Lors d'un dîner, je suis conduit à avouer à mes amis que je ne suis pas au courant des « actualités ». N
i par les journaux, ni par les radios, ni par les télévisions (que je n'ai pas), ni par internet... Cela étonne mes interlocuteurs (et même mon entourage proche)... mais j'espère que l'on me fait assez confiance pour penser que j'ai des raisons puissantes de me comporter ainsi.
Lesquelles ? Voilà une première question. Est-ce un désintérêt politique ? Voilà une deuxième question... à laquelle la réponse est évidemment un "non" énergique !
Pas de lamentations. De l'action !
Commençons par la première question : pourquoi éviter (c'est d'ailleurs difficile) les actualités ?
Tout date de 1980, quand, étant par hasard devant un écran de télévision, j'ai vu ces enfants qui mouraient de faim au Biafra. Les images étaient effroyables, avec des corps squelettiques, des ventres boursouflés, et mon sentiment était évidemment le même que celui de n'importe quelle autre être humain normalement constitué : je me lamentais, comme tout le monde.
Le déclic est venu le jour suivant, parce que, par hasard, je me suis à nouveau retrouvé devant un écran de télévision, qui m'a montré ces mêmes images. Et j'ai compris que je me lamentais... sans rien faire ! Ce jour-là, j'ai décidé que j'utiliserai mieux mon temps, à agir plutôt qu'à me lamenter.
D'ailleurs, avons-nous vraiment besoin des actualités pour savoir que, aujourd'hui, dans le monde, des populations souffrent de famine ?
Avons-nous besoin d'informations pour savoir que dans certaines parties du monde, il y a des guerres, des querelles de territoire (souvent parce qu'il y a du pétrole, de l'or, de l'uranium...), des fanatiques... ?
Avons-nous besoin des "faits divers" pour savoir que le monde souffre des exactions d'individus malhonnêtes… (mais je sais aussi qu'il y a des gens merveilleux, honnêtes, droits, loyaux, soucieux des autres, admirables) ?
Sommes-nous naïfs au point de ne pas savoir que, bien souvent, l'idéologie masque des motifs économiques, qui ne sont pas avoués…
Ne savons-nous pas qu'il y a la pluie, la grêle, la sécheresse, les volcans, les inondations, les tsunamis...
Ne savons-nous pas qu'il y a chaque jour des vols, des meurtres...
Et ne devons-nous pas craindre, enfin, que les détails donnés par ceux qui distribuent l'actualité soient souvent inutiles et nous détournent de l'essence des faits ?
Quelle action ?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : quelle peut être notre action pour faire (naïvement, j'en conviens) un monde meilleur ?
En 1980, déjà fervent lecteur de Diderot et de ses amis des Lumières, j'avais cette idée (naïve, bien sûr) que notre monde irait mieux avec plus de rationalité. Cette conviction m'a fait travailler pendant 20 ans à la revue Pour la Science, qui n'est certes pas une revue très grand public, mais qui est largement reprise par d'autres revues plus populaires, de sorte qu'un discours bien construit, une rationalité bien présentée, pouvaient avoir un effet démultiplicateur.
Puis, en 2000, j'ai quitté la rédaction en chef de la revue Pour la Science pour aller faire de la recherche scientifique et de l'enseignement à l'Inra, où, au fond, l'objectif n'a pas changé, puisque ma lettre de mission me confie le soin de faire ce que je faisais, à savoir chercher à repousser les limites de la connaissance (la recherche scientifique) et distribuer un message de Raison, par le truchement des résultats de la gastronomie moléculaire.
C'est pour des raisons politiques que...
C'est pour cette même raison politique qu'existe ce blog et d'autres.
C'est pour des raisons politiques que sont publiés mes ouvrages.
C'est pour des raisons politiques que je prends sur mon temps de recherche pour répondre aux interviews, pour aller dans des émissions de radio ou de télévision parfois un peu "gaudriolesques".
C'est pour des raisons politiques que je prends du temps pour de l'enseignement, que j'explique à nos jeunes amis que, pour la majeure partie d'entre eux, la technologie vaut mieux que la science.
Mon action est-elle efficace ? Pourquoi ne pas être plutôt ministre, député, par exemple ?
