jeudi 8 février 2018

La question de la stratégie scientifique : merci de contribuer !




Nous sommes je crois bien d'accord : le but des scientifiques est de faire des découvertes. Et, malgré les déclarations anarchistes et provocatrices de l'épistémologue Paul Feyerabend (Contre la méthode, Le seuil, 1979), les scientifiques ne font pas les choses au hasard, et ils ont des "méthodes", souvent rationnellement fondées sur la compréhension de la méthode des sciences de la nature, méthode qui innclut les étapes suivantes :
1. identification d'un phénomène
2. caractérisation quantitative de ce dernier
3. réunion des résultats de mesure en lois synthétiques
4. production de théories, par induction de mécanismes quantitativement fondés sur les lois
5. recherche de conséquences théoriques testables des théories
6. tests expérimentaux de ces conséquences théoriques

On le voit : le mouvement ainsi décrit est déjà une méthode.
Mais il y a mieux, car :
1. le ou la scientifique peut se situer à tout moment de ce grand mouvement
2. des idées stratégiques plus générales peuvent aider dans les divers mouvements élémentaires.

Ici, on rapporte le résultat de discussions personnelles avec nombre de scientifiques réputés. Les méthodes de découvertes sont données... mais non pas à des fins normatives, comme le craignait Feyerabend (il y a des gens qui ont toujours peur), mais, bien plutôt, comme des invitations positives à avancer d'un bon pas sur le chemin de la découverte

(1) Transforming adjectives and adverbs into quantitative parameters (introduction of new concepts);
2) Looking for the mechanisms of phenomena;
(3) Focusing on oddities, contradictions, discrepancies¦ and ''symptoms'';
(4) Designing new observational tools;
(5) Making science from a technical question;
(6) Refuting a theory;
(7) Solving a problem;
(8) Assuming that any fact, result, observation, phenomenonon should be considered as a particular example of general categories that we have to invent;
(9) Looking behind the ordinary: this means not accepting what was accepted;
(10) Making the contrary of what was always proposed;
(11) Looking deeply enough to what an experiment can reveal, and work deep enough to see the impact.
(12) C'est bien de voir l'arbre, mais il faut aussi voir la forêt  (JM Lehn)

Surtout, cette liste est en constitution : si vous avez connaissances d'autres possibilités, merci de me les envoyer, afin que nous ayons un corpus à transmettre aux jeunes scientifiques et à nous-mêmes :
icmg@agroparistech.fr






Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

mercredi 7 février 2018

Métiers de bouche ? Non, métiers du goût

Mes amis cuisiniers sont dans leur monde, mais je crois que nous ne perdons rien (litote) à connaître celui-ci.

Par exemple, dans les cercles culinaires, il est de la dernière grossièreté de mettre le pain à l'envers... parce que, disent-nos amis, ce n'est pas respecter le travail du boulanger. Pourquoi pas : cela ne coûte guère de mettre le main debout, comme il a été cuit.
# Par exemple, pour beaucoup de cuisiniers, le mot "cuistot" est du dernier péjoratif. Qu'à cela ne tienne : nous éviterons de l'utiliser, et nous gagnerons en beauté de langue, même si nous ne voyons pas l'offense.

 Cette introduction pour arriver à l'expression "métiers de bouche", qui est bien utilisée officiellement : on le trouve notamment sur le portail de l'Économie, des Finances, de l'Action et des Comptes publics. C'est dire.
Eh bien, malgré cela, des amis cuisiniers trouvent que la dénomination est scandaleuse, et ils auraient voulu "métiers de la gastronomie"... ignorant que la gastronomie n'est pas de la cuisine élevée, mais la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit. Désolé, mais ce n'est donc pas une proposition recevable.

Que faire pour les consoler ? J'ai proposé d'utiliser plutôt "métiers du goût", qu'il s'agisse d'ailleurs de technique, de technologie ou d'art. Apparemment, mes amis y trouvent leur compte... et je vais donc rester à cette dénomination.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Mousses au chocolat

Une question d'un correspondant, ce matin :

Quelle différence que peuvent avoir le beurre de cacao et la matière grasse butyrique de la crème sur la stabilisation d une mousse au chocolat?


