mercredi 8 mai 2024

Une expérience, c'est un chemin, avec des pas qui s'enchaînent

Pour préparer une expérience, nous avons dû élaborer un document qui décrivait la préparation de 125 tubes, leur pesée, leur numérotation, la pesée et la numérotation des bouchons, la préparation de 125 échantillons que nous mettrons dans ces tubes, la pesée des 125 tubes emplis.... Sachant que nous pesons trois fois chaque objet, il y aura plusieurs milliers de pesées à  effectuer pour parvenir au bout de l'expérience, et, pour prévoir chaque masse pesée, il faudra évidemment consigner par avance un numéro, une masse, répéter des indications : "pesée de", "pesée de", "pesée de"... en indiquant chaque fois ce que nous allions peser.
Pour cette tâche extraordinairement répétitive, il y a  le risque que l'on se trompe si l'on se lasse. D'ailleurs, quand nous  ferons l'expérience, il y aura donc ces milliers de pesées à effectuer, et le risque d'erreur est encore supérieur.
Car on risque de se lasser, de de bâcler, d'aller trop vite, de mal recopier des chiffres indiqués par la balance... ce qui compromettrait la totalité de l'édifice.

D'où la question :  comment éviter de se lasser à la millième pesée  ? 

J'ajoute que ce cas que je décris ici n'est en rien exceptionnel en science : le métier scientifique est tout entier dans ce genre de procédures, car c'est seulement avec de nombreuses mesures qu'on a quelques chances d'en tirer des équations, de sorte que les progrès théoriques dépendent de l'exactitude d'un travail répétitif.

Viser cet objectif final quand nous ferons les pesées ? Ce serait s'accrocher à un intérêt extrinsèque, et non à un intérêt intrinsèque, bien plus motivant. Oui, je crois qu'il y a lieu de ne pas oublier cela : c'est l'intérêt intrinsèque des travaux qui prime.

Pour la préparation de l'expérience, le simple fait qu'il y ait répétition dans un travail d'écriture doit nous conduire à utiliser l'ordinateur pour produire une écriture juste : la mise au point du (petit) programme nécessaire pour arriver à rédiger la chose peut être intéressante en elle-même.

Puis, quand nous pèserons, quand nous serons en présence de la balance, il faudra sans doute chercher à nous améliorer à chaque pesée, de sorte que toutes puissent être passionnantes.

Dans un billet précédent, j'ai bien expliqué qu'il ne faudra surtout pas penser à autre chose, mais, au contraire, être parfaitement concentré sur la tâche que nous ferons : déposer l'objet bien au centre du plateau de la balance, mesurer nos gestes, poser l'objet sans heurt, recopier les valeurs mesurées en calligraphiant, afin de ne pas confondre un 7 avec un 4 ou un 9 avec un g, par exemple.

À la réflexion, je crois que  nous gagnerions à comparer ce travail des milliers de pesées à une promenade de 1000 pas : à raison d'un mètre par pas, cela fait un kilomètre. Bien sûr, quand nous marchons en terrain plat, notre tête peut penser à autre chose, pendant que nos pieds nous meuvent,  mais pour peu que notre promenade nous emmène sur un sentier qui jouxte un précipice, alors tous nos pas devront être mesurés.
De même, pour notre expérience, nous devons garder en tête cette métaphore du chemin bordant un précipice :  chaque pesée doit être bien faite.
Et la volonté de nous améliorer est peut-être la clé du succès : si, pour chaque pesée, nous nous  demandons comment bouger les doigts, les main, comment poser l'objet sans faire le moindre bruit, comment le saisir, comment ne pas le lâcher, comment lire et consigner les chiffres donnés par la balance, et cetera, alors nous ne pourrons jamais nous nous ennuyer

A chaque instant, nous devons nous souvenir que tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. Dans cette perspective, chaque geste, répétitif ou pas, doit être fait avec intelligence  : en nous demandant comme le faire mieux, en y mettant de l'intelligence, non seulement nous ne nous lasserons pas, mais, de surcroît, chaque geste deviendra si passionnant qu'il sera très bien fait.  

mardi 7 mai 2024

Comment faire d'un petit mal un grand bien ?

 
Dans les emails que chaque membre de notre Groupe de gastronomie moléculaire envoie à tous les autres, chaque soir, pour faire état des travaux effectués pendant la journée, il y a un tableau qui comporte des lignes. 

