dimanche 3 novembre 2013

La notion d'innovation


Dans un cours de master que j'ai donné à l'Ecole des Mines, la question de l'innovation m'a été posée, et  comme omnia definitio pericoloso est (toute définition est dangereuse), j'ai répondu en questionnant le mot, en disant que je n'étais pas bien certain de l'acception qu'il fallait lui donner, partagé entre la tentation de désigner ainsi la nouveauté technique et la proposition faite par d'autres de nommer ainsi l'objet qui « réussit ».
Oui, j'ai bien lu quelque part cette définition : une innovation serait une nouveauté qui réussit. Elle ne me va guère, car qu'est ce que « « réussir » ? S'imposer comme un produit marchand ? A ce compte, on reconnaîtrait au football à la télévision des vertus que je ne vois guère ! La notion de réussite me gênee considérablement, car je ne suis pas sûr de partager les critères qui sont proposés.
Oublions donc ce mercantilisme un peu bête, et cherchons mieux. Un collègue intéressant m'a dit un jour : l'innovation, c'est faire bien, faire mieux, faire autrement, faire autre chose. Pourquoi pas... mais pourquoi ?
Comme souvent, je propose de revenir au mot, à son étymologie, son histoire. Que signifie « innovation » ?
S'agirait-il de produire du nouveau ? L''utilisation du formalisme des systèmes dispersés (DSF, voir Hervé This, Formulation and new dishes, Cahiers de Formulation, vol. 16, EDP Science/Société des chimistes français, pp. 5-21. ), comme toute algèbre, conduit à l'introduction d'un nombre infini d'objets nouveaux, de sorte que, manifestement, la production de nouveauté n'a guère d'intérêt non plus. Insistons un peu, en fixant les idées par une image. Si nous produisons mécaniquement un nombre infini d'objets nouveaux, si nous les posons devant nous sur la table, la question n'est plus de produire un objet en plus ou en moins, mais plutôt de sélectionner des objets ainsi produits. Lesquels ? Cette fois, des critères (de choix) s'imposent.
En cuisine, un critère (technique) est le soin, lequel n'a rien à voir avec la nouveauté. Un autre critère est le bon, soit le beau à manger, et là encore, mille artistes différents produiront mille représentations personnelles de la Vierge à l'Enfant. Un troisième critère est le « je t'aime », et là encore, d'autres choix seront sélectionnés (bien que des recouvrements soient possibles).
Bref, la question se retourne donc vers ceux qui me la posent : quels sont vos critères ?
Mes collègues de l'Ecole des Mines, comme moi, hésitent à employer le mot d'innovation, le sachant... miné. Ils parlent de conception. Pourquoi pas, mais où s'arrête la conception ? Les parents qui conçoivent l'enfant : que font-ils ? La conception est étymologiquement la représentation par la pensée. Les parents conçoivent l'enfant en le pensant, et ce n'est qu'une conséquence que la réunion de deux semences dont l'union est fructueuse. Dans cette acception, la conception est  un acte formel, qui doit faire l'objet de nos soins, et non une matérialisation qui s'apparenterait à toute la période de la grossesse, à la transformation  de l'ovule fécondée en enfant. Dans cette acception là, il faudrait se préoccuper des règles formelles qui permettent au programme de s'exécuter, en supposant que l'épigénétique, c'est-à-dire l'influence de l'environnement sur le déroulement particulier du programme, n'a pas d'effet. Ce serait dommage de se priver de cette source de variabilité et... d'innovation !

vendredi 11 octobre 2013

Prochain séminaire

Chers Amis

C'est le 21 que nous pourrons nous retrouver dans le cadre des Séminaires de gastronomie moléculaire (à l'ESCF, 28 bis rue de l'Abbé Grégoire, 75006 Paris, de 16 à 18 heures).
Nous y testerons l'utilisation de feuilles de figuiers pour l'attendrissement putatif de daubes !
Au plaisir de vous y retrouver, si vous pouvez+voulez


Vive la physico-chimie !  (voir http://hervethis.blogspot.fr/2013/02/quest-ce-que-la-chimie-suite.html)

La gastronomie moléculaire : une discipline scientifique qui fait monter l'aliment à la tête


