vendredi 24 mai 2024

La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets


« La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets » : cette phrase m'a été confiée par le musicien/acousticien/musicologue français Jean-Claude Risset, un des pionniers de la musique électroacoustique, à qui l'on doit, avec James Shepard, un escalier d'Esher musical. 

Commençons par expliquer ce qu'est cet escalier : comme dans les gravures de l'artiste néerlandais Maurits Esher, où un escalier semble monter à l'infini en raison d'effets de perspectives, les escaliers infinis musicaux sont des sons qui ne cessent de monter, ou qui ne cessent de descendre. On obtient cet effet en changeant la hauteur totale du son en même temps que l'on change sa composition en « harmoniques », mais c'est là un autre sujet que je vous invite à découvrir tout seul. 

Revenons donc à la phrase de Jean-Claude Risset : c'était une réponse à une question que je lui avais posée, à savoir comment devenir intelligent ? Je pars de l'hypothèse que l'intelligence, c'est d'abord du travail, mais pas du travail machinal ; non, du travail réfléchi. Je pars également de l'hypothèse selon laquelle nos études -et je ne parle pas du temps passé en classe, mais du temps passé à étudier- nous portent quand elles nous donnent des méthodes (et des notions), et je suppose de surcroît que chaque champ professionnel a sans doute des méthodes meilleures que d'autres. En physique, il faut des méthodes de physicien. En chimie, il faut des méthodes de chimiste. 

Et c'est ainsi que, depuis des années, je demande à tous ceux qui ont du succès dans leur profession, dans leur activité, dans leur travail, de me révéler leurs méthodes intimes. Généralement, nos amis sont partageurs, généreux même, et c'est ainsi que Jean-Claude Risset m'a confié cette phase que je trouve parfaitement juste. Au lieu de faire dix fois de suite la même chose très imparfaitement, il est sans doute bon d'essayer de faire immédiatement quelque chose de très bien. 

Cette idée rejoint celle que j'ai tirée de l'analyse du cahier de laboratoire du physicien français Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique en 1991 : ce cahier de laboratoire était si merveilleusement écrit, si étonnamment calligraphié, que je ne crois pas que je parviendrais à quelque chose d'aussi propre, même en m'appliquant (sauf à utiliser un ordinateur). Manifestement Pierre-Gilles ne faisait pas mille brouillons successifs, et il allait immédiatement à quelque chose de propre et de bien fait. 

D'ailleurs, prononcer le mot « brouillon » suffit pour montrer pourquoi sont usage est disqualifié, et pourquoi il serait sans doute bon que l'on évite d'en promouvoir l'emploi à l'école. Si l'objectif est de faire des brouillons nets, alors un cahier de notes suffit. A ce propos, il faut également discuter la question des cahiers de laboratoire, qui sont des cahiers où l'on consigne résultats et opérations, en sciences de la nature. J'ai rencontré des étudiants perfectionnistes, qui utilisaient un cahier de brouillon pendant leurs expériences au laboratoire et qui le recopiaient le soir sur le cahier de laboratoire officiel. C'est la preuve d'une solide conscience professionnelle… mais ce n'est pas une bonne pratique, car le cahier de laboratoire est un document officiel, qui atteste de la priorité des travaux, des résultats. Il ne doit pas sortir du laboratoire, et il doit être signé et contresigné chaque soir. De sorte que nos étudiants qui recopiaient chez eux le soir, le cahier de laboratoire à partir d'un cahier de brouillon faisaient plusieurs fautes d'un coup. 

Certains m'ont fait valoir que, pendant l'expérience, on n'a pas le temps de prendre des notes. Je crois que l'explication n'est pas bonne, parce que si l'on manque de temps, c'est que l'organisation de l'expérience est insuffisante, conduisant à des expériences dans la presse. Et puis, ne vaut-il pas mieux préparer l'expérience, c'est-à-dire l'anticiper en introduisant des blancs là où nous aurons des choses à noter, en prévoyant les différentes annotations que nous aurons à faire, voire en ménageant des espaces pour cet inattendu que nous cherchons toujours ? Il faut être une tête brûlée pour se lancer dans l'expérience sans réflexion, et et l'on ne parvient jamais a posteriori à rattraper un coup foiré. 

Ce qui ne signifie que l'on ne doive pas penser à nos travaux après coup ! Au contraire, cela vaut la peine, comme pour la naissance d'un enfant, d'avoir une longue préparation, une naissance que l'on cherche à faire aussi paisible que possible, et une longue maturation, ensuite, avec des développements supplémentaires. 