Par exemple, nous décrivons nos travaux, scientifiques ou de communication, nous décrivons ce que nous avons fait d'un point de vue administratif, nous disons ce que nous avons appris (connaissances) et appris à faire (compétences) ; nous disons ce que nous avons donné aux autres : un coup de main, un calcul, la correction d'un texte. 

Mais la ligne la plus essentielle de ce tableau est intitulée "symptôme", où nous décrivons ce qui a coincé. Cette ligne est essentielle, parce que l'analyse de ce qui a coincé est la possibilité de progresser. C'est parce que nous nous heurtons à un obstacle, si nous apprenons à le contourner, à l'escalader, que nous aurons des chances de progresser. Si nous identifions qu'une connaissance nous manquait, nous l'obtenons. S'il nous manque une compétence, nous pouvons avoir l'objectif de l'acquérir. 

Chaque fois, il y a ce mouvement très positif d'arriver à un état meilleur que l'état précédent. Il y avait un un petit mal, et nous en avons fait un bien. Tant qu'à faire, pourquoi pas un grand bien ? 

Un bon exemple d'un tel mouvement eut lieu un jour, avant un banquet que je devais commenter, et où une sauce avait raté : la sauce était grumeleuse, impossible à servir... Ce jour-là, j'ai eu l'idée d'analyser la question : la sauce était ratée ? Que cela signifiait-il ? Qu'il y avait un sédiment et un liquide clair. Clair ? Après tout, les cuisiniers cherchent toujours à clarifier les bouillons, de sorte que cette clarification était un avantage. Nous pouvions donc produire un liquide clair à partir de cette sauce grumelée. 

Effectivement la décantation de la la sauce ratée conduisit à une sorte de purée, qui avait beaucoup de goût, et qui fut servie, et à un liquide parfaitement clair, qui avait le goût de la sauce visée. 

Finalement ce petit mal de la sauce ratée a conduit non seulement à une sauce d'une limpidité absolue, qui fut servie dans un verre de cognac, mais aussi à me faire comprendre que nous aurions sans doute intérêt à toujours faire d'un petit mal un grand bien. A nous d'analyser le ratage, pour parvenir à ce grand bien. Ce n'est pas un grand bien obtenu par déduction, mais par induction, de sorte que si nous y avons pensé beaucoup, nous saurons faire preuve de créativité. 

Là, j'entends nombres d'amis qui avouent leur insuffisance dans ce domaine : créativité, innovation... Toutefois j'ai fait un livre entier (Cours de gastronomie moléculaire N°1) pour expliquer comment la créativité n'est pas un don du ciel, mais plutôt la mise en œuvre active d'une méthode systématique que j'ai détaillée dans ce livre. La méthode est systématique, donc infaillible. Elle ne demande une chose : du travail, ce qui est donc merveilleux, au moins pour les individus que j'estime le plus : ceux qui n'hésitent jamais à se retrousser les manches. Je ne doute pas que le travail leur donnera la créativité, après un peu d'exercice, de sorte que, presque à coup sûr, ils sauront faire d'un petit mal un grand bien. 



Apprendre... pour savoir

Nous sommes d'accord : quelqu'un qui sait, c'est quelqu'un qui a appris. Ce qui signifie comprendre et mémoriser.

Aujourd'hui, je m'aperçois que j'ai souvent répété que, pour savoir quelque chose il faut l'apprendre sept fois.
Toutefios, regardant les travaux des neurobiologistes (https://www.college-de-france.fr/sites/default/files/documents/stanislas-dehaene/UPL6651266307963835382_Cours_5_Fondements_cognitifs_des_apprentissages_scolaires.pdf ou la vidéo https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/fondements-cognitifs-des-apprentissages-scolaires/la-memoire-et-son-optimisation), je m'aperçois que cette idée n'est pas juste. Il semble plus exact de dire que la durée de mémorisation d'une information dépend de la fréquence du rafraîchissement de cette dernière.

Autrement dit, il ne suffit pas d'apprendre sept fois dans l'absolu. Il faut d'abord se fixer la durée voulue de la mémorisation de l'information et c'est en fonction de cette durée que l'on organisera des répétitions de l'apprentissage.

Bien sûr les neurobiologistes confirment que la mémorisation doit être répétée : on n'apprend pas quelque chose en y regardant une fois seulement. Du moins on ne se souviendra pas de la chose bien longtemps.

