samedi 28 novembre 2009

Une question de projet

Au cours d'une discussion avec mon ami Pierre (Gagnaire), il m'invite à m'expliquer sur le projet de la gastronomie moléculaire, parce que je répondais à un tiers présent que la science m'intéresse plus que la cuisine.

En réalité, la question est plus une question personnelle qu'une question de projet scientifique, parce que la gastronomie moléculaire, en tant que discipline, n'a pas à aimer ou non la cuisine : elle se contente d'être la discipline scientifique qui explore les phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires... et dans son exercice, elle est de la science, où la cuisine est loin.
Pour preuve : nous n'avons pas de casseroles au laboratoire, et nous ne mangeons pas.

Je sais, tout cela manque de gourmandise, mais après tout, est-ce étonnant : les concepts ne sont ni gourmands ni austères ; ce sont des concepts.


D'autre part, la question du projet personnel ne devrait pas être abordée : le "moi" est haïssable, n'est-ce pas?
Toutefois, si Pierre juge intéressant que je donne ma vision des choses, c'est sans doute qu'il en ressent le besoin.
Gourmand? Certainement.
Cuisinier? Je cuisine chaque jour... mais, comme un peintre du dimanche face à Rembrandt, comment dire que l'on est cuisinier?
En réalité, la cuisine n'est quasiment pour rien dans le travail lui-même, qui est un travail de science, et se détache entièrement de la cuisine.

Oui, j'adore les équations aux dérivées partielles, les mécanismes de chimie organique, la physico-chimie, en bref. J'adore à la fois l'aspect expérimental, qui doit être parfaitement maîtrisé sous peine que les calculs ne vaillent rien, et le versant théorique, de modélisation, qui est en constante interaction avec la pratique expérimentale.
Oui, la science est une activité complète, merveilleuse.

D'ailleurs, il y avait écrit sur mon mur cette phrase prise sur la poutre du Musée du compagnonnage de Tours "La tête guide la main"... mais je l'ai barrée, parce que je viens de comprendre qu'elle n'est pas juste : ce n'est pas la tête qui guide la main, ou la main qui donne les sensations à la tête... parce que la tête et la main ne sont pas dissociables. Au centre du projet, il y a l'individu tout entier, qui pense et agit, pensant parce qu'il agit et agissant parce qu'il pense...


Mais voilà des matières bien sérieuses pour quelqu'un qui prône un peu de jovialité. Laissons nous donc aller à la gourmandise!

samedi 21 novembre 2009

On ne convainc jamais, hélas

Un correspondant, donc un "ami", me signale que si mes livres sont positifs, le billet récent consacré au prétendu "food pairing" est méprisant, négatif...

Il a raison : j'ai tort de vouloir convaincre!
Mais c'est vrai aussi que je supporte mal que mes amis se fourvoient, alors que l'on peut démontrer qu'ils se fourvoient.

Oui, laissons nos amis faire leur propre chemin, et contentons nous d'admirer ce qui est admirable, en laissant de côté ce qui n'est pas inintéressant, ou faux, ou malhonnête. Focalisons les regards sur des choses merveilleuses.

Tien, aujourd'hui, laissez moi vous entretenir de la beauté d'une loi de physico-chimie découverte par Louis Joseph Gay-Lussac : le volume d'une "mole" de gaz, dans les conditions ordinaires de pression et de température, est de 22,4 litres.

C'est quelque chose d'extraordinaire, parce que c'est vrai -de façon approchée- pour tous les gaz. Quelle beauté!

Et en cuisine? En cuisine, il faut penser que la vapeur d'eau n'est pas à 20°C, à la pression ambiante, sans quoi les molécules d'eau se recondensent, et le gaz n'est plus un gaz, mais de l'eau liquide.

D'où la question : comment calculer le volume d'une mole d'eau à 100 °C?


Ce type de questions "élémentaires" (pour un physico-chimiste) sont ce que je nomme des "questions du jour", au laboratoire : des incitations à penser, des invitations à calculer.

N'est pas ainsi que la physico-chimie est belle?

La question de la précision en cuisine!

La "cuisine note à note" pose mille questions passionnantes, et un ami lecteur de ce blog a souligné qu'elle pose une question environnementale.

La séparation des ingrédients des tissus végétaux ou animaux conduirait à un coût environnemental plus grand que la cuisine classique ?

