vendredi 16 août 2024

Le caramel ? De la chimie en cuisine (et ce n'est pas une exception)

 
Ayant observé que je discutais plus les transformations physiques que les transformations chimiques des aliments, j'en viens naturellement à discuter maintenant une recette où la physique a peu de place et où la chimie est reine : la formation des caramels. Bien sûr, quand on fait un caramel, que l'on place du sucre dans de l'eau et que l'on chauffe, il y a d'abord la disparition des cristaux et la formation d'un sirop. En effet, le sucre est "hygroscopique", ce qui signifie qu'il capte l'eau de son entourage... de sorte que, quand on chauffe ensuite du sucre, celle-ci est ensuite disponible pour que les molécules de sucre se dissolvent. Bref, pas nécessairement besoin d'ajouter de l'eau à du sucre pour obtenir du caramel, par temps humide. Ici, il faut que je fasse une petite rectification, à propos de « sucre », car le sucre de table n'est pas le seul sucre, de sorte qu'il est parfaitement illégitime de dire que c'est "le sucre" : c'est un sucre, et un sucre particulier que la chimie nomme le saccharose. La famille des sucres est immense, mais, plus ou moins, ce sont tous des composés dont les molécules sont constituées d'un squelette fait d'atomes de carbone enchaînés linéairement, ces derniers étant liés à des atomes d'hydrogène, et, surtout, à des groupes de deux atomes : un atome d’oxygène liné à un atome d’hydrogène. De tels groupes sont nommés « hydroxyles », et c'est la raison pour laquelle il est juste de dire qu les sucres sont des composés organiques "polyhydroxylés" (désolé pour la longueur du mot, mais au moins ce dernier est explicite : poly = plusieurs, hydroxylé = groupes hydroxyle). Les chimistes, depuis un siècle ou deux, ont découvert de nombreux sucres : le glucose, le fructose, le saccharose (nommé sucrose en anglais), le lactose, l'érythrose…. A cette énumération, on pourrait penser que tous les sucres sont des « oses », mais, en réalité, la famille est plus variée, avec des composés tels l'acide galacturonique, l'acide glucuronique, etc. Je n'entre pas dans les détails chimiques, mais le redis : la famille des sucres est immense. Revenons donc au début de la transformation qui aboutit au caramel, à savoir la dissolution du saccharose dans l'eau présente initialement. Il faut considérer que nous partons de cristaux de sucre, chaque cristal étant un empilement régulier, comme les cubes d'un enfant, bien disposés en pile, de molécules de saccharose. Ces molécules s'empilent parce que les groupes hydroxyles dont nous avons parlés s'attirent, par le même type de forces qui assurent la cohésion des molécules d'eau dans l'eau. Et cette comparaison n'est pas anodine, car ces mêmes forces permettent de maintenir les molécules de saccharose entre les molécules d'eau dans les sirops. Quand on continue de chauffer, on voit bien sûr que de l'eau s'évaporer, puisque apparaît une fumée blanche au-dessus de la casserole : ce sont des molécules d'eau qui, accélérées par le chauffage, ont réussi à s'échapper du sirop, leur énergie de mouvement étant supérieure à l'énergie des forces qui les retenaient dans le sirop. Les molécules de saccharose, elles, ne s'évaporent pas, car elles sont beaucoup plus grosses, de sorte qu'il leur faudrait bien plus d'énergie. Il y a donc les molécules d'eau qui s'échappent, mais, quand elles arrivent dans l'air plus froid, au dessus de la casserole, elles ne peuvent rester en phase gazeuses, de sorte qu'elles se ré-associent en petites gouttes d'eau liquide, et la fumée est, comme les nuages dans le ciel, faite d'une multitude de très petites gouttes d'eau liquide. Ce que l'on sait moins, c'est que, simultanément, même quand on ne voit pas de changement notable dans le sirop, des transformations ont lieu, au nombre desquelles figurent ce que l'on nomme l'hydrolyse, à savoir que les molécules de saccharose se scindent en deux parties, qui sont une molécule de glucose et une molécule de fructose. Oui, les atomes du saccharose se répartissent en deux groupes, qui sont précisément ces