Frère Jean des Entommeures répondait très justement : " car comment pourrais-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ?". Rabelais propose que l'éducation soit la clé de l'harmonie dans l'abbaye de Thélème. Diderot, dont je chéris le souvenir, avait l'Encyclopédie, comme socle sur lequel il écrivait ses oeuvres.
D'où tant de cours en ligne gratuits ? D'où les Atelier expérimentaux du goût, pour les écoles primaires, et les Ateliers Science & Cuisine, pour les les collèges et les lycées. D'où les blogs, les interviews. D'où cette cuisine note à note qui heurte mes interlocuteurs et que, pourtant, je continue à promouvoir dans le monde...
Et là, j'espère avoir convaincu : la moindre seconde gagnée sur les "actualités" est une possibilité de faire changer notre environnement. Il n'y a donc pas à hésiter...
PS. Je me fais à moi-même la remarque que, oui, j'écris des billets, des livres, des articles... mais j'aime cela. Serais-je en train de faire passer pour une action politique un simple amusement, un goût personnel ? En réalité, l'écriture est, si l'on reprend les écrits de Condillac et de Lavoisier, une façon de mieux penser, de sorte que la production de textes écrits, si c'est exact qu'elle m'intéresse beaucoup, vise quand même la production d'une pensée affinée.
D'autre part, il n'est pas interdit d'avoir deux objectifs simultanés. D'ailleurs, imaginons que je ne retienne que l'objectif politique. On pourrait imaginer que sa mise en œuvre intrinsèque soit un plaisir personnel… ce qui n'est pas le cas. En revanche, oui, c'est dans les moyens de la mise en oeuvre que j'y trouve du plaisir, et je renvoie vers un autre billet pour montrer comment le plaisir d'un travail permet de faire mieux ledit travail, plus efficacement.
Ce que je dis là vaut pour l'écriture comme pour la recherche scientifique, bien évidemment, mais il est également vrai que ma façon de promouvoir un certain émerveillement par les sciences de la nature se fonde sur la production de résultats scientifiques, de sorte que , là encore, il y a deux objectifs confondus, et ma connaissance, il n'y a aucun mal à cela, à joindre l'utile à l'agréable.
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
Affichage des articles dont le libellé est politique. Afficher tous les articles
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vendredi 1 janvier 2016
jeudi 24 décembre 2015
Pas d'armée, pas de religion, pas de politique
La chose s'oublie, mais elle mérite d'être redite : pour un dîner réussi, chacun doit s'interdire de parler de religion, d'armée, de politique !
La question s'est posée avec acuité, lors de l'affaire Dreyfus, mais le bipartisme actuel conduit quasi nécessairement à des dîners où tous les bords coexistent, doivent coexister. Et comme un bon convive est celui qui parle sans prétention et écoute avec complaisance, nous avons le devoir d'éviter les sujets qui fâchent, dans ces circonstances : que nous soyons chez nous, car nous devons à nos hôtes de les rendre heureux ; que nous soyons chez autrui, car s'il nous reçoit, nous devons nous bien tenir.
A la proposition d'éviter les trois sujets à éviter, je sais que certains grincheux rétorquent alors : "Mais alors, on ne peut parler de rien !". Pauvres grincheux, qui n'ont pas, dans la vie, autre chose! Et tous ces émerveillements que nous pouvons partager ? Les oeuvres d'art que nous avons découvertes, qu'il s'agisse de littérature, de musique, de peinture... ou de cuisine. Évidemment, il ne s'agit pas de faire étalage de titres, mais d'essayer de justifier nos émerveillements.
Et puis, la pensée, la merveilleuse pensée, qui nous fait grandir, la Raison, la merveilleuse Raison, dont nous avons tant besoin. N'est-ce pas à partager sans modération ?
Sans aller si loin, n'y a-t-il pas, aussi, le bonheur de nos métiers ? Examinons quelques métiers que j'ai rencontrés récemment. Menuisier ? Le bois est une matière magique. Médecin ? On se préccupe d'autrui. Ramoneur ? Sans lui, c'est le feu de cheminée, et il y a le bonheur de discuter avec ses clients. Le couvreur ? De même. Vendeur ? Le sourire qu'il devait afficher rejaillissait sur son caractère. Ingénieur ? Il fait tourner les usines, donne du travail à d'autres, et leur permet donc de vivre. Scientifique ? Il s'agit de repousser les limites de la connaissances.