La gastronomie moléculaire :
une discipline scientifique qui fait monter l'aliment à la tête

Hervé This


C'est un fait que notre enseignement scientifique universitaire, ou même du Second Degré, est souvent considéré comme abstrait par les élèves, qui voient parfois mal l'intérêt (quel est l'intérêt de la musique ? de la littérature ?) des « mathématiques », confondant les mathématiques et les calculs qui sont indispensables pour l'exercice des sciences (il y a une différence entre mathématiques et calcul, évidemment : les mathématiques sont une exploration des structures... mathématiques, alors que les calculs font usage des outils forgés par les mathématiciens).
Souvent les élèves ayant un goût pour les « sciences » (ou disant avoir un tel goût : beaucoup ignorent ce dont il s'agit, et d'autres confondant science - « inutile »- et technologie) se réfugient dans la chimie ou la biologie, où ils croient que l'expérimentation suffira, que, contrairement à ce qu'ils nomment la « physique », ils n'auront pas à calculer. La situation est paradoxale du début à la fin. Comment en est-on arrivé à faire détester le calcul, alors que le formalisme (des mathématiques, de la chimie...) a été précisément introduit "pour soulager les opérations de l'esprit" ? Et pour ceux qui se dirigent vers les sciences, comment se fait-il que de nombreux étudiants veuillent éviter le calcul, ne comprenant pas que la méthode scientifique (hélas souvent mal nommée "méthode expérimentale"), impose le calcul comme pierre de touche des "théories" ?

Un exemple pour rendre les choses concrètes. Imaginons que l'on cherche à connaître les mécanismes de la confection d'un simple bouillon de carottes. Passons sur l'intérêt d'une telle étude (qui est considérable, mais ce serait trop long de développer ce point), et commençons simplement par dire que, si nous parvenons à doser les saccharides (glucose, fructose, saccharose) présents dans le tissu végétal, nous devrons rapporter la masse de chaque composé à la masse de matière fraîche.
Il faut donc commencer par peser... et apprendre à le faire. Pour peu que la balance soit précise (par exemple à 10-5 g), on devra peser trois fois, calculer une moyenne et un écart-type. Tiens, pourquoi ce n-1 au dénominateur de la formule de l'écart-type, parfois, alors que la formule "normale", celle qui est la moyenne des carrés des écarts par rapport à la valeur moyenne, s'écrit, elle, normalement, avec un n au dénominateur (une moyenne sur n individus : on divise par n) ? Et pourquoi trois pesées ?
Passons à la matière sèche, qu'il faudra ensuite déterminer. C'est là que la question devient passionnante, car les meilleurs des étudiants mettent à l'étuve, et attendent que la masse se stabilise... oubliant qu'il existe des phénomènes très lents, avec des incréments minuscules, mais des sommes considérables (la somme des 1/k tend vers l'infini). Moralité : pour faire une expérience aussi simple qu'une détermination de matière sèche, il vaut mieux avoir des idées claires sur la convergence des séries, par exemple. Dans un article publié il y a quelques années, j'entre dans les détails relatifs à l'usage du calcul pour une opération aussi simple que la détermination d'une masse de matière sèche, mais, ici, je voudrais simplement faire observer que la discipline scientifique nommée gastronomie moléculaire a l'intérêt de faire apparaître très rapidement des situations où le calcul s'impose. Calculs de pH, calculs différentiels, intégrations...
Autrement dit, les étudiants sont attirés par la « cuisine », une activité dont ils n'ont d'ailleurs pas toujours bien évalué la nature (soit technique, soit artistique, soit de type social), et la « science », une activité qu'ils ne connaissent pas bien, notamment parce qu'ils ont été trompés par l'enseignement secondaire, et ils se retrouvent en position de vouloir explorer le champ « science et cuisine », ou gastronomie moléculaire. Là, ils sont dans l'obligation de calculer... mais ils voient l'intérêt de leurs calculs.
L'aliment, du ventre, passe à la tête.

mardi 1 octobre 2013

Cuisine et musique

Je compare souvent la cuisine note à note à la musique électroacoustique, et, dans un catalogue d'une exposition sur cette musique, je trouve ce paragraphe :