A dire à tous les étudiants ;-)

Apprendre ?

 Les discussions avec les étudiants révèlent l'étendue des ignorances de nos amis, et cela sur tous les plans : administration, communication, travail. Ce n'est pas un reproche que je leur fais, mais un constat : ils sont là pour apprendre ce qu'ils ne savent pas.
Et les professeurs, sachant,  estimant, mesurant l'étendue de ce que les étudiants doivent apprendre, doivent donc  être des guides, des compagnons plus expérimentés,  dans une recherche active - par les étudiants- d'amélioration, d'apprentissage de connaissances et de compétences.
Il est essentiel d'observer que nos amis ne peuvent pas tout apprendre d'un coup, et,  comme au piano en quelque sorte, il y a lieu d'apprendre d'abord la main gauche avant la main droite : les professeurs doivent être capables de  prioriser les conseils qu'ils donnent sous peine d'ensevelir leurs jeunes amis.
Mais les étudiants doivent aussi y mettre du leur. Il est essentiel, en tout cas,  d'avoir d'abord de réserver du temps. Puis d'avoir une bonne méthode d'apprentissage. Ensuite, il faut cadrer ce que l'on apprend. Et, ensuite, il faut apprendre, dans la direction que l'on souhaite.
Comment faire la sélection ? Mais, au fait, n'est-elle pas faite, avec les programmes et les référentiels de l'école, puis du collège, puis du lycée, puis de l'université ?
Et ces notions ne sont pas faites pour être apprises avant d'être oubliées, une fois l'examen passé, mais pour rester : il faudra donc les réviser, car il a été bien montré que la fréquence de révision d'une information détermine la durée de sa mémorisation (https://www.college-de-france.fr/sites/default/files/documents/stanislas-dehaene/UPL6651266307963835382_Cours_5_Fondements_cognitifs_des_apprentissages_scolaires.pdf)

Au travail !

lundi 6 mai 2024

A propos de "réactions de Maillard"... qu'il faut nommer réactions de glycation, ou réactions amino-carbonyles

 
Dans d'autres lieux, j'ai expliqué que j'étais un peu fautif d'avoir exagérément promu les "réactions de Maillard", au point que, aujourd'hui, des personnes des métiers de bouche, ignorant toute l'histoire, m'expliquent que les réactions de Maillard seraient responsables de tous les brunissements que l'on observe en cuisine. On met dit aussi que ces réactions n'ont lieu qu'à haute température. 

Pourtant... c'est tout faux !

 

Par exemple, les réactions de glycation, et les réactions amino-carbonyles (les "réactions de Maillard" n'existent pas, comme je l'explique ailleurs) n'incluent pas les caramélisations, qui ont également lieu à haute température. 

Pourtant les réactions de glycation et les réaction amino-carbonyle ont également lieu (hélas) à température ambiante, étant notamment responsables de l'opacification du cristallin des personnes souffrant de diabète ! 

Et puis, qu'est-ce qu'une "réaction de Maillard" ? Même le milieu des sciences de la nature, notamment des sciences et technologies des aliments, ont des idées parfois bien vagues à propos de ces réactions. Là, récemment, j'ai refais une histoire chimique de ces réactions, et je crois que tout est clair : alors que les réactions des sucres et des acides aminés étaient connues dès Lucien Dusart (plus de 50 ans avant Louis Camille Maillard) alors que Ugo Schiff avait commencé à comprendre leur mécanisme, Maillard n'a découvert qu'une synthèse, une "revue de la littérature", comme on dit aujourd'hui. Certes, il a fait un peu de travail expérimental, mais la réaction était connue, d'une part, et, d'autre part, les mécanismes ne sont pas de lui. 

Bref, cessons de parler de réaction de Maillard !

Un gâteau aux fraises ? Construisons-le



Nous sommes bien d'accord que la cuisine, c'est d'abord de l'amour (ou du lien social), ensuite de l'art et, enfin seulement, de la technique. Mais cette technique est la base sur laquelle s'érigent l'expression artistique et les qualités sociales.

Cela dit, j'ai du mal à comprendre pourquoi la technique serait difficile, et je veux prendre pour exemple un gâteau aux fraises dont la recette était donnée par des cuisiniers étoilés.