Hélas mon correspondant fait des mousses au chocolat, et non pas des chocolats chantilly (https://www.agroparistech.fr/Le-chocolat-chantilly.html)... mais la réponse vaut pour les deux.

Partons d'une  mousse au chocolat. C'est une matrice de chocolat fondu, additionné de beurre et de jaune d'oeuf, où l'on a ajouté cette mousse  qu'est un blanc d'oeuf battu en neige.
Lors du refroidissement, le chocolat et le beurre recristallisent, ce qui fige l'ensemble... si la température est assez faible.
Dans mon livre "Mon histoire de cuisine" (Belin, Paris, 2014), je donne les domaines de stabilités de la matière grasse du chocolat (il fond entre 34 et 37 degrés) et de  la matière grasse du beurre (la fusion commence à -10 degrés et finit vers 55 degrés.
Autrement dit, le chocolat stabilise mieux la mousse... mais attention aux temps chauds  !






Ce matin, une question :


"Je vous écris au sujet d’une question concernant une émulsion H/E  (huile dans l’eau) dont la phase continue est partiellement sucrée.

Dans le cas d’une préparation contenant 70% d’huile, 30% d’eau, 10% de saccharose, et d’un tensioactif  est-ce que le l’huile va s’émulsionner avec les 30% d’eau ou  avec 20% à 25% d’eau  puisque le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l’eau (retenir je ne sais pas si c’est le meilleur terme pour traduire le côté hygroscopique du saccharose)".

Ma réponse n'est au fond qu'une sorte de légende du schéma suivant :



Ce que j'ai d'abord représenté, c'est une émulsion de type huile (en jaune) dans eau (en bleu). En  pratique, faisons un "geoffroy", en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, par exemple : les protéines et les autres molécules sont  trop petites pour être représentées à cette échelle, où la taille des gouttes d'huile est entre 0,001 et 0,1 millimètres. 
Le schéma inférieur représente un fort grossissement du petit cercle : 
- le fond est noir, parce que, entre les molécules, il n'y a rien, du vide
- à gauche, les peignes à trois dents sont les molécules de triglycérides ; pour mieux faire, j'aurais dû les orienter dans toutes les directions, mais c'est un détail
- à droite, on voit les molécules de saccharose (en bleu) dispersées au milieu des molécules d'eau (une boule rouge avec deux boules blanches)
- je n'ai pas réprésenté les molécules de tensioactifs, mais elles seraient sur le trait jaune, sous la forme de "cheveux" (pour les protéines).

Reste à commenter  le : "le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l'eau".  Cette phrase est à la fois discutable et peu claire.
Le "est reconnu" invite à demander  : par qui ? Et à rappeler que, en sciences, l'argument d'autorité ne joue pas. Les faits expérimentaux ont toujours raison.
D'autre part, le saccharose "retient" l'eau : que cela signifie-t-il ?
Ce qui est un fait, c'est que les molécules de saccharose sont "hérissées" (ce n'est pas représenté sur mon schéma) de groupes "hydroxyle", avec les atomes carbone du squelette liés à un atome d'oxygène lui-même lié à un atome d'hydrogène. Cela  donne au  saccharose une structure chimique très semblable à celle des molécules d'eau, au moins pour ce qui concerne les interactions avec les molécules voisines.
De ce fait, quand le sucre est dans l'air humide, il s'entoure de molécules d'eau de l'atmosphère, parce que les forces sont donc notables entre les molécules de saccharose et les molécules d'eau.
Dans de l'eau  liquide, les forces (nommées "liaisons hydrogène") permettent la solubilisation du sucre dans l'eau, à des concentrations considérables.
Finalement, on pourrait tout aussi bien dire que l'eau "retient" le sucre, ou que le sucre "retient" l'eau, mais je crois que le  mot "retient" est mal choisi. Il suffit de dire qu'il y a des liaisons entre les molécules de sucre et les molécules d'eau.