Décidément, je crois que cette phrase de Jean-Claude Risset que je discute ici mérite de figurer dans un document qui décrit les bonnes pratiques scientifiques, et c'est la raison pour laquelle je n'hésite pas, finalement, à mettre ce billet dans le blog correspondant.

"Produits végétaux" et cuisine de synthèse

 Je reçois le message suivant : 


Bonjour monsieur This,

Cela fait longtemps que je ne vous avais pas contacté avec mes questions naïve. J’espère que vous accepter toujours de répondre aux questions d’amateurs de cuisine, de chimie et de vos travaux.

Ma femme m’a “converti” ces derniers temps aux produits de substitution a la viande tels que steaks hachés végétaux, bacon ou saucisses végétales…
Je mange toujours de la viande (plus rarement mais aussi de meilleure qualité) mais j’ai adapté certaines recettes pour intégrer ces nouveaux aliments et parfois je trouve qu’on arrive à des résultats plaisants (je ne dis pas “meilleurs” hein).

Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ses produits une route vers votre cuisine note à note mais je me demande ce que vous en pensez ? Acceptez-vous la filiation? Ou les objectifs vous semblent trop éloignés des votres ?
Je pense parfois avec envie à l’éventualité d’un projet dans lequel vous participeriez…
 
 
 Et ma réponse est la suivante. 

1. Répondre à des questions ? Bien volontiers, car je sais qu'elles sont souvent partagées, et que si je peux apporter des réponses, je me rends utile. 

2. "steaks hachés ou bacon végétaux" : attention, l'usage des mots de la viande pour des reproductions végétales est maintenant interdit par décret, et cela me semble parfaitement bien, car il faut de la loyauté dans les transactions à propos des produits alimentaires (notamment). Un steak, c'est un steak. Mais une galette végétale, ce n'est pas un steak. Et une expression comme "steak végétal" est aussi incongrue que "carré rond". 

3. les produits végétaux seraient-ils apparentés à la cuisine note à note ? Pour répondre, il faut reprendre la définition de la cuisine note à note, version artistique de la "cuisine de synthèse" : cuisiner avec des ingrédients qui sont des composés. 
Or souvent, les fabricants de produits végétaux ne font rien d'autre que de la cuisine, avec des produits végétaux. Certains s'approchent de la cuisine de synthèse, mais pas tous. Bref, c'est du cas par cas. 
Des exemples ? Imaginons que l'on parte de féverole, que l'on sépare l'amidon et les protéines, avant d'obtenir un résidu végétal (majoritairement des fibres) ; on peut effectivement composer une sorte de galette que l'on cuira comme un steak. Dans un tel cas, l'amidon est fait de seulement deux sortes de composés, à savoir des molécules d'amylose et des molécules d'amylopectine, tandis que les protéines sont... des protéines (de plusieurs sortes) ; pour les fibres, il y a des celluloses, des hémicelluloses, des pectines. Bref, ce n'est pas "purement" note à note, mais on n'en est pas loin.

4. un "projet" auquel je participerais ? Je participe à mille travaux (plutôt que projets) ;-). Mais je suppose que mon interlocuteur pense à un projet de construction d'aliments dont les ingrédients sont des produits végétaux... ce que j'ai fait souvent, bien que ma mission soit la recherche scientifique, bien plus utile à la collectivité que l'application, que d'autres peuvent faire.

jeudi 23 mai 2024

Tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait.


Là, on a encore l'impression que nos idées sont un peu éloignées du travail scientifique, mais je propose de considérer que le sens général des ces phrases qui sont affichées au mur de mon bureau nous importe peu, et que, au contraire, seul le sens relatif au travail scientifique est important. 

Nous faisons donc de la recherche scientifique, et nous considérons que tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. 

A ces mots, je ne peux m'empêcher de penser aux innombrables stagiaires qui nous font l'honneur de venir apprendre dans notre groupe de gastronomie moléculaire. Il y a des questions simples, comme de savoir effectuer des tâches. 

Je prends souvent l'exemple de la pesée, parce que c'est une sorte de prototype, mais, pour changer, aujourd'hui, je vais considérer une analyse plus complexe (à peine), à savoir la mesure d'une température. Un individu actif à qui l'on demande de mesurer une température en lui tendant un thermomètre se contente généralement de plonger le thermomètre dans la solution à caractériser, à bien attendre que le niveau ne bouge plus, et à donner une valeur qu'il lit le plus précisément possible. Cette méthode est évidemment mauvaise, car qui nous garantit que le thermomètre est juste. Le fabricant ? On sait que le certificat de conformité peut être erroné. En science, puisque les mesures sont à la base de notre travail, il est impossible de bâtir des cathédrale sur du sable, et nous devons avoir une certitude, de sorte que le résultat de mesure s'assortit de précautions : étalonner le thermomètres, considérer le refroidissement au cours de la mesure… il y a mille efforts à faire avant d'arriver au résultat.