Dans cette recette, comme souvent, il y a d'abord une liste d'ingrédients puis une série d'opérations effectuées dans un ordre donné par les auteurs.
Dans les bons cas, cet ordre est approprié, mais parfois, on s'aperçoit en cours de route qu'on aurait dû s'y prendre plus tôt pour certaines opérations.

Je crois donc bien préférable de chercher à savoir ce qui est visé par la recette, de la comprendre avant de l'exécuter.

En l'occurrence, il s'agissait de préparer une crème anglaise, d'y ajouter de la gélatine et de la crème fouettée, afin d'obtenir une préparation que l'on versait, dans un moule, sur un empilement de fraises et de  biscuits à la cuillère.

Ayant cette description générale, on peut maintenant se préoccuper du détail, à savoir réaliser une crème anglaise, puis la mettre en position de gélifier, et réaliser une crème fouettée.

Pour la crème anglaise, on commence par fouetter des jaunes d'œufs avec du sucre (tant pour tant, par exemple.
Comment faire ? Il s'agit d'obtenir ce que l'on nomme le ruban,  à savoir une préparation blanchie, qui a pris de la consistance, du volume, à mesure que les grains de sucre se dissolvaient. Pour cela, il faut battre énergiquement, longtemps en cherchant à introduire des bulles d'air et effectivement, la préparation finale est foisonnée  : à l'oeil nu, on voit la granularité du sucre disparaître, et des bulles apparaître, stabilisées par la consistance épaissie.

À cette préparation, nous pouvons maintenant ajouter de la vanille et du lait. Et là,  il y a différentes façons de s'y prendre : on peut notamment des gousses de vanille fendue en deux dans le lait, à couvert afin d'éviter la perte des composés odorants, et quand le lait est chaud, le verser sur la préparation précédente au ruban et terminer la cuisson.
Mais on comprend que l'ordre n'est pas celui-là : il faut commencer par préparer le fait, puis faire le ruban, et enfin seulement mélanger les deux et finir la cuisson.
J'ajoute que les auteurs de la recette proposaient de cuire lentement, mais cela n'a aucun intérêt car il s'agit simplement de produire un épaississement de la crème  : en raclant bien le fond de la casserole pendant la cuisson, on évite que la crème n'attache.

Puis il faut ajouter les feuilles de gélatine préalablement trempées dans l'eau froide... mais, là encore, on voit  que le trempage dans l'eau froide aurait dû être proposé avant la préparation du ruban et de la crème anglaise.
D'ailleurs, il y a des précautions à prendre, notamment en été, car le trempage peut conduire à la dissolution de la gélatine dans l'eau. En hiver, pas de problème, mais, en été, il faudra peut-être faire le trempage au réfrigérateur.
Bref, quand les feuilles seront amollies, on pourra les déposer dans la crème chaude où elle se dissoudront sans difficulté à l'issue de quelques coups de fouet.

À cette préparation, il faut maintenant ajouter de la crème fouettée... et, là encore, cela nous conduit à dire qu'il aurait fallu, en tout début de préparation, mettre au réfrigérateur ou au congélateur  la crème, le fouet et le récipient dans lequel on va fouetter la crème. En effet, une crème bien froide monte en chantilly beaucoup plus rapidement qu'une crème non refroidie.
Il faut également expliquer comment fouetter la crème : il s'agit d'introduire autant d'air que possible et de poursuivre le battage jusqu'à ce que l'on voie une consistance qui ne change plus derrière le passage des fils du fouet. Cela peut prendre entre 20 secondes pour une bonne crème alsacienne bien froide et  5 minutes pour une crème tout venant un peu tiède.

À la spatule, on ajoute maintenant la crème Chantilly à la crème anglaise collée, et mais il faut prendre garde que cette dernière ne soit pas chaude  :  soit on attend longtemps, soit on  place la casserole dans de l'eau froide en agitant régulièrement la crème pour qu'elle vienne au contact des parois métalliques.

Quand le mélange des deux crème est fait, il ne reste plus qu'à monter le biscuit : on aura lavé les fraises, on les aura coupé en deux, et on montera dans le moule des couches de fraises et de biscuits à la cuillère alternées ; puis on coulera l'appareil crémé avant de mettre l'ensemble au réfrigérateur (quelques heures).


Toute la partie technique étant réglée, il faut revenir en arrière, et considérer la question artistique et la question sociale.