Comme pour les épinards, il y a ceux qui les aiment, et ceux qui ne les aiment pas, mais ne s'agit-il pas d'apprendre à y mettre de la crème ? Pardon pour la métaphore, mais tous les moyens sont bons quand il s'agit de mettre un peu d'harmonie dans ce monde.
Je vous souhaite un joyeux réveillon. Ou, plutôt, je vous souhaite plutôt d'être capable de faire que votre réveillon soit bon, non pas parce qu'il y aura eu de la bonne cuisine et de bons vins, mais, surtout, parce que vous aurez réussi à faire une conversation merveilleuse.
La question s'est posée avec acuité, lors de l'affaire Dreyfus, mais le bipartisme actuel conduit quasi nécessairement à des dîners où tous les bords coexistent, doivent coexister. Et comme un bon convive est celui qui parle sans prétention et écoute avec complaisance, nous avons le devoir d'éviter les sujets qui fâchent, dans ces circonstances : que nous soyons chez nous, car nous devons à nos hôtes de les rendre heureux ; que nous soyons chez autrui, car s'il nous reçoit, nous devons nous bien tenir.
A la proposition d'éviter les trois sujets à éviter, je sais que certains grincheux rétorquent alors : "Mais alors, on ne peut parler de rien !". Pauvres grincheux, qui n'ont pas, dans la vie, autre chose! Et tous ces émerveillements que nous pouvons partager ? Les oeuvres d'art que nous avons découvertes, qu'il s'agisse de littérature, de musique, de peinture... ou de cuisine. Évidemment, il ne s'agit pas de faire étalage de titres, mais d'essayer de justifier nos émerveillements.
Et puis, la pensée, la merveilleuse pensée, qui nous fait grandir, la Raison, la merveilleuse Raison, dont nous avons tant besoin. N'est-ce pas à partager sans modération ?
Sans aller si loin, n'y a-t-il pas, aussi, le bonheur de nos métiers ? Examinons quelques métiers que j'ai rencontrés récemment. Menuisier ? Le bois est une matière magique. Médecin ? On se préccupe d'autrui. Ramoneur ? Sans lui, c'est le feu de cheminée, et il y a le bonheur de discuter avec ses clients. Le couvreur ? De même. Vendeur ? Le sourire qu'il devait afficher rejaillissait sur son caractère. Ingénieur ? Il fait tourner les usines, donne du travail à d'autres, et leur permet donc de vivre. Scientifique ? Il s'agit de repousser les limites de la connaissances.
Comme pour les épinards, il y a ceux qui les aiment, et ceux qui ne les aiment pas, mais ne s'agit-il pas d'apprendre à y mettre de la crème ? Pardon pour la métaphore, mais tous les moyens sont bons quand il s'agit de mettre un peu d'harmonie dans ce monde.
Je vous souhaite un joyeux réveillon. Ou, plutôt, je vous souhaite plutôt d'être capable de faire que votre réveillon soit bon, non pas parce qu'il y aura eu de la bonne cuisine et de bons vins, mais, surtout, parce que vous aurez réussi à faire une conversation merveilleuse.
samedi 5 septembre 2015
Ayons un peu de modestie
Avec le développement d'Internet, chacun peut s'exprimer : sur des blogs, sur des sites. S'affiche aujourd'hui « critique culinaire » toute personne qui, utilisant un téléphone portable, prend des photos de plats qui lui sont servis dans un restaurant et les assortit d'une description de son repas. Mais sait-on bien ce qu'est la critique culinaire ? Ou la critique artistique en général ? On relira Diderot ou Beaudelaire, à propos de peinture, ou Robbe Grillet à propos de littérature, par exemple. On ne deviendra pas plus bête en lisant le petit traité d'Anne Gauquelin, voire mon "traité" d'esthétique culinaire "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique".