Il faut rénover les enseignements

 On l'ignore mais il y a encore de nombreuses universités de sciences et technologie des aliments où les étudiants de cuisinent pas. 

Comment devenir ingénieur dans l'industrie alimentaire si l'on ne sait pas faire cuire un œuf, préparer une mayonnaise, faire une tarte ????????

 Certes, les établissements dispensent des cours à propos du transfert thermique, de la rhéologie, de la biochimie des aliments... Mais quand même, nous ne devons pas oublier que finalement ces ingénieurs seront en charge de la production d'aliments, de véritables aliments et pas d'OVNI que ni eux ni leurs clients ne comprennent. 

Ces dernières décennies, sous l'impulsion de la gastronomie moléculaire, plusieurs universités ont décidé de remédier à la chose en s'associant à des écoles de cuisine, ce qui a le double intérêt de faire venir des théoriciens dans des institutions pratiques et de donner à ces jeunes théoriciens des bases solides sur lesquelles ils peuvent exercer leur talents. 

Bien sûr, il est hors de question d'exposer ces jeunes à des idées fausses comme il y en a trop souvent dans le monde culinaire, mais après tout, pourquoi de pas proposer aux jeunes théoriciens précisément d'être en position d'analyse quant au savoir pratique qu'on leur soumet ? Pourquoi ne pas les faire réfléchir sur des recettes qu'ils mettent en œuvre ses recettes dussent-ils les modifier après coup ? 

Bien sûr, il y a la question des professeurs, comme toujours, qui, eux-même, ne savent pas toujours cuisiner, qu'il s'agisse de professeurs théoriques voire de professeurs pratiques, formés parfois à une époque où il n'y avait pas de technologie dans l'enseignement culinaire. 

Sans compter que la rénovation de l'enseignement culinaire est loin d'être terminée : je rappelle qu'en 24 ans de séminaire mensuel expérimentaux, nous avons constaté que 87% des idées testées étaient fausses. Je rappelle aussi que les terminologies sont bien souvent fautives, l'enseignement culinaire pratique s'étant trop souvent fondé sur le guide culinaire, ouvrage écrit sans aucune référence et sans recherche historique suffisante. 

Bref il il y a un immense chantier devant nous et il est urgent de nous y lancer


Une stratégie pour expliquer

 J'ai dû m'expliquer à nouveau : quand on fait des pesées de précision, on ne doit pas peser un objet chaud. Il y a principalement deux approches pour expliquer cela  :
- lla première est de considérer le phénomène et d'arriver à la conséquence,
- la seconde explication, un peu plus longue, consiste à rapporter une erreur que j'avais faite afin de montrer qu'on a le droit de se tromper si l'on corrige. 

Ayant du temps, j'ai pu donner les deux explications mais qu'aurait-il fallu faire si j'avais été limité ? Je ne peux pas m'empêcher qu'il vaut mieux mettre de la chair sur les os pour faire une véritable personne :  il vaut toujours mieux raconter une histoire. Et pourtant cette idée s'oppose à ce goût pour les mécanismes que je connais et que je partage.
Bien sûr, le mieux est de raconter une histoire en incorporant des mécanismes



Comment donner un séminaire ?

 J'ai assisté hier un drôle de séminaire où l'intervenant enfilait des caractérisations de systèmes physiques qui avait tous en commun d'être "actifs" (il disait "intelligent", ce qui est bien abusif), ce qui signifie que l'on y avait placé des composés qui,  pour certains, absorbaient la lumière, pour d'autres avaient une action microbiologique, et cetera. 

Dans tous les cas, il s'agissait de disperser ses composés dans une matrice... mais  il n'était pas dit comment, pas plus que notre collègue ne décrivait  les méthodes pour mesurer les caractéristiques finales. 

Je comprends maintenant pourquoi je n'ai pas été complètement satisfait d'une telle présentation : il me manquait tous les détails essentiels de la construction des systèmes voire de la mesure de leur caractéristiques. 

Par exemple, on m'affichait une courbe de destruction de micro-organismes de certaines sortes mais on ne me disait pas comment avait eu lieu le contact entre le matériau et les micro-organismes cultivés. 

