On entend parfois parler de vérité, à propos de science. On dit (parfois) que la science est la recherche de la vérité, ou que la science est le domaine de la vérité... Mais tout cela est-il bien légitime ?
La science considère des « faits », et, si je ne méconnais pas les innombrables débats à propos de ce mot (tout comme d'ailleurs à propos de vérité), il faut éviter de se contorsionner intellectuellement. C'est un fait qu'un morceau de sodium qui tombe sur de l'eau fait au minimum une grande lueur, ou au maximum une explosion ; en tout cas, il se passe quelque chose. Cela a été, cela est, et cela sera si l'on refait l'expérience dans les conditions où nous l'entendons tous : à savoir à la température ambiante, avec des masses macroscopiques que l'on n'aurait aucune peine à préciser. De même, c'est un fait que la pomme tombe de l'arbre, dans les conditions (que l'on pourrait préciser) habituelles.
Les faits ne sont ni vrais ni faux : ce sont des faits. Il n'y a pas de valeur de vérité pour les faits : un « fait faux » n'est pas un fait, tout comme un « carré rond » n'existe pas.
Et les théories ? Là, c'est encore plus simple, parce que les théories scientifiques sont toutes insuffisantes, donc fausses. De sorte que, bien entendu, elles ne sont alors pas « vraies ».
Et, en conséquence, la science ne cherche certainement pas la vérité, mais elle cherche les mécanismes des phénomènes, sous la forme de théories (idées, concepts, relations quantitatives entre des concepts) qui sont insuffisantes et dont on cherche lentement à augmenter les capacités prédictives. Souvent, on avance par petits pas, et, parfois, il y a un saut conceptuel, un changement complet de cadre descriptif, comme quand on est passé de la physique classique à la physique quantique.
Mais pas de vérité, dans tout cela !
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
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samedi 7 juillet 2018
lundi 14 mai 2018
Faut-il encore le répéter ? La cuisine ne sera jamais une science de la nature
Vers
une science culinaire ? Oui et non : tout dépend de ce que
l'on nomme « science ».
Contrairement
à ce que certains croient (en raison de déclarations fautives de
grands cuisiniers du passé), la cuisine ne sera jamais
scientifique, au sens des sciences de la nature que sont la physique,
la biologie... En effet, les sciences de la nature cherchent les
mécanismes des phénomènes, alors que la cuisine est l'activité de
production des mets. La raison de la confusion ? Le mot
« science » a souvent été utilisé dans l'acception de
« savoir », bien plus large que le sens qui est retenu
par les sciences de la nature, et l'on confond bien trop souvent la
rigueur avec la science.
Régulièrement,
certains répètent une citation d'Auguste Escoffier, surtout quand
ils sont accueillis dans l'Association des Disciples d'Escofffier :
la cuisine deviendrait un jour une science.
Une
science ? Le mot « science » a plusieurs acceptions,
mais, pour notre discussion, il faut en retenir trois, avant de
commencer la discussion:
- le
savoir, comme dans des expressions « la science du
coordonnier »
-
les sciences de la nature : chimie, physique, biologie
-
les sciences de l'humain et de la société
Escoffier
a donc écrit que la cuisine deviendrait une science. Soit, mais
quelle « science » ?
Si
c'est un simple savoir, certainement : d'ailleurs, de ce point
de vue, la cuisine ne deviendra pas une science, mais elle l'est
déjà, car tout cuisinier a un savoir.
En
revanche, la cuisine ne sera jamais une science de la nature, même
si elle devient plus rigoureuse. En effet, les sciences de la nature
ne sont pas simplement des activités précises, comme on le croit
souvent, mais des activités entièrement « spéculatives »
(Louis Pasteur a bien distingué les sciences -de la nature- et les
applications des sciences), qui ont une méthode qui consiste en :
(1)
observer un phénomène ;
(2)
le caractériser quantitativement (ici, quantitativement est le
mot essentiel : il faut des mesures, des nombres);
(3)
réunir les données quantitatives en « lois »,
c'est-à-dire en équations ;
(4)
chercher des théories quantitativement compatibles avec des lois
(par « théorie », il faut entendre « système
d'équations »);
(5)
chercher des conséquences des théories en vue de les réfuter par
des expériences
On
le voit, cette activité entièrement différente de la cuisine, que
cette dernière soit précise ou pas. Il ne s'agit pas, il ne peut
pas s'agir de produire des aliments, mais d'étudier.