La question vaut également pour la médecine, où se croit l'égal d'un médecin toute personne qui, intéressée par un sujet médical, est allé sur internet chercher des informations et a l'exorbitante prétention de pouvoir décider d'un traitement, par exemple. Le mécanisme est le suivant : le peuple (le bon peuple, bien sûr) qui refuse l'élite (coupons leur la tête, soyons tous égaux) consulte n'importe quel forum (mais comment juger de la qualité des informations qui s'y trouvent?) et arrive en consultation avec la réponse médicale qu'il s'est donnée (mais, alors, pourquoi consulter?).
En science, aussi, la mode de la science prétendument citoyenne sévit, et certaines institutions, dans le louable désir de rapprocher la science des citoyens, c'est-à-dire des contribuables, laissent croire, voire font penser, que la science est à la portée de tous… alors même que le public ne sait pas ce qu'est la science (comme je le vérifie avec mes conférences inlassables dans le monde entier).
Dans les trois cas, il y a un même mécanisme qu'il faut dénoncer, sous peine de démagogie. Commençons par la questions scientifique. Dans plusieurs billets, j'ai expliqué que les sciences de la nature, qu'il ne faut pas confondre avec le savoir, tel celui du cuisinier, du maître d'hôtel, du plombier, de l’électricien, ou de tout métier technique, ces sciences de la nature donc ne sont que maniement d'équations, lesquelles sont très rarement à la portée des techniciens… sans quoi ces derniers exerceraient le métier de scientifique, au sens des sciences de la nature. Le citoyen, très loin des équations, ne peut donc pas contribuer aux sciences de la nature, et il y a une certaine hypocrisie à laisser penser qu'un enfant de quinze ans ou un adulte qui maîtrise seulement la règle de trois puissent contribuer à la découverte des particules subatomiques, tel le boson de Higgs. Bien sûr, pour des activités plus descriptives, telle l'observation d'objets célestes, quand un télescope d'amateur suffit, ou tels des recueils de données botaniques, les amateurs peuvent rendre des services extraordinaires, mais je crois qu'il serait nuisible à la jeunesse de notre pays de laisser penser que la science se résume à cela. Comme je l'ai indiqué dans d'autres billets, la science est faite d'équations, avec le postulat que le monde est écrit en langage mathématique. Les sciences de la nature ne sont pas une activité technique qui serait plus précise (la cuisine où l'on pèserait les ingrédients, par exemple, comme l'a cru Auguste Escoffier), mais une activité très particulière, qui consiste à chercher les mécanisme des phénomènes non pas sous la forme de discours un peu poétique, mais sous la forme de système cohérent d'équations.
Revenons maintenant au cas précédent, celui de la médecine. Si la capacité médicale se résumait à quelques heures passées sur Internet, il n'y aurait évidemment pas besoin de dix ans d'études pour devenir médecin. La question n'est pas l'attribution ou pas d'un diplôme, la réussite ou pas à un concours, mais l'obtention lente d'une capacité réelle à faire face à des cas où la vie des gens est en danger, alors que tout un chacun ne se doute de rien. Moi qui ne suis pas médecin, par exemple, je peux évidemment renouveler une pilule contraceptive si je sais ce qu'est une pilule, si je dispose d'une ordonnance précédemment émise, si je sais écrire et si je connais quelques règles simples comme vérifier que la personne qui me demande cette prescription ne fume pas, sans quoi des risques cardio-vasculaires graves existent. Mais ce n'est pas là un acte médical. C'est un acte automatique et naïf, et le bon médecin (je devrais dire simplement "le médecin") me semble être bien plutôt celui ou celle qui sait voir, après des années de clinique, après avoir forgé une intuition inégalée, après avoir longuement révisé des questions d'internat pour bien dépister les cas terribles qui peuvent se présenter, le bon médecin est celui ou celle qui peut prescrire une pilule non pas parce que la loi lui en donne le droit, mais parce que la patiente peut avoir confiance dans toute cette compétence, qui évitera un acte médical dangereux.
Bien sûr, il peut exister de mauvais médecins, mais ils sont très rares contrairement à ce que dit la rumeur, cette rumeur idiote qui transforme un gland en citrouille, ce bavardage de café du commerce. D'ailleurs, la presse a sa part de responsabilité quand nous en venons à penser que "les médecins" sont mauvais, elle qui ne parle jamais des trains qui arrivent à l'heure, mais, au contraire, se focalise sur des cas très rares. Je propose, donc, de ne pas juger le monde (notamment celui de la médecine, mais pas seulement) par le prisme de la presse, sans quoi nous n'avons pas de vision correcte du monde.