Finalement, et surtout, je n'ai pas eu le sentiment de devenir plus intelligent à la sortie de la longue litanie des caractérisation qui nous a été présentée, d'une part parce que je ne savais pas comment les résultats avaient été obtenu,  mais surtout parce que, on ne revenait pas à des mécanismes, la seule chose qui m'intéresse puisque c'est là la véritable question scientifique. 

On m'a donné un travail de technicien et pas un travail scientifique que j'attendais. De sorte que si je n'avais pas eu une vie intérieure riche, j'aurais perdu mon temps... à cela près que je comprends mieux comment mieux faire mes propres séminaires.

Comment calculer ?

Je viens d'avoir à nouveau l'occasion d'observer que (certains de) nos jeunes amis manquent moins de connaissances que de stratégie pour les mettre en œuvre. 

 Dans notre groupe de recherche, nous avons notamment les questions du jour à savoir que chaque jour, je pose une question qui doit conduire à faire un petit calcul. Souvent c'est un calcul d'ordre de grandeur,  mais, en tout cas, il n'y a rien de compliqué... sauf que précisément il faut une stratégie. 

Hier, la question du jour était de savoir à quelle vitesse vont les molécules d'eau dans de l'eau. 

Un de nos amis m'a demandé si on considérait un verre d'eau ou un kilogramme d'eau. Je ne sais pas pourquoi , mais j'ai le sentiment qu'il y avait là un manque de réflexion, car si on prend un kilogramme d'eau, un litre, et que par la pensée on isole le contenu d'un verre, c'est toujours de l'eau et environ à la même pression. Si l'on se représente les molécules, alors il y a peu de chance que l'on posera cette question. Sauf à imaginer donc des différences de pression en fonction de la profondeur. 

Là, je sais sais de façon certaine (notre discussion) que notre ami n'avait pas de représentation mentale de l'eau et que c'est ce qu'il a poussé à poser cette question qui n'a pas d'intérêt. 

Mais passons, et arrivons à la réponse qui m'a été donnée : "Les molécules d'eau sont rapides et d'autant plus rapides que l'eau est plus chaude". 

Ici, il y a évidemment une réponse si floues qu'elle n'est pas la réponse correcte, et le fait que notre ami ait su que la vitesse des molécules augmente avec la température aurait dû le conduire à imaginer une réponse en fonction de la température, une expression mathématique ou la lettre T puisse apparaître. 

Mais de même, l'observation de l'adjectif "rapide" aurait dû immédiatement conduire notre ami à la question "combien ?" qui est la seule qui nous intéresse puisque notre projet était de faire un calcul. 

Bref, notre ami ne savait pas répondre à la question et il a en quelque sorte fait semblant, oubliant que je suis d'une brutalité terrible et que je mets généralement le doigt où ça fait mal parce que c'est la seule façon d'arriver à des améliorations. 

La stratégie qu'il aurait fallu mettre en œuvre, c'est de considérer que le mouvement des molécules d'eau est un phénomène physique et que, comme tout phénomène physique,  il doit s'analyser à partir de l'énergie. 

D'ailleurs, puisqu'on considère des molécules qui bougent, et il y a lieu de considérer leur énergie cinétique, ce qui est enseigné dès le lycée. 

Ainsi guidé, notre ami a réussi à écrire l'expression de l'énergie cinétique, mais la deuxième idée est venue de la considération du fait que les molécules sont des objets très petits, qui relèvent donc de la mécanique statistique ou de la mécanique quantique. En l'occurrence, il aurait fallu penser que si les molécules d'eau étaient comme des boules de billard, alors leur énergie aurait été trois demi de kT, où k est  la constante de Boltzmann, et T la température absolue. 

Et là, le problème était résolu puisqu'on écrivait que cette énergie là est égale à l'énergie cinétique, une équation toute simple dont n'importe qui peut tirer l'expression de la vitesse puis, ensuite, introduire les valeurs pour obtenir un ordre de grandeur parfaitement admissible. 

Evidemment, il s'agit d'un ordre de grandeur mais peut-on croire que l'on cherchait autre chose ? Dans de l'eau, il y a des molécules plus lentes, d'autres plus rapides, mais il y a qu'une sorte de vitesse moyenne, plus exactement une "vitesse quadratique  moyenne", mais, là, on serait entré dans des détails un peu hors sujet. 

Bref, il faut toujours une stratégie  !



PS. Ces questions du jour sont discutées dans mon livre (en anglais) :