, oral), 9,2 mg·kg-1 (chiens, oral). Bref, toute cette question du "bon pour la santé" est une vaste rigolade (en revanche, la ciguë est certainement toxique).

Les profiteroles ?

 Profiteroles
Les profiteroles ? Observons que le dictionnaire n’y met qu’un seul « l ». Et quand le dictionnaire est bon, il reconnaît que c’est d’abord un petit pain farci, avant d’être un petit chou garni très conventionnellement de glace à la vanille et nappé de chocolat fondu.
Les profiteroles sont anciennes : dès 1549, on désignait ainsi une «pâte cuite sous la cendre» ; en  1690, un petit pain évidé, farci de béatilles et cuit en potage. Et c’est seulement en 1881 qu’on a nommé ainsi un petit chou empli d'une préparation sucrée.
Une recette pour le « potage profiterolles » ? On en trouve notamment une, en 1651, dans Le cuisinier françois de  Pierre de La Varenne : on prend des petits pains, on en ôte la mie par une petite ouverture, et on passe au saindoux ou au lard ; puis on fait mitonner avec du bouillon, on arrose de bouillon d’amandes, et on les emplit de crêtes de coq, de ris de veau, de champignons ; on arrose de bouillon de sorte que tout soit bu, puis on sert.
Il est amusant d’observer que, en 1758, on dise que cette recette est « ancienne ». François Marin, dans des Dons de Comus, donne la même recette que précédemment, mais avec un garnissage de farce de volaille, graisse de veau et lard, liaison de jaunes d’oeuf ; et il garnit d’ailerons de volailles, de culs d’artichaux, de ris de veau ou d’agnean, de crêtes ou rognons de coqs ; la sauce est un blond de veau.
En 1867, Jules Gouffé conserve la recette, et l’acception du mot « profiterolles », dans un « potage profiterolles au chasseur » : « Ayez 50 profiterolles, c'est-à-dire 50 petits pains faits avec la pâte de pain au lait de 2 centimètres et demi de large ; videz-les en dessous, enlevez la croûte du fond et la mie de l'intérieur ; puis remplissez-les de farce de gibier  ; beurrez un plat à sauter ; faites pocher au four les profiterolles, et lorsqu'elles sont pochées, rangez-les dans la soupière ; versez dessus 3 litres de consommé de gibier ; servez. »
Et un an plus tard, Urbain Dubois écrit également :  « Potage aux profiteroles. Tenez en ébullition, dans une casserole, 4 litres de bon consommé de volaille. — Cernez une vingtaine de petits pains à profiterole, en faisant une ouverture ronde sur le haut, pour les vider de la mie, mais en réservant le couvercle; emplissez le vide avec une macédoine de légumes coupés en très-petits dés ; couvrez les profiteroles, rangez-les dans une casserole en argent ou un plat creux, arrosez-les avec du bon dégraissis frais de marmite, faites les gratiner au four, en les arrosant de temps en temps; versez le consommé dans la soupière; envoyez les profiteroles séparément. »
Hélas, Joseph Favre, dont le Dictionnaire universel de la cuisine pratique est souvent si bien, détourne la définition. Puis le Guide culinaire poursuit l’erreur.
Il faut donc le dire et le redire : des profiteroles sont de petits pains farcis et mitonnés dans du bouillon, avant d’être le dessert très convenu que l’on trouve sur bien des tables.

mercredi 15 novembre 2023

J'ai longtemps tourné autour du pot, à propos de la dénomination de la science qui explore les réarrangements d'atomes, mais je crois que j'y suis.

  J'ai longtemps tourné autour du pot, à propos de la dénomination de la science qui explore les réarrangements d'atomes, mais je crois que j'y suis. 

 

Je reprends : 

Attendu 1 : on nommera "assemblage d'atomes" une molécule, un cristal, un métal... bref, un groupe d'atomes liés par la "mise en commun" d'électrons, ce que l'on pourrait également dire "échange d'électrons", ou "recouvrement d'orbitales", ou toute autre dénomination qu'il serait plus juste de trouver pour bien décrire des associations un peu stables. 

Attendu 2 : l'activité qui consiste à explorer les assemblages d'atomes est nommée depuis longtemps la "chimie" (il y a eu des hésitations avec "alchimie", mais la question semble réglée. 

Attendu 3 : la production de nouveaux assemblages d'atomes, est une activité technique. 

Attendu 4 : il y a une différence entre science et technique, puisque la première produit des connaissances tandis que la seconde produit des artefacts matériels. 

Conclusion intermédiaire : il faut un nom particulier pour la science qui explore les modifications d'assemblages d'atomes, disons notamment les réorganisations d'atomes, entre assemblages que l'on met en présence. 