La
cuisine pourrait-elle devenir alors une science de l'humain et de la
société ? Non, car la cuisine n'est pas une étude, mais une
production. Ne confondons pas le spéculatif et l'opératif… en
précisant que je ne mets pas l'un plus haut que l'autre. Ce ne sont
pas des activités comparables.
Quelques
grands anciens… qui n'ont pas toujours eu raison
Mais
avant Escoffier, il y avait eu Carême : « La cuisine se
veut également une science ». Que cela signifie-t-il ?
Manifestement, oui, la cuisine est associée à un savoir, et il y a
beaucoup de connaissance empirique dans la production d'aliments. Par
exemple, le cuisinier sait bien apprécier des consistances, des à
point de cuisson, ces moments où les émulsions sont sur le point de
tourner, etc.
De
sorte qu'il faut conclure que l'acception de Carême doit donc être :
un savoir.
Et
oui, l'activité culinaire est évidemment pleine de savoirs
techniques. Autrement dit, quand Carême dit que la cuisine est une
science, c'est une évidence.
Puis,
quand Carême indique « La science culinaire est plus
salubre à la santé des hommes que tous les doctes préceptes de
ceux qui prolongent les maladies par spéculation », c'est
bien, à nouveau, l'acception de savoir qu'il retient, pas celle de
science de la nature.
Les
cuisiniers français Urbain Dubois, Emile Bernard, Jules Gouffé ou
Joseph Favre poursuivent l'idée, mais quand ils disent utiliser des
mesures précises, ils ne font pas des sciences de la nature pour
autant, parce que la production, d'un côté, et la recherche
scientifique, de l'autre, n'ont rien de commun. La production
produit, alors que la science de la nature analyse en équations. On
gagnera à relire Louis Pasteur, qui a bien expliqué les
différences. Et l'on se contentera d'observer que oui, certains
cuisiniers sont précis, rigoureux.
Favre,
lui, évoque une « cuisine scientifique », qui serait,
de toutes les sciences, celle qui s'attache à l'art de bien préparer
les aliments ». Cuisine scientifique ? J'aimerais bien que
l'on me dise ce que cela signifie : quel est ici le sens de
scientifique ? Scientifique au sens de savoir ? Ou de
science de la nature ? Je propose de penser que, à nouveau,
cette citation est confuse. D'ailleurs, ce n'est pas le fait d'être
précis qui fait d'une activité une science de la nature ; une
cuisine précise est une activité technique précise, qui,
d'ailleurs, se double d'une composante artistique et d'une composante
sociale.
Passons
à cette citation d'Escoffier qui est reprise partout, et qui est
parfaitement fausse : « La cuisine, sans cesser d'être un art,
deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques
trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne
laisseront rien au hasard ».
Là
encore, je propose de penser que cette proposition est soit fausse,
soit tautologique. La cuisine ne deviendra jamais scientifique,
au sens des sciences de la nature, parce que, je le répète, la
cuisine est une production, et pas une recherche des mécanismes des
phénomènes. Et ce n'est pas parce qu'Escoffier était un grand
restaurateur que nous devons gober ses élucubrations pour autant.
D'autant qu'Escoffier, à ma connaissance, n'a jamais manié
d'équations, lesquelles, on le répète, sont l'essence même des
sciences de la nature.
Mais,
pour ne pas lasser, je propose de laisser de côté le sens de savoir
pour science, et d'introduire une nouvelle distinction, entre
technique, technologie, et science (de la nature).
La
cuisine, puisqu'elle est une production de mets, sera toujours une
activité technique et artistique (le bon, c'est le beau à manger),
assortie d'une composante sociale. Jamais, par principe, elle ne
pourra devenir scientifique, sans quoi elle ne serait plus une
activité de production de mets, mais une science de la nature, qui,
alors, ne serait précisément plus de la cuisine.
Et
c'est là la raison pour laquelle nous avons été conduit à créer
une discipline scientifique, au sens des sciences de la nature, sous
le nom de gastronomie moléculaire (à ne pas confondre avec
la cuisine moléculaire). Pour le reste des temps, il y aura donc la
cuisine, activité de production de mets, qui ne sera jamais une
science de la nature, et la gastronomie moléculaire, science de la
nature, qui ne produira jamais de mets.