Et, finalement, je reviens à l'expérience : si vous faites un geoffroy, en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, vous pouvez ajouter autant de sucre que vous voulez jusqu'à atteindre la limite de solubilité dans la petite quantité d'eau (30 grammes pour un blanc environ) du blanc. Si l'on compte un litre de sucre par kilogramme d'eau, on voit qu'on peut facilement mettre 30 grammes de sucre pour un blanc émulsionné (soit un volume d'huile maximal de 600 grammes d'huile environ). Si l'on ajoute plus  de sucre, ce dernier restera sous la forme de cristaux non dissous. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

mardi 6 février 2018

Mes inventions mensuelles

Je m'y perdais avec mes inventions données chaque mois (depuis 17 ans) à mon ami Pierre Gagnaire.

J'ai donc récapitulé ici celles qui ont des noms de chimistes (plus quelques unes qui sont souvent confondues) :



avogadro : royale dont on change le liquide
baumés : œuf stocké dans un alcool
berzélius : crème anglaise où l'on remplace le jaune d'oeuf par des protéines
chantillys : généralisation de la crème fouettée
braconnot : confiture à froid ou tomate mixée
cailletets : glace à l'azote liquide
caventous : vert de légume vertueux
chaptals : mousse de blanc d'oeuf foisonnée à l'extrême
chevreul : avec contraste simultané des goûts
cristaux de vent : chaptal cuit en meringue
debye : suspensions de microgels (dans O ou W)
degennes : perles d'alginate à coeur liquide
descartes : garniture de grosse pièce composée de cailles aux truffes à la sauce allemande, et servie dans des croustades
dirac : steak de protéines
faraday : ((G+S1+H) / E) / S2
ficks : petites boules de liquide dans une pâte à nouilles
fischers : gel d'un liquide additionné de caséines
florys : spaghetti gélifiés en tuyau
gauss : généralisation des millefeuilles
gay lussac : velouté foisonné
geoffroy : émulsion de blanc d'oeuf
gerhardts : systèmes feuilletés généralisant les pâtes feuilletées
gibbs : émulsion gélifiée chimiquement
grahams : des gibbs séchés
kesselmeyer : farine, eau, matière grasse, travailler, levure, travailler, fermentation, cuisson à la vapeur comme un Dampfnudeln
laplace : comme une omelette souflée, mais eau et protéines
lavoisier : royales extrèmes
lechatelier : végétal artificiel fait d'un matériau gélifié divisé, puis solidarisé avec un gélifiant
liebig : émulsion gélifiée physiquement
maillards : demi glaces de légumes
mendeleiv : infusions généralisées (huile, alcool…)
nollet : salade artificielle
onnes : flocons givrés
paré : émulsion dans une chair broyée
parmentier : avec farine sans gluten plus gluten de blé
pasteur : avec acide tartrique
peligot : caramels de glucose, fructose, etc
poiseuilles : les fibrés
pravaz : avec intrasauce
priestley : crème anglaise de viande ou poisson
quesnay : gougères ou choux dont l'oeuf a été remplacé par des protéines
thenard : coction à l'alcool
vauquelin : appareil de cristal de vent (chaptal) cruit aux micro-ondes
wöhler : sauce aux polyphénols
würtz : eau gélatine foisonnée

Une émulsion sucrée

Ce matin, une question :


"Je vous écris au sujet d’une question concernant une émulsion H/E  (huile dans l’eau) dont la phase continue est partiellement sucrée.

Dans le cas d’une préparation contenant 70% d’huile, 30% d’eau, 10% de saccharose, et d’un tensioactif  est-ce que le l’huile va s’émulsionner avec les 30% d’eau ou  avec 20% à 25% d’eau  puisque le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l’eau (retenir je ne sais pas si c’est le meilleur terme pour traduire le côté hygroscopique du saccharose)".