deux sortes de molécules. Cette transformation n'est pas la seule, comme le montrent des mesures de la couleur du sirop. Les atomes des molécules de saccharose auxquels de l'énergie est donnée par le chauffage, peuvent former bien d'autres assemblages, des molécules de bien d'autres sortes, et, à ce stade, le sirop n'est déjà plus un simple sirop de molécules de saccharoses dissoutes dans l'eau. Quand le chauffage se poursuit, davantage d'eau s'évapore, de sorte que la température du sirop peut devenir supérieures aux 100 °C de l'ébullition de l'eau pure : 110, 120, 130… A ces températures, les mouvements d'atomes et de molécules deviennent très vigoureux, et les molécules de saccharose se disloquent de très nombreuses façons différentes. Notamment, un chimiste français a réussi à identifier que se libéraient, dans le sirop chauffé, des molécules instables, qui tiennent du glucose et du fructose, mais qui sont très réactives, et qui s'assemblent pour former notamment des molécules abondantes que sont des "dianhydrides de fructose". Ces derniers peuvent ensuite s'associer à des molécules de glucose qui étaient dans le sirop pour former de longues chaînes, qui, au refroidissement, feront la masse du caramel. Si cette réaction-là est essentielle, pour la formation du caramel, elle n'est pas la seule : les possibilités de dislocation de molécules sont nombreuses. Notamment se forment de petits composés et, en particulier, le 5-hydroxyméthylfurfural (pardon pour le nom à rallonge, à nouveau), qui contribue au goût de caramel. On trouve ce composé dans de nombreuses cuissons, à commencer, par exemple, par la cuisson de carottes : le goût de carottes cuites, et le goût de cuit en général, est souvent dû à ce composé dont les chimistes ne disent pas le nom en entier mais l'abrègent en HMF. Je répète que la formation du HMF ou des dianhydrides de fructose n'est pas, loin s'en faut, les seules transformations moléculaires, les seules réactions chimiques. Il y a en d’innombrables qui ont lieu lors de la formation d'un caramel, et l'on comprend que parler de « caramélisation » est seulement une façon de décrire rapidement un ensemble foisonnant de réactions simultanées ou successives. Chaque réaction particulière a un nom, mais on voit aussi que ces réactions ne sont pas isolées, lors de la caramélisation. Lors du refroidissement, on récupère une masse brune, avec beaucoup de goût. Il y a de l'odeur, de la saveur, parfois de l'âcreté. C'est cela, un caramel. Bien sûr, ces réactions diffèrent de celles qui assurent le brunissement d'une viande que l'on fait rôtir, ce qui explique pourquoi il est erroné ou fautif de parler de caramélisation d’une viande, sauf quand on ajoute du sucre dans la casserole, et que la viande se couvre de caramel, comme dans certaines recettes asiatiques, avec du porc par exemple. Toujours lors du refroidissement, on peut très bien a jouter de l'eau au caramel, de sorte que les divers composés formés se dissolvent dans cette eau et font un caramel liquide. D’ailleurs, tant que nous y sommes à évoquer des variations sur le thème du caramel, il faut signaler que l'ajout de composés spécifiques au sirop permet de changer la composition du caramel, et c'est ainsi que la réglementation reconnaît plusieurs caramels qui sont vendus avec des noms de code E150 a, E 150 b, E150c, E150 d, selon la petite quantité de composé que l'on a ajoutée pour guider la réaction dans un sens ou dans un autre, avec des résultats gustatifs différents. On peut vouloir des caramels plus bruns, sans être âcres, ou des caramels avec des goûts particuliers. Toujours lors du refroidissement, on peut bien sûr ajouter des ingrédients qui contiennent des matières grasses, tels le beurre ou la crème, et l'on aura alors des caramels mous. L'univers des caramels est immense, encore très mal connus, parce que les réactions chimiques qui ont lieu sont nombreuses, et que l'exploration de leurs mécanismes est parfois bien difficiles, mais je suis bien certain que nous avons encore beaucoup à découvrir... À condition d'aller explorer tout cela.