Parfois,
certains citent Edouard de Pomiane, qui avait introduit le mot
« gastrotechnie » dans les années 1950, mais on trouvera
dans « Pourquoi
la cuisine n’est pas une science ?” (Sciences
des aliments,
2006, 26 (3), 201-210) une analyse de la
confusion intellectuelle qui conduisit à cette proposition.
Microbiologiste à l'Institut Pasteur, Pomiane fut célèbre de son
temps… mais ses ouvrages ne sont en réalité que des livres de
recette par un amateur (éclairé) qui, quand il évoque des
phénomènes physico-chimiques, écrit des absurdités.
Je
ne prends qu'un exemple parmi mille : Pomiane dit avec beaucoup
d'autorité qu'il faut un fouet en fil de fer, et un cul de poule en
cuivre, pour monter des blancs d'oeufs en neige, parce que cela
ferait un effet pile… mais n'importe qui peut s'amuser à monter
des blancs en neige avec un fouet en plastique dans un bol en
plastique, système où il n'y aura aucun « effet pile ».
Je tiens à la disposition de qui veut les réfutations des
prétentions scientifiques de Pomiane (pas à propos de
microbiologie, discipline où je ne suis pas compétent).
Plus
récemment Jean-Pierre Poulain propose que l'expression « cuisine
moléculaire » désigne l'application des connaissances de la
chimie et de la physique modernes à la cuisine. Puisque je suis
moi-même celui qui introduisit l'expression « cuisine
moléculaire », je peux témoigner que cela n'est pas
complètement faux, bien que, en réalité, j'ai défini la
cuisine moléculaire comme la forme de cuisine qui utilise des
ustensiles rénovés (par rapport à ceux de Paul Bocuse, dans la
Cuisine du Marché). Passer des ustensiles à l'application des
connaissances, il n'y pas grande différence, même si je propose de
conservation ma définition plutôt que celle de J.-P. Poulain.
Tout
cela étant posé, ayant j'espère avoir bien séparé la science (de
la nature) et la cuisine, il faut discuter une phrase que j'ai dite,
et qui prend un autre sens quand elle est sortie de son contexte.
Oui, la cuisine n'évoluera que si les cuisiniers la font évoluer.
J'aurais beau faire toutes les propositions de nouveautés que je
veux, la cuisine ne changera que si ces nouveautés sont mises en
œuvre. Mieux encore, il faudra poursuivre l'inlassable œuvre
d'explication, de présentation, de collaboration, afin que le monde
culinaire s'empare des nouvelles techniques proposées, notamment
dans la cuisine note à note.
jeudi 7 janvier 2016
Par email, par courrier, par téléphone, par sms, je reçois de très
nombreux messages d'étudiants intéressés par la gastronomie moléculaire
ou par la cuisine moléculaire, voire la cuisine note à note, ce qui me
réjouit évidemment, car cela prouve que je réussis à partager ma passion
pour la connaissance et ses applications.
Pourtant j'ai souvent peur que nos amis soient déçus, notamment quand il s'agit d'étudiants qui me demandent s'ils peuvent venir faire un stage dans notre équipe de recherche. Par exemple, ce matin, une étudiante anglaise me disait s'être amusée beaucoup à faire des chocolats chantilly, des berzélius, des gibbs… La semaine dernière, c'était un correspondant autrichien qui faisait un dirac et un gibbs. Je ne parle pas de ceux qui font des perles d' alginate ou qui utilisent des siphons, car il s'agit là de cuisine moléculaire, telle que je l'ai proposée il y a 35 ans, et ma réponse est alors qu'ils feraient mieux de s'intéresser à la cuisine note à note.
Ce qui me trouble, c'est que mes interlocuteurs me parlent souvent de cuisine, quand je parle moi de gastronomie moléculaire, et je veux profiter d'un message reçu il y a quelques instants pour donner deux exemples des travaux que nous faisons au laboratoire afin de donner des explications pour le futur.
Nos jeunes amis sont de deux types principaux : il y a les cuisiniers, et les étudiants en science et en technologie, mais invariablement, je réponds à tous que, dans notre groupe de recherche, notre travail quotidien consiste à mettre en oeuvre des méthodes d'analyse, telle la spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, la fluorimétrie, l'électrophorèse capillaire, la chromatographie en phase gazeuse avec spectrométrie de masse, ou bien, pour la partie théorique, nous cherchons à résoudre des équations différentielles ou des équations aux dérivées partielles. Je donne maintenant un exemple de chaque cas.
