mardi 24 janvier 2023

La nutrition ? La diététique ?


Pour ceux qui s'intéressent à la diététique et à la nutrition

Diététique, Vialatte (269, Chronique des nourritures terrestres, 18 mars 1958


La civilisation nous crée bien des soucis. Par exemple la diététique. On ne sait plus ce qu'il faut manger. Des gens qui habitent en plein marché, au-dessus du charcutier, à côté du boucher, entre le "primeurs" et le boulanger, s'interrogent avec angoisse : que vont-ils mettre sur leur table ? Autrefois on avait de la chance, les gens n'étaient pas difficiles : il se contentaient du meilleur. Un petit gigot pommes boulangère, une belle cuisse d'oie réunissaient tous les suffrages. Nous avons changé tout cela. D'abord avec les vitamines. Il fallait manger des vitamines. Il fallait manger des vitamines. Et que faisait le monde -folie !-depuis cent mille ans ? Il jetait toutes  vitamines ! Ainsi ne se nourrissait-il pas. Il mangeait, peut-être ; à la rigueur ; si l'on peut dire ; concédons qu'il mangeait, il ne s'alimentait pas. Tant de patriarches joufflus, de vieillards immoraux, de centenaires illustres avaient fait illusion à des esprits légers. Ils vieillissaient par de mauvaises méthodes. Mathusalem avait triché. La vérité c'était la vitamine. Elle se trouvait, assuraient les savants, entre la pulpe et la pelure, dans cette partie insaisissable du légume, cette pellicule infime, ce sanctuaire dermique qu'on lui arrache en épluchant.  Le plus sûr était donc de manger l'épluchure. Et le reste était bon pour les Boches. Ainsi nous l'expliquait l'Allemand. On prouva même qu'en pressant les poubelles on parvenait à en extraire une espèce d'huile particulièrement nourrissante, fluide, conforme aux besoins du corps, aux exigences de la salade et aux rêves des gastronomes. La vérité était dans la poubelle cette huile idéale non la vérité était dans la poubelle. Dans l'épluchure et la poubelle. Et on eût en effet certainement extrait de la poubelle cette huile idéale qu'ils disaient, s'il y avait eu la moindre chose dans les poubelles. Malheureusement, il n'y avait rien dans les poubelles ; puisqu'on  mangeait les épluchures. Je le regrette encore. Tant pis, j'avais bien faim. Mais peut-être des guerres meilleures nous permettront-elles de faire mieux.
Ensuite il y eut les calories. Il fallut les manger. C'était un cauchemar de comptable. Une banane valait trois biftecks. On pouvait remplacer le gigot par la moitié d'un morceau de sucre de betterave, et un banquet de poètes folkloriques par un verre d'huile de foie de morue additionnée de deux caramels mous. Ce fut une terrible arithmétique. On vit des intrépides remplacer trois jus de fruits par une tête de cochon et un repas de funérailles. Les imprudents ! C'était dix litres de vin de trop ! On inventa le régime amincissant qui permettait de manger davantage en se nourrissant moins ; on se mit à maigrir en faisant du repas de noces ; on engraissa en cessant de manger ; on parla de métabolisme ; on fit avouer à l'estomac humain tout l'abîme de ses paradoxes ; on procéda à des études comparées ; on mesura le buste des Anglaises ; on le trouva moins gras dans les classes qui transpirent et plus gras dans les classes qui mangent ; plus flasque dans les classes qui boivent ; on en fit des graphiques ; on en tira des leçons ; on vient de mettre au point dans les laboratoires une méthode révolutionnaire : elle permet d'engraisser en mangeant davantage. Déconcertés d'abord par une innovation qui avait surtout l'air d'un remède de bonne femme, les savants ont finit par se rendre à l'évidence : il paraît bien que l'homme engraisse en dévorant. Ce scandale a été mal vu. Des mesures ont été décidées :  il faut manger sans boire ; il faut boire sans manger ; il faut se reposer en mangeant ; il faut boire en se reposant ; il faut manger de tout , il ne faut manger de rien ; un syndicat a décidé qu'il fallait boire : et se reposer entre-temps. L'appétit a paru suspect. Car la dernière école, sur une page de journal, nous apprend les nouveaux systèmes : il se confirmerait que l'homme est omnivore, il paraît qu'il peut manger de tout. Que c'est son droit ; que c'est même son devoir. Que ses dents le prouvent. Qu'il doit donc manger de tout. Mais peu. Par conséquent se couper l'appétit. En  mâchouillant de petites saletés avant les repas ; je ne sais quels brimborions conservés dans des boîtes qu'on trouverait, paraît-il, dans le commerce aisé. La vérité c'est de manquer d'appétit. Il faut manger sans appétit. Peut-être aussi travailler son goût, boire son soif, dormir sans sommeil et n'épouser qu'une mégère repoussante. Tel est le dernier cri de la science diététique :
l'homme doit cesser de manger à jeun.

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