One of the earliest documented musical instruments
based upon electronic principles was the Clavecin Électrique
designed by the jesuit priest Jean-Baptiste Delaborde in
France, 1759. The device used a keyboard control based upon
simple electrostatic principles.

dimanche 29 septembre 2013

La bien difficile question de l'enseignement

Dès le matin, aujourd'hui, un message très intéressant reçu par email, en réponse à un billet de blog où je discutais la confection des pâtes à choux, alors que l'on me posait des questions techniques. J'avais terminé mon billet en posant moi-même des questions, afin d'inviter mes interlocuteurs à faire des expériences (remplacer le jaune d'oeuf, qui contient des protéines coagulantes, par du poisson ou de la viande broyés). Evidemment, j'ai fait l'expérience, mais il me semblait que ce serait une bonne chose que d'inviter mes amis internautes à reproduire l'expérience. Bref, voici le message reçu :

 "Mais moi aussi j'ai une question à vous poser: pourquoi vous répondez toujours avec d'autres questions? Il y a des personnes dont le métier est de chercher, étudier, et d'autres qui n'ont tout simplement pas le temps, ou la capacité, pour effectuer de telles études. 
 A force de toujours laisser les questions en suspense, vous finissez par vous aliéner l'intérêt que certaines personnes "simples" pourraient porter à vos travaux et à votre message. Si de temps en temps vous leur dévoiliez vos solutions, plutôt que de leur dire « cherchez tous seuls », non seulement vous leur feriez gagner un temps précieux, mais vous leur donnerez aussi, peut-être, envie d'en savoir plus, d'aller plus loin, de chercher autrement.. 
Il y a presque 20 ans, j'ai commencé à m'intéresser aux pourquoi de la cuisine grâce à quelqu'un qui m'a montré une solution à un problème. S'il m'avait dit 'cherche tout seul', moi qui travaillais 16 heures par jour 6 jours sur 7 j'aurais envoyé la question balader et serais probablement resté toujours dans l'ignorance. 
 Il y a une différence entre dire « cherche toi-même » à un enfant, et le dire à un adulte qui vous approche humblement. 
Ne vous dites pas « j'ai raison de le faire », respirez un grand coup, ouvrez votre esprit à la possibilité d'avoir tout faux et réfléchissez-y, éventuellement avec des gens qui vous connaissent et en qui vous avez confiance, s'il vous plaît. J'espère que vous ne prendrez pas ces lignes comme une attaque : je vous considère un grand homme, qui a juste une certaine tendance à être agaçant, parfois.. Et je pense qu'il vaut la peine d'expliquer ses raisons à quelqu'un qu'on apprécie, quand on pense qu'il a tort.

Ce message est évidemment essentiel, et, après mûre réflexion, j'ai répondu ceci :
Bonjour et merci de votre message. En réalité, je crois trop au bonheur que donne une expérience simple pour le "voler" aux autres. Les expériences que j'ai proposées à propos de pâte à choux sont élémentaires, d'une part, et c'est un amusement, d'autre part.

Au laboratoire, de même, je mets les étudiants sur la piste de la découverte, afin de leur offrir le plaisir d'avoir découvert eux-mêmes, au lieu de me placer au dessus d'eux comme une chape de plomb qui leur dit tout.
Plus exactement, je m'efforce à  donner à chaque étudiant la quantité d'autonomie dont je crois qu'ila  besoin, chacun de façon particulière. J'essaye d'enseigner à nager sans laisser se noyer les étudiants se noyer, et c'est bien difficile. 
Surtout, j'ai cette idée que les "maitres" sont quelque chose de terrible, que je déteste, et je propose que chacun apprenne à apprendre.  Tous les enseignements que je construits sont ainsi faits, et je ne me résous jamais à considérer des êtres humains comme des machines dont on commanderait le fonctionnement.

Votre argument des 16 heures par jour 6 jours sur 7 ne me convainc qu'à moitié, moi qui travaille 105 heures par semaine... sans avoir aucunement le sentiment d'être un "grand homme"... mais seulement un travailleur.

Pour la question des questions, je crois que les poser bien, c'est le résoudre. Et je dis parfois même que je suis payé pour poser des questions !
Mais c'est peut-être une erreur et votre message est un vrai cadeau, qui me force  à réfléchir.  Sincères mercis.