Voir la suite sur http://www.agroparistech.fr/Ce-que-nous-faisons-au-laboratoire-de-la-gastronomie-moleculaire-pas-de-la.html
Pourtant j'ai souvent peur que nos amis soient déçus, notamment quand il s'agit d'étudiants qui me demandent s'ils peuvent venir faire un stage dans notre équipe de recherche. Par exemple, ce matin, une étudiante anglaise me disait s'être amusée beaucoup à faire des chocolats chantilly, des berzélius, des gibbs… La semaine dernière, c'était un correspondant autrichien qui faisait un dirac et un gibbs. Je ne parle pas de ceux qui font des perles d' alginate ou qui utilisent des siphons, car il s'agit là de cuisine moléculaire, telle que je l'ai proposée il y a 35 ans, et ma réponse est alors qu'ils feraient mieux de s'intéresser à la cuisine note à note.
Ce qui me trouble, c'est que mes interlocuteurs me parlent souvent de cuisine, quand je parle moi de gastronomie moléculaire, et je veux profiter d'un message reçu il y a quelques instants pour donner deux exemples des travaux que nous faisons au laboratoire afin de donner des explications pour le futur.
Nos jeunes amis sont de deux types principaux : il y a les cuisiniers, et les étudiants en science et en technologie, mais invariablement, je réponds à tous que, dans notre groupe de recherche, notre travail quotidien consiste à mettre en oeuvre des méthodes d'analyse, telle la spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, la fluorimétrie, l'électrophorèse capillaire, la chromatographie en phase gazeuse avec spectrométrie de masse, ou bien, pour la partie théorique, nous cherchons à résoudre des équations différentielles ou des équations aux dérivées partielles. Je donne maintenant un exemple de chaque cas.
Voir la suite sur http://www.agroparistech.fr/Ce-que-nous-faisons-au-laboratoire-de-la-gastronomie-moleculaire-pas-de-la.html
mercredi 5 août 2015
Les sciences quantitatives
Cela fait longtemps que je me dis que les scientifiques (ceux des sciences de la nature, qui sont bien différents de ceux des sciences de l'humain et de la société) auraient intérêt à montrer à la collectivité en quoi leur activité est différente des simples discours, avec des mots.
Une discussion récente avec des amis cuisiniers m'a montré qu'il y avait urgence, car tout le monde confond... au point que les cuisiniers Marie Antoine Carême ou Auguste Escoffier, dont le monde culinaire gobe les déclarations, ont parlé de "cuisine scientifique", ne comprenant pas que c'était soit une évidence, soit une impossibilité.
La cuisine est une science : c'est une évidence si le mot "science" signifie "savoir", comme l'on parle de la science du maître d'hôtel, la science du coordonnier, la science du forgeron... Oui, il faut de la connaissance pour cuisiner ! Il faut savoir que l'oeuf coagule à la chaleur, que du blanc d'oeuf forme une mousse quand il est fouetté, que les tissus végétaux brunissent quand ils sont coupés, mais que du jus de citron prévient ce brunissement, etc.
Dans cette acception de "science", la cuisine est une science, bien évidemment.
En revanche, la cuisine n'est certainement pas une science, au sens des sciences de la nature, qui sont des activités où l'équation est la base de tout, et où l'objectif n'est pas la production de mets, mais la recherche des mécanismes des phénomènes.
Un cuisinier qui apprendrait pourquoi les soufflés gonflent (le gonflement est un phénomène) serait-il scientifique ? Non, ce serait un cuisinier qui recevrait une connaissance produite par des scientifiques de la nature. On peut penser que cette connaissance ne nuit pas (j'utilise ici une figure de rhétorique qui est nommé la litote : dire moins pour faire penser plus), mais cela ne change pas les natures respectives de la cuisine (produire des mets) et des sciences de la nature (produire des connaissances fondées quantitativement ; j'y reviendrai). Deux activités qui ont des objectifs différents, et des méthodes différentes : ce sont deux activités différentes, et qui le seront à jamais, puisque leurs objectifs et méthodes n'ont pas de raison de changer.
Bref, si l'acception de "scientifique" est "scientifique de la nature", alors la "cuisine scientifique" est une impossibilité.