C'est très discutable : en effet, un cuisinier qui réduit un fonds utilise une quantité considérable d'énergie, et il n'est pas certain qu'un procédé d'extraction bien pensé consomme plus d'énergie que ces procédés artisanaux qui n'ont jamais été réfléchis dans ces termes. D'ailleurs je ne donne donc pas ici de réponse péremptoire, mais je pose la question à la communauté : le commentaire laissé par notre ami est-il exact ? Et j'attends une réponse en termes quantitatifs, le seul type de réponses qui me satisfasse vraiment... En faisant remarquer que les bilans carbone sont parfois bien difficiles à calculer.

Aujourd'hui, toutefois, ce n'est pas la question de l'environnement qui me préoccupe, mais la question de la précision en cuisine. Avant d'être négatif, soyons positifs. Avant d'avoir peur, avançons.

La cuisine note à note est beaucoup plus précise que la cuisine classique. En effet, dans la cuisine classique, le cuisinier est tributaire d'ingrédients dont il ne connaît pas la composition. Si la carotte est très sucrée, le plat sera plus sucré que si la carotte est moins sucrée.
Bien sûr, le cuisinier peut ajouter du sucre en quantité bien déterminée, mais quand on cuisine avec des composés, c'est chaque composé qui est ajouté dans la quantité exactement voulue.
De la sorte, tout est parfaitement contrôlé : les saveurs bien sûr, mais aussi les odeurs, les consistances...

mercredi 18 novembre 2009

Cuisine "note à note" : les questions de nutrition

Pour être en bonne santé, il faut notamment que notre alimentation ne soit pas déficiente en composés indispensables : protéines, lipides, saccharides, vitamines, oligo-éléments...
La cuisine note à note satisfera-t-elle nos besoins vitaux?

Il est amusant de se poser cette question, alors que la cuisine classique ne l'a pas posée. Il est bien difficile de vivre de la cuisine des restaurants étoilés, tant les goûts sont puissants, et les menus déséquilibrés, souvent. En effet, cette cuisine est une cuisine d'exception... sauf exception, et elle n'est pas faite pour être une cuisine du quotidien. Or c'est la variété qui, seule, peut nous sauver, en nous donnant tout ce que nous devons consommer.

De même, la cuisine note à note, bien sûr, peut se préoccuper de nous apporter des composés intéressants dans des quantités appropriées, mais elle n'a peut-être pas l'ambition de nous fournir un régime équilibré. Tout comme la cuisine d'apparat, on peut imaginer qu'elle soit exceptionnelle, et que, de ce point de vue, elle n'ait pas à nous apporter tout ce dont nous avons besoin.

D'ailleurs, cette observation devrait rassurer les craintifs : cette cuisine note à note ne remplacera pas la cuisine classique, pas plus que la cuisine moléculaire ne remplacera la cuisine classique ; il s'agit simplement d'augmenter la variété des possibilités culinaires, d'ajouter... des notes au piano des cuisiniers!

La cuisine note à note : pour demain si l'on comprend bien l'entreprise

L’expérience me prouve qu’il ne suffit pas de dire que la « cuisine moléculaire » est dépassée par la « cuisine note à note » pour que cela suffise à développer cette dernière : alors que j’étais avec des amis intéressés par toutes ces affaires, la terminologie « cuisine note à note » a suscité la question : de quoi s’agit-il, au juste ?
Apparemment, donc, je n’ai pas suffisamment expliqué les « règles du jeu ». Je le fais ici.

D’abord, débarrassons-nous de la cuisine moléculaire en rabâchant qu’il s’agit d’une cuisine qui fait usage de « nouveaux » ustensiles, de nouveaux ingrédients, de nouvelles méthodes. Je mets « nouveaux » entre guillemets, parce que ce qui était nouveau en 1980 ne l’est plus aujourd’hui, d’une part, et, aussi, parce que les « nouveautés » qui s’introduisent aujourd’hui (évaporateurs rotatifs, cryoconcentrateurs, etc.) sont déjà introduites depuis longtemps dans d’autres cercles que ceux de la cuisine. Il ne s’agit de nouveautés que pour le monde culinaire : il est juste de dire que ces matériels, ingrédients, méthodes, n’étaient pas mentionnés dans le Guide culinaire, par exemple, ni dans La cuisine du marché (Paul Bocuse, Flammarion, 1976).