Enfin, pour revenir à la médecine, je crois que nous avons raison d'avoir confiance dans les capacité des médecins que nous consultons, et c'est la raison pour laquelle j'insiste ici pour que l'acte médical soit réservé aux médecins et non pas à n'importe quel « soignant » (je parle bien d'acte médical de sorte que je ne suis pas politiquement incorrect, mais je dis une tautologie, une évidence que disent les mots : médical, médecin). Oui, il y a toujours eu une volonté du peuple de se rapprocher de l'aristocratie, une volonté de ne pas être exclu des élites, mais la métaphore ne vaut pas pour le cas qui nous concerne : il ne s'agit pas ici d'une prétention de sang bleu, mais bien plutôt de travail, et le travail n'est pas une vague prétention : la capacité médicale, ce sont des années passées au chevet des malades, devant les livres, à faire des recherches bibliographiques pendant les week-end au lieu d'aller au bistrot ou se promener en forêt.
Parfois, certains journalistes qui enquêtent sur un sujet croient en savoir autant que les spécialistes qu'ils consultent… sans parler de ceux qui viennent interroger un spécialiste pour lui faire dire ce qui est écrit dans leur « scénario » ou ce qui a été décidé en conférence de rédaction (là, c'est le comble du mauvais journalisme). C'est une prétention démesurée, comme le montrera l'anecdote suivante, où il ne s'agit pas de journalisme médical, mais de journalisme scientifique, ce qui revient au même : au tout début de ma carrière d'éditeur scientifique, j'avais révisé très longuement la traduction en français d'un texte en anglais, écrit par un bon spécialiste américain, sur la physico-chimie des gels. Les gels ? Cétait l'objet de mon travail de master (on disait DEA, à l'époque), de sorte que je pensais mon texte quasi parfait. Toutefois, conformément à la règle que nous avons introduite dans la revue Pour la Science, j'avais voulu faire relire mon travail par un spécialiste français des gels. L'homme, qui a aimablement accepté ce travail… m'a rendu une version si annotée de rouge que j'en rougis encore aujourd'hui de honte. Pourtant, je n'avais pas démérité, je n'avais pas bâclé mon travail... mais je n'étais pas un spécialiste, et, en conséquence, je ne pouvais pas deviner quelles notions fautives revêtaient les mots que j'avais naïvement employés.
Pour les journalistes médicaux, il en va de même. Même un journaliste qui explore bien un sujet ne sera jamais capable de pallier le spécialiste qu'il a interrogé, et c'est la raison pour laquelle les bons journaux font relire les textes aux spécialistes. Il ne s'agit pas de vérifier les citations, l’exactitude des propos rapportés. Non, il s'agit de qualité de l'information ; il s'agit tout simplement d'éviter que le journaliste dise des choses très fausses… parce que l'on ne remplace pas des années d'étude par quelque jours, semaines voire mois d'enquête journalistique. D'ailleurs, encore aujourd’hui, j'ai été consulté par un journaliste qui faisait un article sur les aliments, et j'ai eu l'occasion de constater que la notion de polysaccharides, dont il parlait presque à chaque ligne, lui était inconnue : pour lui, c'était un simple mot. De même, il y a quelque semaines, lors de la préparation d'un article sur la cuisine note à note, avec un très grand magazine international, alors que j'avais passé des jours à discuter de la chose avec l'équipe venue d'outre atlantique, à l'expliquer, j'ai eu la surprise de voir que des notions qui me semblaient évidentes, que j'avais expliquées plusieurs fois, restaient complètement incomprises : des mots, de simples mots. Pour la médecine, c'est pareil : il est malhonnête de prétendre que l'on peut réduire en peu de temps des compétences que les médecins obtiennent après des années d'un travail considérable, lequel d'ailleurs ne se fait pas à raison de 35 heures par semaine.