Cette confusion de la "cuisine scientifique", ou de la "cuisine qui deviendra une science" a donc atteint (au sens d'une maladie) les grands anciens qu'étaient Carême ou Escoffier. Ils voulaient certainement élever leur activité, mais c'est étonnant que leur aspiration ait été du côté des sciences de la nature, au lieu d'être du côté de l'art, tout comme il est étonnant que, alors que le bon est le beau à manger, il y ait tant de nos amis qui hésitent à considérer la cuisine comme un art au même titre que la musique ou la peinture. On invoque le fait que la cuisine soit éphémère... mais la musique n'est-elle pas également éphémère ? Après tout, on ignore aujourd'hui comment Bach jouait ses partitas, parce qu'il n'y en a pas eu de reproduction, et, d'ailleurs, une reproduction ne règle rien : tant qu'on ne fait pas jouer un disque, on n'entend pas la musique conservée sur le disque. De même, tant qu'on n'exécute pas une recette écrite dans un livre, on ne peut goûter la recette
Mais ce n'est pas la discussion que je veux avoir ici. Ce que je veux faire, c'est montrer, sur un exemple simple, une activité scientifique, au sens des sciences de la nature. Comme dit précédemment, c'est l'étude d'une question dont on n'a pas la réponse, et non l'apprentissage des résultats obtenus par des prédécesseurs. A la base de cette activité, donc, une question dont on n'a pas la réponse.
Je propose de considérer d'abord un exemple ancien : l'exploration de la constitution des matières grasses par le chimiste angevin Michel Eugène Chevreul (1786-1889). A l'époque, on ignorait la notion de molécules, et, de ce fait, on ignorait que les matières grasses sont faites de molécules de triglycérides.
Chevreul avait étudié la saponification des graisses, c'est-à-dire l'opération qui consiste à les chauffer avec une base, ce qui produit un ion carboxylate et un alcool, en l'occurence le glycérol, ou glycérine. Une question était de savoir si les graisses sont de simples mélanges de glycérol et d'acides gras, ou bien si ce sont des produits de réaction. La réponse à cette question est venue de la mesure précise des quantités des divers produits : le bilan faisait apparaître une différence de cinq pour cent, ce qui se comprend si de l'eau intervient dans la réaction. C'est là une forme élémentaire de méthode quantitative.
Autre exemple plus ancien : la découverte de la gravitation, par Isaac Newton. A l'époque, on pensait que les astres se mouvaient selon un cercle. Toutefois les données astronomiques de Johannes Kepler avaient montré que le mouvement était plutôt une ellipse. Pourquoi une ellipse ? Newton formule la loi de l'attraction entre les masses inversement proportionnelle au carré de la distance.
Ici, on voit des mots, de sorte que nos amis pourraient penser que la science de la nature ne se distingue pas des autres savoirs... mais ces mots recouvrent en réalité une équation que l'on pourrait écrire : F = G.M.M'/r2.
Jamais le goût ne pourra se décrire ainsi, si l'on considère que le goût est la sensation -personnelle- que nous avons quand nous mangeons un aliment, goût qui change avec les circonstances, l'état physiologique (par exemple, le phénomène d'alliesthésie négative correspond au fait que notre appétit pour un met diminue avec sa consommation), la compagnie, l'heure de la journée, l'exercice que l'on a pris ou pas... Et puis, la beauté (je rappelle que le bon, c'est le beau à manger) ne se met pas en équation, et que c'est un fantasme naïf que d'avoir cru que le nombre d'or ferait de belles proportions.
Pour en revenir à Newton, scrupuleux, et conscient que les sciences de la nature produisent des théories qu'il faut tester expérimentalement, il chercha à savoir si l'attraction exercée par la Terre sur la Lune correspondait quantitativement à la loi qu'il avait proposée, et si l'on pouvait identifier cette attraction à la pesanteur terrestre. Sachant que le rayon de l'orbite lunaire est égal à environ 60 rayons terrestres, la force qui maintient la Lune sur son orbite devait être 60², soit 3600 fois plus faible que la pesanteur. Une masse tombant en chute libre au voisinage de la surface terrestre parcourt dans la première seconde une distance de 15 pieds, ou 180 pouces, de sorte que la Lune devait donc tomber vers la Terre à raison d'un vingtième de pouce par seconde. Or, connaissant la période de révolution de la Lune et la dimension de son orbite, on peut calculer sa vitesse de chute. Avec la valeur acceptée en Angleterre en ce temps, Newton trouva seulement un vingt-troisième de pouce par seconde.