Je n'ai pas encore mentionné quelque chose d'essentiel, à savoir que les auteurs de la recette proposent de griller des amandes et de les placer au contact des fraises en plusieurs couches. Il est spectaculaire d'apprécier l'effet de ce simple ajout, non seulement en terme de consistance, mais aussi en termes de goût.
D'expérience,  je recommande que la torréfaction des amandes ne soit pas trop poussée,   sans quoi leur goût l'emporte sur l'ensemble des autres ingrédients, fraises et crème.

De même -cela n'est pas écrit dans la recette initiale- j'ajouterais volontiers une pincée de sel, dans la crème, car le sel rehausse le sucré et affaiblit les amertumes, mais, surtout, il conduit à la libération accrue des composés odorants, c'est-à-dire finalement au goût total de l'aliment.
Cela relève de la technique, mais l'intention est artistique.

Je préconise aussi de chemiser le moule avec un film transparent, afin que le démoulage du gâteau lui laisse  une belle apparence, bien lisse. Bien sûr, pour des préparations gélifiées, on peut toujours passer le moule dans l'eau chaude pendant quelques secondes afin de fondre la couche au contact du moule, mais on aura alors pas le même rendu.

Inversement, j'ai passé sous silence le fait que les auteurs de la recette ont proposé de préparer un coulis de groseilles gélifié pour vernir le dessus du gâteau : il est vrai que cela conduit à donner une belle apparence, tout comme un vernis sur un tableau donne un fini apprécié.
Pour préparer ce "vernis", il faudra chauffer doucement une gelée de groseille, et, à nouveau, y dissoudre de la gélatine préalablement trempée. Bien sûr, il faudra ensuite laisser refroidir la gelée gélifiée jusqu'à la limite de la prise, avant de la déposer au pinceau sur le dessus du gâteau démoulé.

Et, tant qu'on y est à soigner l'apparence, à montrer aux convives qu'on prend soit d'eau, il aura fallu réserver quelques fraises pour décorer la surface du gâteau, soit avec des demi fraises, soit avec des lamelles de fraises, bien disposées.

Faut-il ajouter un coulis ? Un coulis gélifié ? Une autre crème anglaise plus liquide autour du gâteau ? Une petite liqueur ?

Surtout, puisque nous en sommes à parler de goût, il manque à l'analyse précédente un point essentiel : nous n'aurons véritablement le goût des fraises que si nous leur en avons donné. Car le goût est quelque chose qui se construit !
En l'occurrence, il aura peut-être fallu tremper les fraises de l'intérieur du gâteau dans du jus de citron et de l'eau de fleur d'oranger avant de les disposer. Et, pour faire ressortir les fraises, peut-être aura-t-il fallu ajouter quelques zestes de citron, du Grand Marnier, mais, pourquoi pas aussi de la menthe, du gingembre, du poivre, du safran...  

De surcroît, j'ai précédemment mentionné que la crème était d'un jaune un peu pâle : pourquoi ne renforcerions-nous pas sa couleur ?  Après tout, une fraise doit être bien rouge, n'est-ce pas ?

Soignons davantage l'aspect social : pour peu que la quantité de sucre utilisé soit suffisante, l'être humain sera content d'avoir de la matière grasse venue de la crème, et du sucre venu du sucre et éventuellement des fraises.
Mais cela ne doit pas nous empêcher de présenter le gâteau bien démoulé dans un très joli plat, décoré comme on l'a dit, entouré comme on a dit. Si nos amis aiment la crème fouettée en Chantilly, on en aura certainement ajouté en abondance. D'ailleurs, pourquoi ne pas déposer quelques éclats d'amandes grillées sur le dessus de la Chantilly pour ne pas laisser une surface blanche un peu monotone ?

Et je pourrais continuer ainsi à l'infini parce qu'en réalité je démontrerais mon insuffisance artistique :  je ne dis pas que les propositions précédentes soient insensées, mais je suis bien incapable de faire ce que ferait mon ami Pierre Gagnaire, à savoir composer le goût, à trouver un sens parfait à toutes les décisions prises pour  servir ce gâteau.

dimanche 5 mai 2024

Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant

 "Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant" : Cette phrase est de Cicéron, au moins, et je dois avouer que je ne comprends plus très bien pourquoi elle figure sur mon mur. 