Attendu 5 : une telle science est une science de la nature, donc une partie de la "physique". 

Attendu 6 : une telle science est une partie de la physique seulement, et notamment la partie qui concerne la chimie. 

Conclusion : il faut donc que cette science soit nommée "chimie", et que la production technique de composés prenne un autre nom. 


mardi 14 novembre 2023

À propos du film Dodin Bouffant

 

Le film Dodin Bouffant, qui est sorti en salles la semaine dernière, est tiré d'un livre de Marcel Rouff. Je connais quasiment par cœur ce roman qui raconte l'histoire d'un gastronome "absolu"  et de ses cuisinières.

L'intrigue est  mince parce que le livre n'est pas un livre d'intrigue : en substance, le gastronome vit des repas heureux avec la première cuisinière, d'un grand talent, mais cette dernière meurt ; notre gastronome est désemparé jusqu'à ce qu'il trouve une perle rare, qu'un prince cherche à lui débaucher.
À ce propos, il y a une petite péripétie, à savoir que le prince, ayant entendu la réputation du célèbre gastronome, l'invite à dîner et veut l'épater par la quantité des mets servis, ce qui est évidemment grossier, alors que le gastronome, pour lui rendre sa politesse, lui prépare un simple pot-au-feu, mais un pot-au-feu parfait. Tout est là deux : la qualité contre la quantité. Pour faire bonne mesure, il y a trois amis du gastronome qui partagent sa gourmandise, seuls invités -parce que seuls dignes- à déguster les mets extraordinaires qui sont préparés.

Le livre, plus qu'un roman, est une évocation de gourmandise, à la façon de Lucien Tendret, auteur de La table au pays de Brillat-Savarin, également un livre de gourmandise, tout comme le fut avant celui d'Alexandre-Balthazar Grimod la Reynière ou celui de Jean-Anthelme Brillat-Savarin lui-même.
C'est bien de la "littérature gastronomique", parfois de la description, ce qui s'apparenterait à du documentaire, parfois de l'imagination, de la poésie...

Pour en revenir au film, la difficulté du cinéaste était évidemment de produire une œuvre qui ne soit pas infidèle, qui ne heurte pas les connaisseurs du livre, et la seule façon d'y parvenir était de prendre un parti. Ici, le parti a été de présenter une histoire d'amour entre le gastronome et la cuisinière, qui est -dans le film- moins une domestique qu'une femme de tête.
Il y a un personnage secondaire, à savoir la très jeune fille d'un couple d'agriculteur voisin, qui a un palais d'une remarquable sensibilité et qui veut absolument faire un apprentissage chez le gastronome.

Comment tout cela peut-il faire deux heures de (bon) spectacle ? C'est que en réalité, c'est plutôt la cuisine, sa gestuelle, ses ambiances, ses images, qui font le film. Pierre Gagnaire a été le conseiller culinaire du film, et on retrouve sa patte dans l'ensemble de ces éléments : de la cuisine élégante plutôt que gargantuesque, de la qualité plutôt que de la quantité.

Ce qui pose la véritable question de la gourmandise :  n'est-elle de l'abondance ou plutôt l'idée qu'on s'en fait ? Bien sûr, le film nous montre une extraordinaire brioche, énorme, que déchirent  les trois amis gourmands du gastronome, mais, même là, tout épuré : la brioche est un profil isolé, dans un contre-jour où les gourmands sont des ombres chinoises. On sent dans leurs gestes, d'ailleurs, la consistance de la brioche, et ceux qui aiment cette préparation savent combien la mie très particulière d'une brioche réussie a quelque chose de merveilleux, une souplesse qui rappelle une sorte de gros édredon bien gonflé d'un lit accueillant.

Le film tient donc bien sûr sur quelques acteurs, mais, surtout, sur une ambiance :  une ambiance de campagne, bourgeoise, ancienne, mais modernisée parce qu'elle est ensoleillée, fleurie, un peu comme dans la Comédie érotique d'une nuit d'été, de Woody Allen, mais en plus fleuri, plus frais. Surtout, il y a des ambiances sonores :  certaines scènes sont comme des natures mortes, vivantes pourtant, sur lesquelles le réalisateur a la merveilleuse idée d'y mettre une sorte de bruit de souffle, comme un grand vent qui n'aurait pas les effets qu'on en attendrait. Cela embellit des scènes, leur faire prendre une dimension qui dépasse un aspect visuel bien limité ;  une sensorialité supplémentaire est ainsi donnée.