Ma réponse n'est au fond qu'une sorte de légende du schéma suivant :



Ce que j'ai d'abord représenté, c'est une émulsion de type huile (en jaune) dans eau (en bleu). En  pratique, faisons un "geoffroy", en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, par exemple : les protéines et les autres molécules sont  trop petites pour être représentées à cette échelle, où la taille des gouttes d'huile est entre 0,001 et 0,1 millimètres. 
Le schéma inférieur représente un fort grossissement du petit cercle : 
- le fond est noir, parce que, entre les molécules, il n'y a rien, du vide
- à gauche, les peignes à trois dents sont les molécules de triglycérides ; pour mieux faire, j'aurais dû les orienter dans toutes les directions, mais c'est un détail
- à droite, on voit les molécules de saccharose (en bleu) dispersées au milieu des molécules d'eau (une boule rouge avec deux boules blanches)
- je n'ai pas réprésenté les molécules de tensioactifs, mais elles seraient sur le trait jaune, sous la forme de "cheveux" (pour les protéines).

Reste à commenter  le : "le saccharose est reconnu pour retenir une partie de l'eau".  Cette phrase est à la fois discutable et peu claire.
Le "est reconnu" invite à demander  : par qui ? Et à rappeler que, en sciences, l'argument d'autorité ne joue pas. Les faits expérimentaux ont toujours raison.
D'autre part, le saccharose "retient" l'eau : que cela signifie-t-il ?
Ce qui est un fait, c'est que les molécules de saccharose sont "hérissées" (ce n'est pas représenté sur mon schéma) de groupes "hydroxyle", avec les atomes carbone du squelette liés à un atome d'oxygène lui-même lié à un atome d'hydrogène. Cela  donne au  saccharose une structure chimique très semblable à celle des molécules d'eau, au moins pour ce qui concerne les interactions avec les molécules voisines.
De ce fait, quand le sucre est dans l'air humide, il s'entoure de molécules d'eau de l'atmosphère, parce que les forces sont donc notables entre les molécules de saccharose et les molécules d'eau.
Dans de l'eau  liquide, les forces (nommées "liaisons hydrogène") permettent la solubilisation du sucre dans l'eau, à des concentrations considérables.
Finalement, on pourrait tout aussi bien dire que l'eau "retient" le sucre, ou que le sucre "retient" l'eau, mais je crois que le  mot "retient" est mal choisi. Il suffit de dire qu'il y a des liaisons entre les molécules de sucre et les molécules d'eau.

Et, finalement, je reviens à l'expérience : si vous faites un geoffroy, en fouettant de l'huile dans du blanc d'oeuf, vous pouvez ajouter autant de sucre que vous voulez jusqu'à atteindre la limite de solubilité dans la petite quantité d'eau (30 grammes pour un blanc environ) du blanc. Si l'on compte un litre de sucre par kilogramme d'eau, on voit qu'on peut facilement mettre 30 grammes de sucre pour un blanc émulsionné (soit un volume d'huile maximal de 600 grammes d'huile environ). Si l'on ajoute plus  de sucre, ce dernier restera sous la forme de cristaux non dissous. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

lundi 5 février 2018

A propos des Hautes Etudes de la Gastronomie

Les Hautes Etudes de la Gastronomie ? Un programme de formation au plus haut niveau, porté par une collaboration de l'Université de Reims-Champagne Ardennes et par l'Ecole du Cordon bleu.
L'idée ? Réunir les meilleurs intellectuels du champ de la gastronomie, toutes disciplines, pour arriver à une formation sanctionnée par un Diplôme Universitaire.

Je vous invite évidemment à visiter le site... mais en attendant, voici un témoignage reçu ce matin :




"It's been a while since I attended the Hautes Etudes du Gout program, but even now, when writing this, I still feel the thrill of it. And being the first in my country to take part in the HEG only intensified the excitement.

