Une discussion, aujourd'hui, à propos des méthodes de la science,
avec des amis venus du monde de la chimie et de la biochimie et qui, en
confiance, m'avouaient avoir des difficultés avec les calculs (c'est un
fait que de nombreux étudiants attirés par les "sciences, technologie,
technique", mais qui n'aiment pas calculer vont plutôt en biologie ou en
chimie qu'en physique).
La discussion a tourné autour de cette phrase de l'un d'entre eux :
"Est-on vraiment obligé de passer par les équations ?".
En d'autres termes, peut-on faire de la recherche scientifique sans calcul ?
On se rappelle que, jusqu'à plus ample informé, la science produit des connaissances par le mouvement suivant :
1. identification d'un phénomène, centrage sur ce dernier
2. caractérisation quantitative du phénomène
3. réunion des innombrables données de mesure en lois "synthétique"
4. recherche de mécanismes compatibles quantitativement avec les lois
5. recherche d'une prévision théorique testable
6. expérience pour tester la prévision
J'ai
souvent réclamé publiquement que l'on me contredise, à propos de cette
méthode, mais la seule chose que l'on m'ait objectée, c'est que les
sciences de l'humain et de la société ne fonctionnent pas ainsi... ce
que je sais parfaitement, puisque ce sont les sciences de la nature qui
m'intéressent de façon professionnelle et pour lesquelles je propage la
méthode ci-dessus. Sans contradiction, je dois donc continuer d'avoir
l'idée présentée plus haut... en reconnaissant que le chemin tout entier
n'est pas obligatoire : une personne qui ferait une partie du chemin
est déjà sur la voie de la science de la nature.
Finalement, peut-on donc se passer d'équations ?
Pour l'identification d'un phénomène,
sans doute... bien que, souvent, et surtout dans notre XXIe siècle qui a
déjà bénéficié de beaucoup d'avancées, les phénomènes soient souvent
décrits par des équations.
Pour la caractérisation quantitative des phénomènes ? Souvent
il s'agit d'utiliser un instrument de mesure, dont le fonctionnement
repose souvent sur des équations. Par exemple, imaginons que nous
fassions des études rhéologiques, à l'aide d'un viscosimètre qui mesure
les deux paramètres G' et G'' : on peut évidemment se limiter à
enregistrer les valeurs et à les afficher, pour montrer des
variations... mais on aura fait un simple travail technique, et l'on
n'aura pas "compris" les variations. De même pour de l'analyse chimique,
où l'on aurait utilisé un appareil de résonance magnétique nucléaire
pour produire des spectres, avec des signaux que l'on aura
éventuellement attribué à des protons particuliers de molécules
particulières. De même pour de l'analyse thermique différentielle, de
même pour de la spectroscopie infrarouge, de même pour... Oui, pour un
travail technique, on peut éviter des équations et se focaliser sur les
signaux recueillis, que l'on captera par des logiciels où les équations
sont mises en oeuvre, masquées à l'utilisateur tout comme les engrenages
d'une boîte de vitesse d'automobile sont invisibles au conducteur.
Pour la réunion des données en lois ?
En science des aliments, il y a souvent l'affichage des valeurs de
mesure sous la forme de graphiques, où des variations apparaissent. Dans
une dizaine d'articles que je viens de regarder (les dernières
publications que notre groupe avait recueillies, sur des thèmes variés :
la créatine dosée dans l'urine par RMN, la peronatine dans des
champignons, les composés odorants du chocolat...), il n'y avait pas
d'équations, et les courbes étaient interprétées par des propositions
non quantitatives. Autrement dit, c'est un fait qu'une large partie de
la communauté se passe des équations, dans cette tâche particulière.
La recherche de mécanismes fondés quantitativement sur les lois dégagées ? Là,
on rejoint ce qui vient d'être dit, à savoir que de nombreux articles
de science des aliments ne font pas ce travail... où les équations
s'introduiraient.
Enfin les tests des prévisions expérimentales : souvent, on part d'équations que l'on teste, puisque les équations sont les modèles quantitatifs.
Finalement, l'équation est partout, et, sans doute non, on ne "peut pas éviter les équations"... mais quelle formulation !
Ne devrions-nous pas plutôt dire : peut-on faire de la science (de la nature) en se privant du bonheur du calcul ?
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)
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