Un vingt-troisième de pouce alors qu'il avait calculé un vingtième de pouce ? Cela suffisait pour qu'il renonce à sa théorie juqu'à ce que, en 1682, au cours d'une réunion de la Royal Society, il apprenne que l'astronome français Jean-Félix Picard avait déterminé le rayon terrestre et trouvé une valeur différente de celle que l'on connaissait auparavant. Avec la valeur que Picard donnait pour le rayon de la Terre, Newton calcula que la vitesse de chute de la Lune était bien un vingtième de pouce par seconde, valeur qui lui permettait de proposer sa théorie.
Moralité de toute cette affaire : ces travaux scientifiques ne valent que par le calcul, les équations, et c'est d'ailleurs une idée qui a présidé à la fondation des sciences modernes de la nature, que "le monde est écrit en langage mathématique", comme le disait Galilée. Autrement dit, les scientifiques de la nature explorent les mathématiques du monde. Rien à voir avec la cuisine.
Une discussion récente avec des amis cuisiniers m'a montré qu'il y avait urgence, car tout le monde confond... au point que les cuisiniers Marie Antoine Carême ou Auguste Escoffier, dont le monde culinaire gobe les déclarations, ont parlé de "cuisine scientifique", ne comprenant pas que c'était soit une évidence, soit une impossibilité.
La cuisine est une science : c'est une évidence si le mot "science" signifie "savoir", comme l'on parle de la science du maître d'hôtel, la science du coordonnier, la science du forgeron... Oui, il faut de la connaissance pour cuisiner ! Il faut savoir que l'oeuf coagule à la chaleur, que du blanc d'oeuf forme une mousse quand il est fouetté, que les tissus végétaux brunissent quand ils sont coupés, mais que du jus de citron prévient ce brunissement, etc.
Dans cette acception de "science", la cuisine est une science, bien évidemment.
En revanche, la cuisine n'est certainement pas une science, au sens des sciences de la nature, qui sont des activités où l'équation est la base de tout, et où l'objectif n'est pas la production de mets, mais la recherche des mécanismes des phénomènes.
Un cuisinier qui apprendrait pourquoi les soufflés gonflent (le gonflement est un phénomène) serait-il scientifique ? Non, ce serait un cuisinier qui recevrait une connaissance produite par des scientifiques de la nature. On peut penser que cette connaissance ne nuit pas (j'utilise ici une figure de rhétorique qui est nommé la litote : dire moins pour faire penser plus), mais cela ne change pas les natures respectives de la cuisine (produire des mets) et des sciences de la nature (produire des connaissances fondées quantitativement ; j'y reviendrai). Deux activités qui ont des objectifs différents, et des méthodes différentes : ce sont deux activités différentes, et qui le seront à jamais, puisque leurs objectifs et méthodes n'ont pas de raison de changer.
Bref, si l'acception de "scientifique" est "scientifique de la nature", alors la "cuisine scientifique" est une impossibilité.
Cette confusion de la "cuisine scientifique", ou de la "cuisine qui deviendra une science" a donc atteint (au sens d'une maladie) les grands anciens qu'étaient Carême ou Escoffier. Ils voulaient certainement élever leur activité, mais c'est étonnant que leur aspiration ait été du côté des sciences de la nature, au lieu d'être du côté de l'art, tout comme il est étonnant que, alors que le bon est le beau à manger, il y ait tant de nos amis qui hésitent à considérer la cuisine comme un art au même titre que la musique ou la peinture. On invoque le fait que la cuisine soit éphémère... mais la musique n'est-elle pas également éphémère ? Après tout, on ignore aujourd'hui comment Bach jouait ses partitas, parce qu'il n'y en a pas eu de reproduction, et, d'ailleurs, une reproduction ne règle rien : tant qu'on ne fait pas jouer un disque, on n'entend pas la musique conservée sur le disque. De même, tant qu'on n'exécute pas une recette écrite dans un livre, on ne peut goûter la recette
Mais ce n'est pas la discussion que je veux avoir ici. Ce que je veux faire, c'est montrer, sur un exemple simple, une activité scientifique, au sens des sciences de la nature. Comme dit précédemment, c'est l'étude d'une question dont on n'a pas la réponse, et non l'apprentissage des résultats obtenus par des prédécesseurs. A la base de cette activité, donc, une question dont on n'a pas la réponse.