Au fond, le film me permet de me reposer la question du fantasme en cuisine. Pour bien comprendre l'affaire, il faut rapprocher ce film de la nouvelle des Trois Messes basses par Alphonse Daudet. Dans les Trois Messes basses, le curé se damne parce que son garçon de messe est en réalité le diable, qui lui fait abréger le service divin en lui faisant miroiter des mets merveilleux qui seront servis à la table du soir. Des dindes truffées, par exemple (en écho, il y a des poulardes en demi-deuil dans le film de Dodin Bouffant).  Certes, il y a  cette idée de Pierre-François la Varenne selon laquelle "les morceaux caquetés en paraissent meilleurs", à savoir que quand on mange, ce dont on parle prendre une autre dimension. Mais il y a surtout l'évocation avant le repas et cette évocation est sans doute bien plus puissante que sa monstration. La gourmandise veut beaucoup, mais, à montrer beaucoup on risque de tomber dans une certaine vulgarité goinfre... qui n'est plus la gourmandise. Inversement, si l'on montre peu mais raffiné, alors la gourmandise risque de ne pas trouver son compte... sauf si l'on parle.
Finalement, je crois que pour ce qui me concerne le montrer est bien, le donner à sentir est encore mieux, et en parler permet de gagner l'ensemble des territoires sensoriels. On ne dit pas, on ne dira jamais le goût, mais on donnera l'envie de le connaître.
Et c'est ainsi qu'il y a des termes merveilleux : lièvre à la royale façon du sénateur Couteaux, faisan à l'Albuféra, poularde demi-deuil... Dans chaque cas, on ne sait pas parfaitement ce dont il s'agit, mais l'incertitude ou l'ignorance augmente la gourmandise. Et quand on sait exactement ce dont il s'agit, il y a la perspective de comparer la prochaine expérience avec les précédentes.
La gourmandise ? Un beau Mystère.

La cuisine, statistiquement



Dans Mon histoire de cuisine, j'ai discuté la question de 14 commandements de la cuisine, ce que je nomme personnellement les bases de la technique culinaire. C'est un message d'espoir qu'il n'y ait que 14 phénomènes essentiels à considérer, contre bien plus si l'on reste au niveau culinaire.
Cependant, j'aurais également pu examiner les transformations culinaires en termes statistiques, et comprendre que nous mangeons essentiellement des tissus végétaux (fruits, légumes) ou animaux (oeufs, viandes, poissons).
Ainsi,  au-delà de préparations particulières telles que les sauces, il y a d'abord lieu de se préoccuper de ses cuissons-là.

Pourquoi la cuisson ? Parce que l'on assainit biologiquement et chimiquement, que l'on change  la consistance, que l'on augmente la bio-activité des nutriments et que l'on donne du goût.
Pour l'assainissement biologique, il faut considérer que les tissus animaux et végétaux sont contaminés à l'extérieur par des micro-organismes pathogènes, et à l'intérieur par les parasites. Un traitement thermique peut inactiver les deux types d'organismes nuisibles à notre santé.
D'autre part, le traitement thermique peut rendre comestibles certains ingrédients (pensons aux haricots) en dégradant  certains composés toxiques naturellement présents, telles les lectines (hématoagglutinantes).  
Pour la question de la consistance, il y a des cas où l'on veut l'augmenter, tel l'oeuf que l'on fait coaguler, et des cas où l'on veut le réduire, telles des tissus végétaux très durs. L'amollissement que provoque la cuisson  a pour effet une augmentation de la bioactivité des nutriments :  certains composés présents dans les tissus végétaux ou animaux sont peu assimilés quand ces tissus sont crus, mais ils  sont bien plus disponibles quand les tissus sont cuits. Par exemple, c'est le cas de composés tels que le bêta-carotène les carottes, par exemple, ou encore des sucres et des acides aminés. Il a été proposé que l'espèce humaine ait évolué par rapport aux grands singes parce que  le fait de manger des aliments cuits permettait de gagner du temps sur des mastications interminables.
Enfin la cuisson change le goût, et c'est un fait que nombre de mammifères préfèrent le goût des aliments cuits à celui des ingrédients crus.

La "cuisine", c'est ainsi d'abord la cuisson des tissus végétaux ou animaux. La cuisson ? Cela correspond à un traitement thermique, qui peut se faire de différentes façons : par conduction, par rayonnement, par des réactions avec des composés variés (sel, sucre, éthanol, acide, base).
Pour la conduction, elle peut se faire  par contact avec un solide chaud, un gaz chaud, un liquide chaud, qui peut être soit une solution aqueuse, soit une huile. Selon les procédés, on chauffe  une face seulement de l'aliment, comme dans les friture plate, ou au contraire plusieurs faces, comme pour dans un rôtissage ou dans une friture.  Et, dans tous les cas, l'effet est le même :
- pour les viandes : dissolution du tissu collagénique, coagulation des protéines des fibres musculaires, pertes éventuelles dans le milieu de cuisson
- pour les légumes : amollissement du tissu végétal par dégradation des pectines des parois végétales.