Bien sûr, dans les discussions politiques sur la pollution, la toxicité des aliments, etc., il y a lieu de considérer que jadis, et même naguère, l'humanité vivait dans des conditions bien pires qu’aujourd’hui. Nous n'avons pas le droit de ne regarder que le moment présent et considérer cet état dans l'absolu. Les évolutions sont lentes et il y a eu d'immenses progrès. 

D'autre part, le mythe de l'age d'or fait beaucoup de mal, pour des raisons qui restent à analyser. Comment peut-on croire au bon vieux temps, alors que l'on mourait jeune ? Comment rêver d'un temps où les dentistes vous arrachaient les dents sans anesthésie, ou les femmes mouraient en couche ? L'hygiène n'était pas encore là, parce que la microbiologie n'était pas née. Dans un manuel de civilités qui date du 18e siècle, je lis, par exemple, qu'il ne fallait pas se laver le visage avec de l'eau, qu'il fallait se peigner une fois par semaine, et il est question de vermine : vu que le texte s'adressait à des élites, tout cela en dit long sur l'état sanitaire des populations. Les produits des campagnes ? Les animaux n'étant pas soignés, on doit considérer qu'ils étaient largement malades et que leur consommation contribuait à propager des maladies. Les végétaux n'étant pas protégés contre les insectes, les champignons, les pourritures, les bactéries, etc. , ils devaient se défendre tout seul avec des pesticides naturels, et il y a fort à parier qu'ils n'étaient pas dans le bel état que nous voyons aujourd'hui, où loi de 1905, qui réclame des produits marchands, impose aux vendeurs des quatre saisons de retirer le moindre fruit ou légume un peu abîmé. Il n'y a donc pas eu d'âge d'or, mais, pour des raisons qui restent à comprendre, je le redis, nous avons tentation d'y croire et cette tentation est néfaste collectivement. Il y a une absolue nécessité de bien enseigner l'histoire, mais peut-être moins l'histoire des guerres que l'histoire domestique des peuples ! 

En science (venons-y quand même, puisque, même si je ne me souviens pas de mon motif initial d'accrocher cette phrase, la discussion précédente donne quelques idées), il y a cette question de culture, et, là, c'est d'histoire des sciences dont il est question. Les travaux des grands anciens sont très éclairants à de nombreux titres. 

D'abord parce qu'ils nous donnent une idée de ce que peut être notre pratique actuelle. Ils nous donnent une idée de stratégie scientifique, de méthodes. D''autre part, ils nous montrent les progrès méthodologiques effectués. Par exemple, c'est une nouveauté que de faire des répétitions des expériences, c'est une nouveauté que d'imposer des évaluations statistiques des résultats, et ainsi de suite. Je renvoie mes amis intéressés à la lecture commentée d'un texte du grand Antoine Laurent de Lavoisier ([<a>https://www.agroparistech.fr/IMG/pdf/Bouillons_Lavoisier_discussion.pdf"&gt;https://www.agroparistech.fr/IMG/pdf/Bouillons_Lavoisier_discussion.pdf-&gt;https://www.agroparistech.fr/IMG/pdf/Bouillons_Lavoisier_discussion.pdf</a>]) où l'on verra combien nous sommes des nains perchés sur les épaules des géants, combien notre époque nous porte... 

Et cela a, ou devrait avoir, des conséquences sur l'enseignement supérieur. Je me souviens ainsi d'un étudiant d'un étudiant gentil, pas bête, mais insuffisant du point de vue universitaire, qui avait la volonté de faire des études scientifiques et de la recherche scientifique. Pour des raisons personnelles, il échouait régulièrement aux examens universitaires. Il a fait son stage dans notre groupe de recherche, puisque j'accepte tous ceux qui veulent apprendre, et je l'ai vu quelques années après dans un laboratoire de modélisation moléculaire, faisant les calculs de mécanique quantique : c'était la preuve que son incapacité a été palliée par le système, par son environnement, par son époque. Il ne sera pas (sans doute) un grand créateur de science, mais il pourra mettre en œuvre des outils qu'on lui aura appris à utiliser, et qu'il utilisera. 

Oui, nous sommes des nains perchés sur les épaules des géants, mais les géants ne sont peut-être pas nos prédécesseurs, mais l'ensemble de ces derniers, la collectivité scientifique tout entière, qui identifie progressivement des façons de s'améliorer. Bien sûr, dans cette collectivité, il y a des hommes et des femmes plus grands que les autres, mais c'est l'ensemble qui fait ce géant sur lequel nous sommes perchés.