mercredi 14 août 2024

En cuisine, de la physique et de la chimie


Alors que je suis lancé dans la confection quotidienne de billets plus techniques que moraux, où j'examine la confection de certains plats, je vois, après quelques jours, que j'ai plus décrit les phénomènes physiques que les phénomènes chimiques. Par exemple, c'est la densité qui m'a intéressé à propos de cocktail, ou l'évaporation de l'eau à propos de soufflés, ou l'entrée de la matière grasse dans des viandes que l'on confit… Il y a plus là des phénomènes physiques que des phénomènes chimiques… apparemment. Est-ce une impression ? Est-ce que la chimie qui s'opère est si complexe que je me rabats sur des phénomènes plus simples ? Et est-ce qu'il y aurait lieu de plus focaliser sur de la chimie ? Prenons le cas d'un soufflé. Certes, son gonflement est dû à l'évaporation de l'eau, ce que l'on nomme une transition de phase, phénomène physique pour lequel il n'y a pas de changement de nature des composés présents (les mêmes molécules sont présentes avant et après). L'évaporation de l'eau, ce n'est donc pas de la chimie, mais de la physique. Toutefois réduire le soufflé à l'évaporation de l'eau serait une erreur, car le soufflé, qui est liquide initialement se voit finalement solidifié (relativement) par la coagulation des protéines de l'oeuf. Or la coagulation est un phénomène véritablement chimique, puisque les protéines individuelles, sortes de pelotes, sont déroulées par la chaleur et, une fois déroulées, elles s'attachent par des liaisons chimiques que l'on nomme des ponts disulfure, formant un réseau qui s'étend dans toute la masse du soufflé. Le soufflé ne se ferait pas sans cette transformation chimique, et il est bon de s'en apercevoir. Pour un tel cas, c'était donc vraiment une impression que de penser la confection du soufflé comme une transformation physique. En réalité, il faut de la physique et de la chimie, c'est-à-dire en réalité de la physico-chimie, qui est une science merveilleuse, en ce qu'elle considère les phénomènes physiques et chimiques en relation. Continuons avec le soufflé. La croûte du soufflé ? Bien sûr, l'eau de surface s'évapore quand la température est supérieure à 100 degrés, mais on voit bien que la couleur change : la surface supérieure du soufflé brunit. Pourquoi ? Ayant d'abord observé que le goût de cette croûte est puissant, différent de celui de l'intérieur du soufflé, on peut s'interroger, et l'on doit considérer que l'appareil est fait d'eau, de matières grasses, de protéines, de quelques « polysaccharides », et que c'est l'échauffement de cette matière, au-delà de 100 degrés, qui conduit à ce brunissement. Les lipides ? Bien sûr, ils peuvent réagir, mais ils sont assez inertes, et la réaction est lente. Les polysaccharides ? Ils étaient initialement empesés dans l'appareil à soufflé, de sorte que les grains d'amidon ont pu s'interpénétrer avant que l'eau soit évaporée. Mais l'expérience qui consiste à placer de la farine dans une poêle chauffée, ou dans un four à côté d'un soufflé que l'on cuit, montre qu'il n'y a guère de brunissement. Les protéines, elles, sont bien plus sensibles, comme on le voit quand on produit un beurre noisette : tant qu'il y a des bulles, la température est de 100 degrés, et la couleur reste celle d'un beurre fondu, mais quand les bulles disparaissent, et que la température augmente, la préparation brunit, prend du goût. Manifestement la pyrolyse des protéines est importante. Bien sûr il y a aussi des réactions de Maillard entre le lactose et les protéines, mais ces réactions sont bien secondaires. Pyrolyse des protéines : voilà des réactions qu'il faudra bien explorer pour mieux comprendre les changements de goût des aliments en cours de cuisson. Que ferons-nous de telles informations ? Les chimistes ont découvert que les réactions de Maillard produisent des goûts différents quand elles sont en présence de matières grasses, et que ce ne sont plus stricto sensu des réactions de Maillard. Quand on comprendra mieux ces différences, alors ont pourra faire une cuisine plus précise, avec des goûts plus assurés. Il est donc essentiel de se préoccuper un peu plus de chimie dans la transformation des aliments.

mardi 13 août 2024

Le talent fait ce qu'il peut, et le génie fait ce qu'il doit

Hier, j'ai trouvé cette formule rigolote : le talent fait ce qu'il peut, et le génie fait ce qu'il doit. 

On sait mon attitude ambivalente pour ce qui concerne les formules et les arguments d'autorité en général. Ce n'est pas parce qu'une phrase a été dite, ce n'est pas parce qu'elle est concise et efficace du point de vue de la communication, ce n'est pas parce qu'elle a été dite par une Autorité, que je considère que l'idée portée par la phrase est juste. 

Surtout j'ai bien appris à ne pas chercher de qualités à des objets qui n'existent pas. J'ai discuté ailleurs la question de savoir si le manteau du père Noël était rouge ou bleu, et j'ai rapproché ce questionnement de celui de certains clercs du Moyen Âge, qui se demandaient combien d'anges pouvaient tenir sur la tête d'une épingle, prototype de la question contestable, car si les anges n’existent pas, il n'y a pas lieu de s'interroger sur leurs qualités, ou sur leur nombre. Le talent ferait ce qu'il peut et le génie ce qu'il doit ? Je propose de nous interroger : le talent existe-t-il ? Et le génie ? Nous avons tous des acceptions très idiosyncratiques, surtout pour les termes un peu extraordinaires, et je prends ici le mot « extraordinaire » au sens littéral. 