Passons donc rapidement sur cette affaire de cuisine moléculaire pour arriver à la « cuisine note à note ». Cette dernière utilise ou non des nouveaux ingrédients, de nouvelles techniques, de nouveaux ustensiles : peu importe… La règle, c’est de construire le plat à partir de composés purs.
Des composés purs ? Nous en utilisons déjà de nombreux : l’eau, le chlorure de sodium, le saccharose (que l’on nomme abusivement « sucre de table », en oubliant que le glucose ou le fructose, par exemple, seraient des composés tout aussi légitimes, pour recevoir ce surnom), le glucose (c’est une poudre blanche, et non un sirop, lequel s’obtient par ajout d’eau à du glucose), le fructose, l’acide tartrique, l’acide citrique…
Bref, nous connaissons une foule de composés, nous en utilisons beaucoup, déjà, et la cuisine note à note préconise de n’utiliser qu’eux pour construire des plats.

C’est donc beaucoup plus difficile que de griller un steak ou même que de faire un coq au vin… parce que tout est à faire : à partir de ces poudres, de ces liquides, il faut réaliser des couleurs, des consistances, des saveurs, des odeurs, des goûts, enfin. Comme si le peintre partait des couleurs élémentaires pour arriver à des peintures, au lieu de partir de couleurs déjà constituées. On remarquera que le travail à faire est donc le même que celui qui fut entrepris par les acousticiens de l’IRCAM, il y a plusieurs décennies, quand les progrès de l’électronique permirent de construire les sons, pour ensuite faire des musiques. Il y eut, alors, des œuvres d’une modernité inouïe !
La musique produit était-elle belle ? En réalité, il ne faut pas confondre le principe et sa réalisation. Le principe est ce qu’il est, et, avec lui, on peut faire du « beau » ou du « laid »… et ce n’est pas le principe qui est en cause, mais le travail qui a produit l’œuvre. Il en sera de même avec la cuisine note à note.

Ce que je peux assurer, c’est qu’un continent encore inconnu est devant nous. Il faudra apprendre à l’explorer, sans empoisonner personne ! Car il y a du danger, tout comme quand on utilise de l’azote liquide… ou comme quand on utilise un couteau.
Et les questions abondent : des questions de nutrition, des questions de toxicologie, des questions économiques, des questions techniques, des questions politiques…
Les questions de nutrition : si l’on assemble complètement les composés des mets, comment s’assurer que tous ceux qui sont vitalement indispensables sont présents ?
Les questions de toxicologie : comment être certain que des composés qui ne semblent pas toxiques, dans les tissus végétaux ou animaux utilisés aujourd’hui ne le deviendront pas s’ils sont isolés ?
Les questions économiques : combien coûtera cette cuisine, en produits, en main d’œuvre…
Les questions techniques : comment obtenir les consistances désirées, les goûts désirés ?
Les questions politiques : si l’on cesse d’utiliser des produits végétaux ou animaux, comment les agriculteurs pourront-ils vivre ?

Je sais bien que c’est le rôle de la science de poser de telles questions, mais il faut aussi donner des pistes. Je propose de ne pas faire de trop grosses bouchées, et de réserver des discussions de ces questions pour des billets suivants.

samedi 14 novembre 2009

Osons critiquer les Grands Anciens, en doutant de nous...

"Ne touchez pas aux idoles, il vous en restera de l'or aux doigts", me conseillait cette homme remarquable qu'était le chimiste Guy Ourisson (à l'enterrement de Pierre Potier, il avait dit "Il nous a laissé le privilège de l'avoir connu ; disons cela de Guy).

Bref, contester les Grands Anciens serait "dangereux"? C'est pourtant ce que fait la science en permanence.
Aujourd'hui, je propose de réfuter le grand Claude Bernard, qui écrit dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (Garnier-Flammarion, 1966, p. 176.):

« La théorie est l’hypothèse vérifiée après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique. Une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec le progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si l’on considérait une théorie comme parfaite, et si on cessait de la vérifier par l’expérience scientifique, elle deviendrait une doctrine ».

Je propose le changement suivant :

« La théorie scientifique est l’hypothèse passée au tamis de la recherche de la réfutation, et donc de la quantification des phénomènes. Une théorie est toujours fausse, doit donc toujours se modifier : c’est là le progrès de la science. Si l’on considérait une théorie comme parfaite, et si on cessait de la réfuter par l’expérience scientifique, elle deviendrait une doctrine."

Vive la chimie!