Therefore, I must confess I came to the HEG with high expectations - that's why I chose to do it, after all. However, to my surprise, even from the beginning, my expectations were exceeded, and as the days went by, I found myself immersed in an incredible universe of discovery and exploration, of knowing more and becoming more. The richness and complexity of the lectures, the overwhelming expertise of the lecturers, their willingness to openly share with us their vast research, their impressive discoveries, their fascinating work, turned every class into a real indulgence. What is more, the invaluable experiences like workshops, visits, demonstrations, and the memorable educational meals only added up to the learning process, turning it into a unique adventure. One filled with great lessons and lifelong memories.

Was it easy?  Of course not. In fact, I believe the most frequent word I heard during the HEG was "intense." We all wanted to soak up every bit of information - and indeed, we had so much to process over the two weeks. Learnings and topics that sparkled long talks after the classes, meaningful conversations, enriching debates with the colleagues - they all contributed to enhancing the atmosphere and creating the right space for thriving.

Because another significant aspect of the HEG is its multicultural, diverse environment, with like-minded, passionate people having different backgrounds and coming from all over the world. This led not only to great joy but also to beautiful friendships with amazing people, both as persons and as professionals. Having the opportunity to meet each and every one of them, and share this experience together, inspired me so much.

I attended the HEG to learn about gastronomy at the highest level. But in the end, I came back home learning so much more than this: learning about life, people and about myself. And now, as I'm working on my HEG thesis, I recall two words that Mr. Herve This wrote on a book he kindly agreed to sign for me - two words still gravitating in my mind to this day, like a mantra: "Celebrate knowledge!". HEG will keep feeding your hunger for knowledge months after the program ends because attending the HEG is indeed like going to a sumptuous banquet of knowledge."

Mélange de matières grasses

Les huiles alimentaires sont-elles toujours miscibles ? 

La question culinaire simple est en réalité d'une belle complexité physico-chimique, parce que l'idée classique d'énergie est battue en brèche... et que nous verrons que le problème est résolu d'emblée (autrement dit, tout ce que je vais expliquer pour commencer est parfaitement inutile en vue de répondre à la question posée ; désolé).

Au départ, il y a la question de la miscibilité. Pourquoi du vin se mélange-t-il à de l'eau, mais pas de l'huile ? La question est difficile, et elle n'a été élucidée qu'il y a une dizaine d'années.

Commençons par une idée simple : une bille en haut d'une montagne roule vers le bas. Pour expliquer ce fait d'expérience, les physiciens ont introduit une notion, l'énergie potentielle", et établi une "loi de la nature", à savoir que les systèmes évoluent vers les états où l'énergie potentielle est inférieure. Dit ainsi, on ne semble pas avoir gagné grand chose, à part rendre abstrait ce qui était concret... mais ce sentiment n'est pas juste : il résulte du fait que la vulgarisation scientifique veut donner les résultats avec des mots, de sorte qu'il n'est pas étonnant que les mots ressemblent  aux mots. En réalité, derrière l'idée de l'énergie potentielle, il y a des quantités, des équations dont je vous prive (oui, je dis bien : je vous en prive, parce que la beauté des équations est merveilleuse).

Pour les atomes, c'est un peu pareil que pour les billes et les montagnes : de même, les atomes s'associent en molécules quand il y a des possibilités de liaison chimique sont satisfaites, et les physico-chimiste ont introduit une sorte d'énergie potentielle chimique, ce que l'on  nomme aussi des forces de liaisons chimiques. Les liaisons les plus faibles sont nommées liaisons de van der Waals, et il y en a entre les molécules de l'huile (ce que l'on nomme des triglycérides, mais j'y reviendrai) ; puis il y a des "liaisons hydrogène", par exemple entre les molécules d'eau, plus fortes que les précédentes ; et puis, beaucoup plus fortes, les "liaisons covalentes", c'est-à-dire les liaisons qui lient les atomes entre eux pour former des molécules, au lieu simplement de faire coller les molécules entre elles, comme dans les liquides ; enfin les forces électrostatiques, pour les atomes ou molécules chargés électriquement, ce qui assure la solidité des cristaux de sel, par exemple.