Qu'est ce que le talent ? Qu'est-ce que le génie ? En l’occurrence, l'auteur sous la plume de qui j'ai trouvé la formule précédente, définissait talent et génie par la formule précédente. De même, ailleurs, j'ai cité cette phrase : ne touchons pas au idoles, car ils nous restera de l'or aux doigts. Là encore, la formule permettrait de définir les idoles et l'on admettra avec un peu de réflexion qu'une idole est quelque chose d’idolâtré, mais peut-être pas pour de bonnes raisons ! Il y a donc cette possibilité de définir le talent et le génie par la formule précédente : dans cette hypothèse, il n'y a plus qu'à chercher, parmi nos amis et connaissances, si elles font ce qu'elles peuvent ou ce qu'elles doivent. Quelqu'un qui fera ce qu'il doit sera un génie ; cela ne signifie pas qu'il ait des caractéristiques supérieurs, mais seulement qu'il a cette caractéristique de faire ce qu'il doit.

lundi 12 août 2024

A propos de chimie en cuisine : de l'importance de la non existence


Je viens d'avoir une idée qui m'amuse (et j'espère qu'elle amusera aussi mes amis, de sorte qu'elle pourra devenir "amusante"), alors que je m'interrogeais sur les réactions chimiques qui peuvent avoir lieu en cuisine, lors de la préparation des aliments. 

Cette idée est la suivante : il a souvent une foule de réactions chimiques provoquées par la cuisson, mais il y a aussi des réactions chimiques… qui n'ont pas lieu ! Qui dit réactions dit réactifs. 

En cuisine, des réactions chimiques peuvent avoir lieu entre des réactifs présents dans les aliments. Quels sont-ils ? Par ordre de composition décroissante, il y a l'eau, puis les polysaccharides, les protéines, les lipides. Parmi les polysaccharides, les plus abondants sont les celluloses, les pectines, les amyloses et amylopectines. 

Pour les premières, les celluloses, il y a ce fait remarquable qu'elles sont extraordinairement résistantes, inertes chimiquement. Faites l'expérience de chauffer du coton hydrophile dans l'eau, et vous aurez lieu d'être surpris que rien ne se transforme apparemment... et même en réalité. C'est la raison pour laquelle on peut faire bouillir les chemises en coton de nombreuses fois, pour les laver : le coton est fait de celluloses, de sorte que l'ébouillanter le débarrasse de ses souillures sans l’atteindre. Dans l'eau bouillante comme dans l'intérieur des aliments que l'on cuit, la température est limitée à 100 °C, mais obtiendrait-on des réactions chimiques des celluloses en les chauffant d'avantage ? Pour dépasser les 100 °C de l'eau bouillante, un bon moyen est d'utiliser de l'huile, car on sait que les bains de friture atteignent couramment 170 °C, puisque les friteuses sont bridées à cette température pour des raisons de sécurité. Mais là rien ne se passe non plus. Les celluloses sont extraordinairement inertes, parce que les molécules de cellulose sont enroulées en hélice, ce qui les stabilise chimiquement. Bien sûr, on peut détruire les molécules de cellulose par la chaleur, comme quand on met du bois dans le feu, ou quand on laisse un tronc d'arbre se décomposer dans la forêt. Je fais une parenthèse pour indiquer que l'expression « se décomposer » est obscure… et fausse, car ce n'est pas le bois qui se décompose, mais un ensemble d’organismes vivantes, gros ou très petits, qui décomposent le bois : bactéries, champignons, moisissures… Souvent, ces organismes agissent à l'aide d'enzymes, telles les cellulases, dont le nom se borne à indiquer qu ces enzymes se bornent à décomposer les molécule de celluloses (dans le bois, il n'y a pas que les celluloses qui soient résistantes ; il y a aussi la lignine, et l'on connaît des ligninases..) Mais quand on revient en cuisine, on ne dispose pas (encore) de ces outils que sont les enzymes, et l'on est en droit de considérer que la cellulose est inerte chimiquement, et que ses molécules sont donc stables. Quand il s'agit d'attendrir une préparation, c'est ennuyeux, mais cette stabilité peut devenir intéressante quand on veut conserver les celluloses qui contribuent à la consistance : la cuisson agit sur les autres composés, sans toucher aux cellules. Preuve s'il en est que la non existence est quelque chose d'important !

dimanche 11 août 2024

L'art troublerait, et la science rassurerait ?


On a dit que l'art trouble, mais que la science rassure. Plus exactement, c'est le peintre Georges Braque qui a dit cela. « L'art trouble, mais la science rassure ». 

Je me méfie toujours des formules, parce qu'elles sont souvent des affirmations qui nous tombent dessus, des façons de nous obliger à gober les idées sans y penser. Pensez : un Artiste comme Georges Braque ! L'art trouble ? Pourquoi pas, puisque l'art, au moins dans une certaine conception de l'art, consiste à susciter des sentiments, des émotions. De ce point de vue, un art qui ne troublerait pas ne serait pas de l'art. 

