Pour ceux qui s'intéressent à la diététique et à la nutrition
Diététique, Vialatte (269, Chronique des nourritures terrestres, 18 mars 1958
La
civilisation nous crée bien des soucis. Par exemple la diététique. On
ne sait plus ce qu'il faut manger. Des gens qui habitent en plein
marché, au-dessus du charcutier, à côté du boucher, entre le "primeurs"
et le boulanger, s'interrogent avec angoisse : que vont-ils mettre sur
leur table ? Autrefois on avait de la chance, les gens n'étaient pas
difficiles : il se contentaient du meilleur. Un petit gigot pommes
boulangère, une belle cuisse d'oie réunissaient tous les suffrages. Nous
avons changé tout cela. D'abord avec les vitamines. Il fallait manger
des vitamines. Il fallait manger des vitamines. Et que faisait le monde
-folie !-depuis cent mille ans ? Il jetait toutes vitamines ! Ainsi ne
se nourrissait-il pas. Il mangeait, peut-être ; à la rigueur ; si l'on
peut dire ; concédons qu'il mangeait, il ne s'alimentait pas. Tant de
patriarches joufflus, de vieillards immoraux, de centenaires illustres
avaient fait illusion à des esprits légers. Ils vieillissaient par de
mauvaises méthodes. Mathusalem avait triché. La vérité c'était la
vitamine. Elle se trouvait, assuraient les savants, entre la pulpe et la
pelure, dans cette partie insaisissable du légume, cette pellicule
infime, ce sanctuaire dermique qu'on lui arrache en épluchant. Le plus
sûr était donc de manger l'épluchure. Et le reste était bon pour les
Boches. Ainsi nous l'expliquait l'Allemand. On prouva même qu'en
pressant les poubelles on parvenait à en extraire une espèce d'huile
particulièrement nourrissante, fluide, conforme aux besoins du corps,
aux exigences de la salade et aux rêves des gastronomes. La vérité était
dans la poubelle cette huile idéale non la vérité était dans la
poubelle. Dans l'épluchure et la poubelle. Et on eût en effet
certainement extrait de la poubelle cette huile idéale qu'ils disaient,
s'il y avait eu la moindre chose dans les poubelles. Malheureusement, il
n'y avait rien dans les poubelles ; puisqu'on mangeait les épluchures.
Je le regrette encore. Tant pis, j'avais bien faim. Mais peut-être des
guerres meilleures nous permettront-elles de faire mieux. Diététique, Vialatte (269, Chronique des nourritures terrestres, 18 mars 1958
Ensuite il y eut les calories. Il fallut les manger. C'était un cauchemar de comptable. Une banane valait trois biftecks. On pouvait remplacer le gigot par la moitié d'un morceau de sucre de betterave, et un banquet de poètes folkloriques par un verre d'huile de foie de morue additionnée de deux caramels mous. Ce fut une terrible arithmétique. On vit des intrépides remplacer trois jus de fruits par une tête de cochon et un repas de funérailles. Les imprudents ! C'était dix litres de vin de trop ! On inventa le régime amincissant qui permettait de manger davantage en se nourrissant moins ; on se mit à maigrir en faisant du repas de noces ; on engraissa en cessant de manger ; on parla de métabolisme ; on fit avouer à l'estomac humain tout l'abîme de ses paradoxes ; on procéda à des études comparées ; on mesura le buste des Anglaises ; on le trouva moins gras dans les classes qui transpirent et plus gras dans les classes qui mangent ; plus flasque dans les classes qui boivent ; on en fit des graphiques ; on en tira des leçons ; on vient de mettre au point dans les laboratoires une méthode révolutionnaire : elle permet d'engraisser en mangeant davantage. Déconcertés d'abord par une innovation qui avait surtout l'air d'un remède de bonne femme, les savants ont finit par se rendre à l'évidence : il paraît bien que l'homme engraisse en dévorant. Ce scandale a été mal vu. Des mesures ont été décidées : il faut manger sans boire ; il faut boire sans manger ; il faut se reposer en mangeant ; il faut boire en se reposant ; il faut manger de tout , il ne faut manger de rien ; un syndicat a décidé qu'il fallait boire : et se reposer entre-temps. L'appétit a paru suspect. Car la dernière école, sur une page de journal, nous apprend les nouveaux systèmes : il se confirmerait que l'homme est omnivore, il paraît qu'il peut manger de tout. Que c'est son droit ; que c'est même son devoir. Que ses dents le prouvent. Qu'il doit donc manger de tout. Mais peu. Par conséquent se couper l'appétit. En mâchouillant de petites saletés avant les repas ; je ne sais quels brimborions conservés dans des boîtes qu'on trouverait, paraît-il, dans le commerce aisé. La vérité c'est de manquer d'appétit. Il faut manger sans appétit. Peut-être aussi travailler son goût, boire son soif, dormir sans sommeil et n'épouser qu'une mégère repoussante. Tel est le dernier cri de la science diététique :
l'homme doit cesser de manger à jeun.
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