Je propose de considérer d'abord un exemple ancien : l'exploration de la constitution des matières grasses par le chimiste angevin Michel Eugène Chevreul (1786-1889). A l'époque, on ignorait la notion de molécules, et, de ce fait, on ignorait que les matières grasses sont faites de molécules de triglycérides.
Chevreul avait étudié la saponification des graisses, c'est-à-dire l'opération qui consiste à les chauffer avec une base, ce qui produit un ion carboxylate et un alcool, en l'occurence le glycérol, ou glycérine. Une question était de savoir si les graisses sont de simples mélanges de glycérol et d'acides gras, ou bien si ce sont des produits de réaction. La réponse à cette question est venue de la mesure précise des quantités des divers produits : le bilan faisait apparaître une différence de cinq pour cent, ce qui se comprend si de l'eau intervient dans la réaction. C'est là une forme élémentaire de méthode quantitative.
Autre exemple plus ancien : la découverte de la gravitation, par Isaac Newton. A l'époque, on pensait que les astres se mouvaient selon un cercle. Toutefois les données astronomiques de Johannes Kepler avaient montré que le mouvement était plutôt une ellipse. Pourquoi une ellipse ? Newton formule la loi de l'attraction entre les masses inversement proportionnelle au carré de la distance.
Ici, on voit des mots, de sorte que nos amis pourraient penser que la science de la nature ne se distingue pas des autres savoirs... mais ces mots recouvrent en réalité une équation que l'on pourrait écrire : F = G.M.M'/r2.
Jamais le goût ne pourra se décrire ainsi, si l'on considère que le goût est la sensation -personnelle- que nous avons quand nous mangeons un aliment, goût qui change avec les circonstances, l'état physiologique (par exemple, le phénomène d'alliesthésie négative correspond au fait que notre appétit pour un met diminue avec sa consommation), la compagnie, l'heure de la journée, l'exercice que l'on a pris ou pas... Et puis, la beauté (je rappelle que le bon, c'est le beau à manger) ne se met pas en équation, et que c'est un fantasme naïf que d'avoir cru que le nombre d'or ferait de belles proportions.
Pour en revenir à Newton, scrupuleux, et conscient que les sciences de la nature produisent des théories qu'il faut tester expérimentalement, il chercha à savoir si l'attraction exercée par la Terre sur la Lune correspondait quantitativement à la loi qu'il avait proposée, et si l'on pouvait identifier cette attraction à la pesanteur terrestre. Sachant que le rayon de l'orbite lunaire est égal à environ 60 rayons terrestres, la force qui maintient la Lune sur son orbite devait être 60², soit 3600 fois plus faible que la pesanteur. Une masse tombant en chute libre au voisinage de la surface terrestre parcourt dans la première seconde une distance de 15 pieds, ou 180 pouces, de sorte que la Lune devait donc tomber vers la Terre à raison d'un vingtième de pouce par seconde. Or, connaissant la période de révolution de la Lune et la dimension de son orbite, on peut calculer sa vitesse de chute. Avec la valeur acceptée en Angleterre en ce temps, Newton trouva seulement un vingt-troisième de pouce par seconde.
Un vingt-troisième de pouce alors qu'il avait calculé un vingtième de pouce ? Cela suffisait pour qu'il renonce à sa théorie juqu'à ce que, en 1682, au cours d'une réunion de la Royal Society, il apprenne que l'astronome français Jean-Félix Picard avait déterminé le rayon terrestre et trouvé une valeur différente de celle que l'on connaissait auparavant. Avec la valeur que Picard donnait pour le rayon de la Terre, Newton calcula que la vitesse de chute de la Lune était bien un vingtième de pouce par seconde, valeur qui lui permettait de proposer sa théorie.
Moralité de toute cette affaire : ces travaux scientifiques ne valent que par le calcul, les équations, et c'est d'ailleurs une idée qui a présidé à la fondation des sciences modernes de la nature, que "le monde est écrit en langage mathématique", comme le disait Galilée. Autrement dit, les scientifiques de la nature explorent les mathématiques du monde. Rien à voir avec la cuisine.
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