Et je reviens finalement à la cuisine, où la question se pose de même : il existe de véritables compétences, et ce serait une prétention exorbitante que de ne pas en faire l'hypothèse. Plus généralement, on a compris que pour cuisine, médecine, sciences de la nature ou tout autre activité, la compétence, l'expertise, ne sont pas à la portée d'une enquête rapide, de quelques semaines ou mois d’intérêt pour une question. En cuisine, le professionnel sait parfaitement reconnaître la consistance de la sauce qui doit être servie, et cela ne se décrit ni avec des mots, ni avec des photos, cela ne se voit pas d'un coup d’œil. En médecine, soigner des gens en bonne santé, ce n'est rien ; ce n'est pas soigner. Et c'est surtout la capacité de dépister une maladie qui est importante, et c'est cela que l'on demande au médecin. En science, le travail n'est pas de la vulgarisation, mais du maniement constant d'équations, l'exercice permanent du calcul.
Finalement toute cette analyse est rassurante : elle montre que nous avons raison de passer du temps sur nos calculs, au chevet de nos malades, devant les fourneaux, pour apprendre très lentement, pour obtenir une compétence qui n'est pas soluble dans une certaine démagogie.
La question vaut également pour la médecine, où se croit l'égal d'un médecin toute personne qui, intéressée par un sujet médical, est allé sur internet chercher des informations et a l'exorbitante prétention de pouvoir décider d'un traitement, par exemple. Le mécanisme est le suivant : le peuple (le bon peuple, bien sûr) qui refuse l'élite (coupons leur la tête, soyons tous égaux) consulte n'importe quel forum (mais comment juger de la qualité des informations qui s'y trouvent?) et arrive en consultation avec la réponse médicale qu'il s'est donnée (mais, alors, pourquoi consulter?).
En science, aussi, la mode de la science prétendument citoyenne sévit, et certaines institutions, dans le louable désir de rapprocher la science des citoyens, c'est-à-dire des contribuables, laissent croire, voire font penser, que la science est à la portée de tous… alors même que le public ne sait pas ce qu'est la science (comme je le vérifie avec mes conférences inlassables dans le monde entier).
Dans les trois cas, il y a un même mécanisme qu'il faut dénoncer, sous peine de démagogie. Commençons par la questions scientifique. Dans plusieurs billets, j'ai expliqué que les sciences de la nature, qu'il ne faut pas confondre avec le savoir, tel celui du cuisinier, du maître d'hôtel, du plombier, de l’électricien, ou de tout métier technique, ces sciences de la nature donc ne sont que maniement d'équations, lesquelles sont très rarement à la portée des techniciens… sans quoi ces derniers exerceraient le métier de scientifique, au sens des sciences de la nature. Le citoyen, très loin des équations, ne peut donc pas contribuer aux sciences de la nature, et il y a une certaine hypocrisie à laisser penser qu'un enfant de quinze ans ou un adulte qui maîtrise seulement la règle de trois puissent contribuer à la découverte des particules subatomiques, tel le boson de Higgs. Bien sûr, pour des activités plus descriptives, telle l'observation d'objets célestes, quand un télescope d'amateur suffit, ou tels des recueils de données botaniques, les amateurs peuvent rendre des services extraordinaires, mais je crois qu'il serait nuisible à la jeunesse de notre pays de laisser penser que la science se résume à cela. Comme je l'ai indiqué dans d'autres billets, la science est faite d'équations, avec le postulat que le monde est écrit en langage mathématique. Les sciences de la nature ne sont pas une activité technique qui serait plus précise (la cuisine où l'on pèserait les ingrédients, par exemple, comme l'a cru Auguste Escoffier), mais une activité très particulière, qui consiste à chercher les mécanisme des phénomènes non pas sous la forme de discours un peu poétique, mais sous la forme de système cohérent d'équations.