Et puis, « troubler » ne signifie pas nécessairement troubler de façon négative. On peut aussi dire : émouvoir. Si l'on suppose que Braque a correctement utilisé les mots, alors troubler est une métaphore qui décrit une modification d'un grand calme. Et ces modifications peuvent être de mille sortes. Il y a les friselis sur l'eau ou les tempêtes ; il y a le trouble du pastis, cette apparition d'un nuage laiteux, blanc ; il y a l'eau et sa boue. Bref, que l'art trouble est évident. Sans quoi il n'y a pas d'art. 

La science rassure ? Cette fois, la question est plus difficile. Après tout, certains n'ont-il pas peur de technique, de la technologie et de la science ? La science qui a découvert la structure de l'atome n'a-t-elle pas, au contraire, suscité l'effroi en ouvrant la porte au nucléaire ? Reprenons de plus loin. Au début des sciences, par exemple dans l'Antiquité grecque, on a cherché des explications du monde, face à des phénomènes qui étaient mystérieux en ce qu'ils échappaient à des causes identifiées. Pourquoi la formation des ombres, le bleu du ciel, la pluie, la périodicité de la Lune ? Les scientifiques ont été des explorateurs de ces mystères, et ils ont effectivement produits des théories qui visaient à prendre une position intellectuelle face à ce que l'on ne comprenait pas. De ce point de vue, on pourrait dire que la science rassurait, puisqu'elle ne laissait plus l'être humain démuni face aux phénomènes naturels. 

En revanche, au début des sciences modernes, à partir de la Renaissance environ, il y eut cette position de scientifiques croyants qui considéraient que Dieu avait donné deux livres : la Bible et la nature. Chercher à comprendre ces deux livres, c'était chercher à comprendre le message de Dieu, et l'activité scientifique était ainsi une façon de célébrer le créateur. Rien de troublant non plus. Plus tard, et notamment parce que la science arrivait à des conclusions différentes des textes sacrés, il y eut un immense trouble, et l’Église dut adopter une autre position, qui fut finalement entérinée par le pape, à savoir que la science ne dit rien de la foi, et vice versa. 

Deux mondes séparés, deux règnes séparés, en quelque sorte, mais la crise avait été grande. Elle avait commencé avec Galilée, et avait environ fini avec l'abbé Lemaître, ce physicien belge qui étudia la relativité générale et la cosmologie. A cette époque, la science troublait. D'ailleurs, dans les dernières décennies du vingtième siècle, il y eut pire avec la relativité et la mécanique quantique. La relativité fit apparaître des paradoxes, tels celui des jumeaux qui naissent ensemble mais ont un âge différent quand l'un des deux voyage. En mécanique quantique, on ne savait plus si les objets étaient des ondes ou des particules. En réalité, il n'est pas difficile de comprendre que les objets puissent apparaître parfois comme des ondes, telles les rides à la surface de l'eau, les vagues, la houle, ou comme des particules, des billes, en quelque sorte, car les objets du monde nous sont perceptibles par des expériences. Dans certaines expériences, les objets (surtout quand ce sont des particules subatomiques) se comportent comme des ondes, mais dans d'autres expériences, ils se comportent comme de petites billes, et l'on parle de comportement corpusculaire. Pour autant, ces objets ne sont ni billes ni ondes, mais des objets, qui ont leurs caractéristiques propres. Un verre cylindrique vu selon son axe de révolution apparaît comme un disque, mais il semble un rectangle si on le regarde de profil. Bref la mécanique quantique fut à l'origine d'un grand trouble, et les esprits scientifiques les plus brillants du vingtième siècle avaient du mal à comprendre la nouvelle position qu'imposait leur propre travail scientifique ! 

Décidément, la science ne rassurait pas ! Et puis, au vingtième siècle, aussi, il y eut ces rapports étroits entre la science et la technique, par le moyen de la technologie, et toutes ces applications des sciences qui, quand elles étaient nuisibles à l'homme, conduisaient à considérer que la science était fautive. A la Première Guerre mondiale, il y eut des gaz de combat, et l'on accusa injustement les sciences chimiques, alors qu'il fallait accuser les techniciens qui utilisaient les sciences pour faire ces gaz, ou encore les militaires qui les employaient. Puis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y eut la bombe atomique, et l'on accusa cette fois la physique, alors qu'on aurait dû accuser les ingénieurs qui faisaient les bombes, et, à nouveau, les militaires qui les utilisaient. Aujourd'hui, c'est la biologie qui est en cause, qui trouble, avec le génome, et la possibilité de cloner l'être humain. En réalité, la science ou l'art ne sont pas en cause, mais l'individu est tout. Il y a ceux qui ont peur, et qui auront toujours peur, de la science ou de l'art, et ceux qui s'émerveillent des beautés du monde, parce qu'ils sont prêts à émerveiller. Pour ceux là, il n'y a pas de peur ; il y a de l'émerveillement ; il peut y avoir du trouble, mais cela n'est pas grave, car certains troubles ne sont pas des angoisses. Ces individus n'ont pas à être rassurés, parce qu'ils n'ont pas peur.