Voilà des "bases" simples et utiles ! 




lundi 13 novembre 2023

Le gastronome Jean Antelme Brillat-Savarin évoque avec éloquence les grenadins de veau, ces pièces de veau si tendres qu'on peut les manger à la cuillère. A la cuillère ?

 Le gastronome Jean Antelme Brillat-Savarin évoque avec éloquence les grenadins de veau, ces pièces de veau si tendres qu'on peut les manger à la cuillère. A la cuillère ? 

La viande serait-elle suffisamment tendre, naturellement, pour que l'on puisse ainsi la diviser ? Il est vrai que certaines viandes extraordinairement persillées se défont facilement, au point que certains cuisiniers les reconnaissent en les pressant entre deux doigts : ces derniers s'enfoncent comme dans du beurre. Ou bien est-ce le résultat d'une cuisson particulière ? Quand une viande est très tendre, la cuisson doit absolument éviter de la durcir, de la maltraiter. Comment faire ? 

Pour un tel cas, on se souvient que la viande est faite de fibres musculaires, sortes de sacs allongés, collés les uns aux autres. La cuisson coagule l'intérieur des fibres, tel du blanc d'oeuf qui cuirait, de sorte que l'on comprend, en conséquence, qu'il faut cuire très peu, à une température assez basse pour assurer la coagulation sans évaporer l'eau qui fait la jutosité ni former trop de réseau protéique, qui, tel un œuf dur caoutchouteux, « solidifierait » trop l'eau. 

Deux cas se présentent : soit on met la viande dans un liquide parfumé, et l'on chauffe pendant très peu de temps à très petits frémissements, soit on chauffe sur une poêle très chaude, et l'on colore rapidement de chaque côté. Pour les viandes dures, l'analyse est différente. Ces viandes sont celles dont le tissu collagénique est plus abondant, plus résistant. Dans un tel cas, la viande est dure initialement, et la question est de l'attendrir. 

 

La clé de la solution est la suivante : à partir de 55°C le tissu collagénique se dissout dans le liquide qui environne la viande. C'est là que la cuisson à basse température s'impose : on met la viande dans un liquide, et l'on chauffe à une température comprise entre 60 et 70° pendant très longtemps, afin d'assurer la dissolution du tissu collagénique. L'intérieur des fibres coagule délicatement, ce qui durcit la viande, mais le tissu collagénique se dissout, ce qui permet aux fibres de se séparer mollement. Une conséquence en est que si le liquide de cuisson a bon goût, il peut entrer dans la viande par capillarité, ce phénomène physique qui fait monter l'encre entre les poils des pinceaux. 

 

Pourquoi cette montée capillaire ? Parce que les molécules d'eau sont composées d'atomes d'hydrogène et d'oxygène, et que, dans les molécules d'eau, les atomes d'oxygène attirent plus les électrons que les atomes d'hydrogène, ce qui crée l'apparition de charges électriques sur les deux types d'atomes. D'autre part, le collagène qui gaine les fibres, et qui est présent à l'extérieur de ces dernières, a également des atomes d'hydrogène et d'oxygène, chargés électriquement, de sorte que, puisque des charges électriques de signes opposés s'attirent, tels des aimant, les molécules d'eau collent au tissu collagénique, et, de proche en proche, remontent vers l'intérieur de la viande. De la sorte, à l'issue d'une longue cuisson, la viande se gorge de liquide de cuisson, tandis qu'elle s'attendrit. 

 

A cette description, on aura compris qu'il existe une véritable possibilité de donner du goût à une viande : il faut cuire dans un liquide qui a du goût. C'est pourquoi les professionnels ne cuisent jamais dans l'eau, mais dans du vin, un fond corsé, etc. On observera d'ailleurs que ce liquide , qui ne doit pas être trop salé, peut-être réduit en fin cuisson : quand la viande est tendre, on récupère le liquide, et on le fait bouillir sans couvercle, afin que l'eau s'évapore.

 Certes, on perd nombre de composés odorants (il faudra considérer dans un autre billet comment on pourrait éviter ce gâchis) mais on concentre en espèces solubles et non volatiles : acides aminés, sels minéraux, sucres… 

 

De sorte que l'on obtient finalement un liquide qui a beaucoup de goût, avec lequel on nappera la viande. Finalement les grenadins de Brillat-Savarin ne sont pas un doux rêve, mais une réalité accessible à qui connaît les bases de la gastronomie moléculaire.