Revenons maintenant au cas précédent, celui de la médecine. Si la capacité médicale se résumait à quelques heures passées sur Internet, il n'y aurait évidemment pas besoin de dix ans d'études pour devenir médecin. La question n'est pas l'attribution ou pas d'un diplôme, la réussite ou pas à un concours, mais l'obtention lente d'une capacité réelle à faire face à des cas où la vie des gens est en danger, alors que tout un chacun ne se doute de rien. Moi qui ne suis pas médecin, par exemple, je peux évidemment renouveler une pilule contraceptive si je sais ce qu'est une pilule, si je dispose d'une ordonnance précédemment émise, si je sais écrire et si je connais quelques règles simples comme vérifier que la personne qui me demande cette prescription ne fume pas, sans quoi des risques cardio-vasculaires graves existent. Mais ce n'est pas là un acte médical. C'est un acte automatique et naïf, et le bon médecin (je devrais dire simplement "le médecin") me semble être bien plutôt celui ou celle qui sait voir, après des années de clinique, après avoir forgé une intuition inégalée, après avoir longuement révisé des questions d'internat pour bien dépister les cas terribles qui peuvent se présenter, le bon médecin est celui ou celle qui peut prescrire une pilule non pas parce que la loi lui en donne le droit, mais parce que la patiente peut avoir confiance dans toute cette compétence, qui évitera un acte médical dangereux.
Bien sûr, il peut exister de mauvais médecins, mais ils sont très rares contrairement à ce que dit la rumeur, cette rumeur idiote qui transforme un gland en citrouille, ce bavardage de café du commerce. D'ailleurs, la presse a sa part de responsabilité quand nous en venons à penser que "les médecins" sont mauvais, elle qui ne parle jamais des trains qui arrivent à l'heure, mais, au contraire, se focalise sur des cas très rares. Je propose, donc, de ne pas juger le monde (notamment celui de la médecine, mais pas seulement) par le prisme de la presse, sans quoi nous n'avons pas de vision correcte du monde.
Enfin, pour revenir à la médecine, je crois que nous avons raison d'avoir confiance dans les capacité des médecins que nous consultons, et c'est la raison pour laquelle j'insiste ici pour que l'acte médical soit réservé aux médecins et non pas à n'importe quel « soignant » (je parle bien d'acte médical de sorte que je ne suis pas politiquement incorrect, mais je dis une tautologie, une évidence que disent les mots : médical, médecin). Oui, il y a toujours eu une volonté du peuple de se rapprocher de l'aristocratie, une volonté de ne pas être exclu des élites, mais la métaphore ne vaut pas pour le cas qui nous concerne : il ne s'agit pas ici d'une prétention de sang bleu, mais bien plutôt de travail, et le travail n'est pas une vague prétention : la capacité médicale, ce sont des années passées au chevet des malades, devant les livres, à faire des recherches bibliographiques pendant les week-end au lieu d'aller au bistrot ou se promener en forêt.
Parfois, certains journalistes qui enquêtent sur un sujet croient en savoir autant que les spécialistes qu'ils consultent… sans parler de ceux qui viennent interroger un spécialiste pour lui faire dire ce qui est écrit dans leur « scénario » ou ce qui a été décidé en conférence de rédaction (là, c'est le comble du mauvais journalisme). C'est une prétention démesurée, comme le montrera l'anecdote suivante, où il ne s'agit pas de journalisme médical, mais de journalisme scientifique, ce qui revient au même : au tout début de ma carrière d'éditeur scientifique, j'avais révisé très longuement la traduction en français d'un texte en anglais, écrit par un bon spécialiste américain, sur la physico-chimie des gels. Les gels ? Cétait l'objet de mon travail de master (on disait DEA, à l'époque), de sorte que je pensais mon texte quasi parfait. Toutefois, conformément à la règle que nous avons introduite dans la revue Pour la Science, j'avais voulu faire relire mon travail par un spécialiste français des gels. L'homme, qui a aimablement accepté ce travail… m'a rendu une version si annotée de rouge que j'en rougis encore aujourd'hui de honte. Pourtant, je n'avais pas démérité, je n'avais pas bâclé mon travail... mais je n'étais pas un spécialiste, et, en conséquence, je ne pouvais pas deviner quelles notions fautives revêtaient les mots que j'avais naïvement employés.