samedi 10 août 2024

Pourquoi les pains azymes (nans indiens, pains arabes, etc.) gonflent-ils alors que les crêpes et les galettes restent plates

 
Avec l'apparition de l'agriculture et la consommation du blé et d'autres céréales, les conditions ont été réunies pour la confection de pains d'abord azymes (non fermentés), de bouillies, et, aussi, de crêpes et de galettes. Le feu a été important, car il a permis une meilleure digestibilité des produits amylacés, en même temps qu'il améliorait le goût : la cuisson de farine dans de l'eau chauffée conduit assez rapidement (en quelques minutes) à la dégradation partielle des molécules de ces composés que sont les amyloses et les amylopectines, avec notamment la libération de glucose, qui donne de la longueur en bouche, de la douceur, en même temps qu'un « coup de fouet », le glucose étant le composé rapidement absorbé par l'organisme et qui sert de carburant à ce dernier. La digestibilité était également augmentée, car la cuisson attendrit les grains, les amollit, libère dans l'eau des molécules qui conduisent à la « bouillie », de sorte que les molécules sont plus facilement dégradées et assimilées. Et il a suffi que l'on oublie un peu longtemps une bouillie sur le feu pour que se forme une crêpe, à partir de la farine de froment, ou une galette à partir de la farine de blé noir, ou sarrasin. 

Avec des pâtes contenant moins d'eau, on a obtenu des pains, c'est-à-dire que les masses pas complètement liquides ne s'étalaient pas entièrement, de sorte que l'on obtenait des couches épaisses, avec des croûtes extérieures, ce qui a dû séduire nos ancêtres, qui percevaient un croustillant extérieur et un coeur tendre. Mais, pour toutes ces préparation, une modélisation est bienvenue. Dans la farine de blé, il y a des grains d'amidon, et d'autres composés, telles les protéines de la matière que l'on a nommée gluten en 1742. Quand on travaille de la farine avec un peu d'eau, les protéines sont pontées par les molécules d'eau, formant un grand réseau « visco-élastique » : cela signifie qu'il est à la fois visqueux, qu'il s'étire, et élastique, reprenant sa forme après qu'il a été relâché après avoir été étiré. Dans cet espèce de grand filet à trois dimensions sont dispersés de petits grains, qui ont été nommés « grains d'amidon ». Cette fois, il s'agit de couches concentriques de diverses proportions de deux composés, à savoir les amyloses et les amylopectines : dans chaque couche, il y a des sortes d'arbres minuscules -les amylopectines-, entre lesquels se trouvent des fils minuscules, les amyloses. La pâte à pain, c'est cela : un grand filet de protéines où sont enchâssés des grains d'amidon. 

Lors d'une cuisson, la chaleur permet à l'eau de migrer, de sorte que les grains d'amidon peuvent gonfler, que des grains voisins et gonflés peuvent s'interpénétrer, tout en libérant les molécules d'amylose. Puis, en surface, il y a une évaporation de l'eau, ce qui conduit à la formation d'une croûte, où l'on perçoit bien moins bien les distinctions entre les grains. De même qu'un grain de blé sec est dur, la croûte est dure, parce que les molécules ne peuvent plus bouger beaucoup, sont enchevêtrées. De surcroît, des liaisons chimiques fortes s'établissent entre les molécules, ce qui contribue à rigidifier les croûtes. Les crêpes, elles, restent souples quand elles ne sont pas trop cuites, car il reste beaucoup d'eau ; pas les crêpes dentelles, qui deviennent croustillantes parce que l'eau est évaporée. Finalement, on comprend que la pate à crêpe, assez liquide s'étale quand on al verse que la soudure des grains d'amidon contribue à la formation d'une couche de croûte continue, de sorte qu'il n'y a pas besoin d'oeuf pour solidariser les grains d'amidon et former les crêpes. D'ailleurs, pas d'oeuf dans les galettes de blé noir ! On voit ainsi que l'on peut obtenir de très nombreux systèmes différents selon la quantité de protéines, selon la proportion d'amyloses et d'amylopectines dans les grains d'amidon, selon la quantité d'eau et selon la vivacité de la cuisson. J'ai omis d'ajouter ce détail que les croûtes sont d'autant plus minces que le feu est vif, car on est limité par le brunissement des systèmes, de sorte qu'une cuisson à feu vif durera moins longtemps, et que, de ce fait, moins d'eau sera évaporée, ce qui fera une croûte plus mince. Un autre détail : j'ai omis de signaler que la mie du pain, l'intérieur des crêpes un peu épaisses, etc, est ce que l'on nomme un gel, les molécules d'amyloses et d'amylopectines étant dispersées dans de l'eau, ce qui forme donc comme une sauce blanche refroidie. Et notre question initiale ? C'est une question de viscosité de l'appareil à pain ou de l'appareil à crêpes. Quand on fait une pâte à pain, elle ne s'étale pas, conserve de l'épaisseur. De ce fait, la cuisson forme une croûte sur l'extérieur. 