Cette première description permet d'expliquer certains phénomènes : par exemple, s'il n'y avait pas de liaisons hydrogène entre les molécules d'eau, qui sont de petites molécules, l'eau s'évaporerait quasi instantanément. Les liaisons hydrogène sont comme une sorte de glu, entre les molécules d'eau.
De même, pour les molécules d'huile, les liaisons de van der Waals sont une colle, bien plus faible... mais l'huile ne s'évapore guère, parce que les triglycérides sont de très grosses molécules, bien plus lentes (à température ambiante) que les molécules d'eau.
Examinons maintenant la constitution de ces molécules. Pour l'eau, c'est simple : chaque molécule d'eau est faite d'un atome d'oxygène lié à des atomes d'hydrogène, en une structure en forme de V. A la température ambiante, la vitesse moyenne des molécules d'eau est de 650 mètres par seconde.
Pour les molécules de triglycérides, la structure des molécules est plus compliquée : il faut imaginer une sorte de peigne avec des dents souples. Le manche est fait de trois atomes de carbone enchaînés linéairement, et chaque atome de carbone est lié par un atome d'oxygème à une longue chaîne d'atomes de carbone qui sont eux mêmes liés à un, deux ou trois atomes d'hydrogène. J'omets volontairement des détails, pour signaler seulement que de telles molécules ont un nombre d'atomes de carbone total de l'ordre de 20 à 100, avec un peu plus d'atomes d'hydrogène, et six atomes d'oxygène. Bref, une telle molécule est bien plus grosse qu'une molécule d'eau, et bien plus lente, aussi : la vitesse moyenne est seulement de 90 mètres par seconde.
En quoi cela fait-il une différence ? Imaginons que nous avancions assez lentement, en ligne droite, et que nous passions près d'un ami, que nous cherchons à attraper seulement en fermant les doigts. Si notre énergie de vitesse est faible, alors nous pourrons en entraîner notre ami avec nous ; en revanche, si nous allons très vite, nous ne parviendrons pas à l'entraîner. De même, des molécules lentes sont très sensibles aux liaisons possibles, même quand elles sont faibles, comme dans l'huile. Et comme les molécules de triglycérides peuvent donc s'attacher les unes aux autres, elles ne s'évaporent pas, sauf à atteindre environ 300 à 400 degrés.

Avec cela, nous en savons assez pour revenir à la question initiale, sur la miscibilité. Considérons de l'eau, et imaginons que nous voulions y mettre une molécule de triglycéride. Quand la molécule de triglycéride arrive dans l'eau, elle établit des liaisons de van der Waals avec les molécules d'eau... ce qui nous conduirait à penser que l'huile peut se dissoudre dans l'eau... Mais cela est réfuté par les faits !

Pourquoi l'huile ne se dissout-elle alors pas dans l'eau ? Parce que, quand la molécule de triglycéride est introduite dans l'eau, elle oblige les molécules d'eau à se disposer autour d'elle d'une façon spécifique, déterminée par la structure moléculaire du triglycéride. Or c'est une découverte essentielle de la physique du 19e siècle que d'avoir compris que le monde évolue spontanément vers le désordre, pas vers l'ordre. Une molécule de triglycéride qui ordonnerait des molécules d'eau ferait évoluer le monde vers un état plus ordonné... ce qui "coûterait" de l'"énergie de désordre"... de sorte que cela n'arrive pas, en pratique.
Bref, si l'huile ne se dissout pas dans l'eau, c'est une question d'"énergie de désordre". Et nous avons maintenant les deux idées indispensables pour savoir si les huiles sont miscibles entre elles...

 A cela près que tout ce que je viens d'expliquer est inutile, comme je l'avais annoncé initialement. Nous aurions dû commencer par analyser que chaque huile est déjà un mélange d'un nombre parfois très grand de triglycérides différents. Et si on mélange deux mélanges, qui sont des mélanges de triglycérides distincts seulement par la proportion des divers triglycérides, pourquoi ne se mélangeraient-ils pas, alors qu'ils sont les mêmes constituants ?




Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)