Pour les journalistes médicaux, il en va de même. Même un journaliste qui explore bien un sujet ne sera jamais capable de pallier le spécialiste qu'il a interrogé, et c'est la raison pour laquelle les bons journaux font relire les textes aux spécialistes. Il ne s'agit pas de vérifier les citations, l’exactitude des propos rapportés. Non, il s'agit de qualité de l'information ; il s'agit tout simplement d'éviter que le journaliste dise des choses très fausses… parce que l'on ne remplace pas des années d'étude par quelque jours, semaines voire mois d'enquête journalistique. D'ailleurs, encore aujourd’hui, j'ai été consulté par un journaliste qui faisait un article sur les aliments, et j'ai eu l'occasion de constater que la notion de polysaccharides, dont il parlait presque à chaque ligne, lui était inconnue : pour lui, c'était un simple mot. De même, il y a quelque semaines, lors de la préparation d'un article sur la cuisine note à note, avec un très grand magazine international, alors que j'avais passé des jours à discuter de la chose avec l'équipe venue d'outre atlantique, à l'expliquer, j'ai eu la surprise de voir que des notions qui me semblaient évidentes, que j'avais expliquées plusieurs fois, restaient complètement incomprises : des mots, de simples mots. Pour la médecine, c'est pareil : il est malhonnête de prétendre que l'on peut réduire en peu de temps des compétences que les médecins obtiennent après des années d'un travail considérable, lequel d'ailleurs ne se fait pas à raison de 35 heures par semaine.
Et je reviens finalement à la cuisine, où la question se pose de même : il existe de véritables compétences, et ce serait une prétention exorbitante que de ne pas en faire l'hypothèse. Plus généralement, on a compris que pour cuisine, médecine, sciences de la nature ou tout autre activité, la compétence, l'expertise, ne sont pas à la portée d'une enquête rapide, de quelques semaines ou mois d’intérêt pour une question. En cuisine, le professionnel sait parfaitement reconnaître la consistance de la sauce qui doit être servie, et cela ne se décrit ni avec des mots, ni avec des photos, cela ne se voit pas d'un coup d’œil. En médecine, soigner des gens en bonne santé, ce n'est rien ; ce n'est pas soigner. Et c'est surtout la capacité de dépister une maladie qui est importante, et c'est cela que l'on demande au médecin. En science, le travail n'est pas de la vulgarisation, mais du maniement constant d'équations, l'exercice permanent du calcul.
Finalement toute cette analyse est rassurante : elle montre que nous avons raison de passer du temps sur nos calculs, au chevet de nos malades, devant les fourneaux, pour apprendre très lentement, pour obtenir une compétence qui n'est pas soluble dans une certaine démagogie.
vendredi 11 avril 2014
N'écoutons pas les ignorants, entendons les experts !
C'est pénible, mais c'est ainsi : les
“parents” doivent sans doute être dans une relation pédagogique
avec les enfants, lesquels ne sont pas, ne peuvent pas être des
amis... parce que la relation est faussée, en ce que l'on ne pourra
pas faire que les enfants ne soient pas les enfants des parents.
De même, j'ai bien peur que les
“experts”, ceux que certains nomment des “sachants” (je ne
sais pas pourquoi), voire les savants, ne puissent avoir tout à fait
le même statut, à propos de certaines questions techniques, que les
non experts. Que cela soit “démocratique” ou non, 2 plus 2 font
4. Pour certaines questions, nos soucis d'égalité ou d'équité
sont à laisser de côté. Inversement j'ajouterais volontiers que
les experts ne sont experts que dans un domaine, un domaine technique
particulier, et n'ont pas à se prononcer sur des sujets qui ne sont
pas les leurs. Si nous faisions tous ainsi, j'ai foi que le brouhaha
de la “place du marché” serait moins cacophonique.
Pourquoi dis-je cela ? Parce que je
sors de plusieurs discussions à propos de la chimie avec des
ignorants, qui ne savaient même pas ce qu'est une molécule, et
prétendaient disputer de la chimie ! En réalité, le décodage de
leur discours montrait la plus grande confusion entre la question
politique (en gros, ils étaient opposés aux “multinationales”)
et la question technique (quelle est la qualité des produits
commercialisés par ces sociétés).
Je crois que nous devons être
intellectuellement honnêtes, et que, si l'on a le droit de critiquer
des façons de faire, il ne faut pas se tromper de combat. En tout
cas, les deux questions, techniques et politiques, ne peuvent être
mélangées... mais comment expliquer cela à des individus
intellectuellement malhonnêtes, au point de confondre composés et
molécules, en se moquant parfaitement de leur confusion ?
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