Si l'on retourne le disque de pâte après que la première face a été cuite et qu'il commence à brunir excessivement, c'est une couche avec de l'eau qui est en contact avec l'ustensile de cuisson. L’évaporation de cette eau engendre un grand volume de vapeur d'eau. Ce gaz peut s'échapper en partie par dessous, mais monter aussi dans l'épaisseur, comme dans les crêpes, où l'on voit de petits trous. Mais dans les pates à pain, la vapeur reste piégée par la croûte de la face supérieure, qui a été initialement formée. Au contraire, avec des pâtes à crêpes ou des pâtes à galette, la viscosité faible conduit à un étalement qui engendre un disque mince, avec de surcroît la vapeur qui forme de petites cheminées dans la couche assez liquide. Puis, quand on retourne la crêpe, la vapeur forme des cloques qui soulèvent les crêpes, en même temps qu'une partie s'évapore par les petites cheminées. Finalement, nous avons en main tous les ingrédients théoriques pour guider la cuisson de disque de pâte faits de farine et d'eau.

vendredi 9 août 2024

Pourquoi est-ce si long de cuire un poulet


Oui, pourquoi la cuisson d'un poulet au four est-elle si longue ? Avec un rôtissage classique, dans un four à 180 ou 200 degrés, la cuisson dure environ une heure. Pourquoi est-ce si long, alors que la température est si élevée ? 

A cette question, il y a une réponse concise, que nous allons développer. La réponse concise est la suivante : dans un four, les transferts de chaleur se font d'un gaz vers un solide ; dans la chair, la chaleur pénètre par conduction ; et l'évaporation de l'eau des couches superficielles consomme une énergie considérable, qui ralentit les transferts. 

 

Expliquons maintenant ces trois phénomènes. 

Pour le premier, on peut commencer par comparer l'entrée dans un sauna très chaud à l'immersion d'un doigt dans un verre d'eau très chaude. Alors que l'on peut facilement entrer dans un sauna, on expose très difficilement notre corps à un liquide très chaud. En effet, les transferts de chaleurs d'un liquide à un solide sont beaucoup plus efficaces que d'un gaz à un solide. Pourquoi ? Parce que les transferts de chaleur correspondent au fait que les molécules du liquide ou du gaz heurtent les molécules du solide et leur communiquent de l'énergie de mouvement : dans le choc, les molécules heurtées prennent des vitesses analogues à celles des molécules heurtantes, comme on le voit bien quand une bille de billard choque une bille immobile. Or la chaleur c'est cela : du mouvement des molécules : plus un corps est chaud, plus ses molécules sont en mouvement rapide. 

Une telle phrase n'est pas absolument suffisante, car on sait bien que quand on souffle de l'air contre notre main, on sent plutôt du froid. En effet, la chaleur, c'est plus précisément le mouvement désordonné des molécules, et non pas le mouvement ordonné des molécules, comme dans un souffle, où elles sont toutes dans la même direction. Dans un gaz ou dans un liquide chaud, il y a donc cette énergie de mouvement des molécules, qui va se communiquer aux molécules du solide. Toutefois un liquide est bien plus dense qu'un gaz, ce qui signifie qu'il y a beaucoup plus de chocs dans le cas du contact liquide-solide que dans le cas du contact gaz-solide. De sorte que le transfert de chaleur est bien plus efficace à partir d'un liquide que d'un gaz. Les transferts de chaleur par conduction, maintenant ? C'est en réalité ce que nous venons d'évoquer : des molécules d'un échantillon de matière heurtent des molécules d'un autre échantillon de matière, et la vitesse de ces dernières augmente. On comprend qu'un tel transfert soit lent, car si la surface est chauffée, les molécules de la surface vont ensuite heurter les molécules plus à l'intérieur de la viande, et les molécules de l'intérieur vont chauffer des molécules plus à l'intérieur encore, toujours par ce mécanisme d'augmentation des vitesses à l'occasion des chocs, jusqu'au coeur de la viande. Cela est lent. Plus exactement, cela est lent pour les matériaux qui sont mauvais conducteurs de la chaleur, mais rapide pour les matériaux bons conducteurs. Ainsi, quand on met une cuiller en métal dans de l'eau liquide, on se brûle rapidement, alors que l'on peut tenir pendant très longtemps une cuiller en bois. Le métal est bon conducteur, contrairement au bois… et à la viande, qui est majoritairement faite d'eau. Pourquoi ces différences de conductivité thermique selon les matériaux ? Ce serait un peu long à expliquer ici, de sorte que je propose que nous en arrivions au troisième élément que nous devons présenter. Il s'agit de se focaliser maintenant sur ce que l'on nomme la chaleur latente d’évaporation de l'eau : c'est la quantité de chaleur qui est nécessaire pour transformer de l'eau liquide en eau à l'état gazeux, en vapeur. Même quand la température de l'eau est de 100 degrés, il faut une énergie considérable pour la faire passer de l'état liquide à l'état gazeux. En effet, le fait que l'eau soit liquide correspond à l'existence de forces puissantes entre les molécules d'eau. Pour faire passer l'eau à l'état gazeux, il faut apporter une énergie supérieure à l'énergie de ces liaisons, et l'on s'aperçoit facilement que cette énergie est considérable quand on examine une simple casserole d'eau que l'on fait bouillir. Partant d'une température ambiante d'environ 20 degrés, on voit la chaleur du feu augmenter progressivement la température de l’eau, jusqu'à ce que l'on atteigne 100 degrés ; mais là, il faut tant d'énergie pour rompre les liaisons entre les molécules d'eau que, tant qu'il y a de l'eau liquide, la température n'augmente plus, et reste à 100 degrés. On voit donc que cette question de vaincre les forces entre les molécules d'eau liquide est fondamentale, et ce mécanisme se retrouve dans le poulet qui rôtit : l'air chaud qui environne le poulet transfère donc de l'énergie à la chair. La température de cette dernière augmente progressivement jusqu'à atteindre 100 degrés. Mais nous avons dit que les aliments sont majoritairement faits d'eau, et notamment la viande qui en contient environ 75 pour cent, de sorte que la température dans un poulet sera toujours limitée à 100 degrés tant qu'il y a aura de l'eau dans la chair. Or le poulet qui cuit comporte deux parties : le centre et la croûte. La croûte, c'est cette partie où toute l'eau de la viande a été évaporée, de sorte que la température a pu dépasser 100 degrés. La croûte est très mince. On le voit mieux sur un pain, un gâteau ou un soufflé, où après une heure de cuisson, il n'y a qu'un ou deux millimètres de croûte. Si l'on avait mis un thermomètre dans le pain, gâteau ou soufflé, on aurait vu que la température restait partout inférieure à 100 degrés, sauf à atteindre la croûte, où, à l'extérieur de cette dernière la température est celle du four, tandis qu'elle est exactement de 100 degrés pour la couche interne. Or avec une différence de température de 100 degrés, à l'intérieur de la croûte, et de 20 degrés, au coeur du poulet, le transfert de chaleur est lent. 

Bref ce mécanisme d'évaporation de l'eau réduit les transferts de chaleur. Finalement, avec ces divers phénomènes, on voit que le rôtissage classique n'est pas un procédé très efficace, et l'on comprend pourquoi l'emploi de micro-ondes, qui viennent déposer l'énergie à coeur des aliments, permet des cuissons bien plus rapides. Il manquerait la croûte ? Qu'est-ce qui nous empêche de cuire d'abord par micro-ondes, puis de faire cette croûte, avec un chalumeau, ou une résistance électrique ? Cela, c'est pour les gens pressés, mais il y a une autre solution pour des cuisiniers pas pressés mais qui veulent faire du très bon : c'est la basse température qui a l'avantage de conserver des chairs très tendres et juteuses. Si l'on place un poulet dans un four ou dans un liquide à 70 degrés environ, les micro-organismes sont tués et les chairs coagulent, cuisent, mais sans se contracter excessivement, de sorte qu'elles conservent leur eau, leur jutosité, et en conséquence la tendreté de la viande. Le phénomène est le même que pour des œufs que j'avais fautivement nommés « parfaits » quand je les avais inventés il y a plusieurs décennies, mais ce serait trop long d'expliquer cela, et je renvoie vers des billets. Avec un poulet cuit à basse température, on a donc une chair très tendre, juteuse, mais là encore, il manque la croûte. Qu'à cela ne tienne : l'emploi pendant quelques dizaines de secondes d'un chalumeau ou d'un pistolet décape peinture permet d'obtenir cette dernière, et c'est ainsi que l'on évitera avec bonheur les volailles sèches que l'on nous a trop souvent infligées à Noël. Avec la compréhension des phénomènes, nous cuisons enfin des volailles merveilleuses !