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jeudi 20 septembre 2018

La nature de la science de la nature


Je propose de discuter ici des expressions comme "science des matériaux" ou "science des aliments" ou "science des procédés", "sciences de l'ingénieur", "sciences pour l'ingénieur"...

Pour les matériaux, oui, un scientifique peut légitimement, agissant en scientifique (des sciences de la nature), s'intéresser à leurs structures ou à leurs propriétés. Aucune difficulté à faire comme les scientifiques du passé, à savoir identifier des structures que l'on ne connaissait pas, tels des réseaux à mailles incommensurables, ou encore des couches monoatomiques d'atomes de carbone, qui ont de surcroît des propriétés de supraconduction à la température ambiante, etc. Mais ce sont moins les matériaux qui nous intéressent que les caractéristiques générales du monde, à savoir l'incommensurabilité de mailles cristallines, ou bien le comportement d'électrons ou de phonons dans de telles conditions, ou encore la supraconduction dans des couches monoatomiques éventuellement confinée, par exemple.
Cela étant, le champ des matériaux n'est alors qu'un prétexte, un substrat à partir duquel un bon scientifique cherche nouveaux objets, de nouvelles particularités du monde, de nouveaux phénomènes, de nouveaux mécanismes. Il y a une question d'ambition, d'intention. Il ne s'agit pas de caractériser pour caractériser, ce qui serait un travail technique ;  ni d'explorer pour améliorer, ce qui serait un travail à finalité technique, donc un travail technologique. Non, la question est de "lever un coin du grand voile". C'est l'ambition, la motivation, la finalité, l'intention, l'objectif ! 

Pour les aliments, il en va de même,  car on n'oublie pas que les aliments ne sont que des systèmes physico-chimiques (ou des "matériaux") ayant la caractéristique de pouvoir être mangés. Et il est vrai que l'analyse des "aliments" est à l'origine de nombreuses découvertes : les pectines, les anthocyanes, les sucres... Autant de caractéristiques du monde, autant d'objets dont l'exploration nous conduisent à "lever un coin du grand voile".
Ce qui me conduit, par exemple, à analyser le cas des "antioxydants", dont les descriptions encombrent les revues de "science et technologie des aliments" depuis plusieurs années. Mois après mois, donc, des collègues fractionnent des aliments pour isoler des fractions qui passent des tests avec lesquels on révèle la capacité antioxydante. Fort bien, mais, en réalité, si on parle simplement de cette antioxydation, l'avancée scientifique est faible, et il s'agit le plus souvent de technologie ou de technique : les auteurs des travaux sont moins intéressés par les mécanismes généraux de l'"antioxydation" (en supposant que cette propriété ait un intérêt autre que technologique) que par la "protection" des graisses contre le rancissement, ou la "protection" des cellules contre le vieillissement.
J'insiste : cela est de la technologie. Là où il y aurait de la science, c'est si on parvenait,  par l'analyse de composés antioxydants variés, à identifier les raisons de l'autooxydation, du point de vue moléculaire.

Enfin il y a la question des procédés qui est beaucoup plus épineuse, parce que l'étude des procédés semble conduire directement de la technologie, alors que je crois qu'il y a de la (belle) science à faire.
Un examen attentif de l'histoire des sciences montre que le champ technique est depuis longtemps le support de questions scientifiques. On pourrait parler de la lunette de Galilée, de la mécanique des matériaux par le même Galilée, du microscope de Loewenhoek, de la microbiologie de Louis Pasteur (née de l'étude du vinaigre, du ver à soie, etc.), et la chimie n'est pas en reste, puisqu'elle s'est préoccupée initialement de médicaments, de teinture, d'aliments... et qu'on allait jusqu'à nommer "arts chimiques" les applications de la science nommée "chimie", afin de bien distinguer les deux activités. 
Par exemple, Darcet et Lavoisier ont étudié le bouillon de viande, ou encore Caventou et Pelletier ont exploré les pigments des végétaux verts que l'on cuit...
Certes, dans les temps récents, la théorie de la relativité où le boson de Higgs ne doivent rien à cette quête-là... mais la relation entre science et technologie n'est pas très distendue, au point même que des épistémologues parlent -je crois vraiment que c'est une erreur- de "technosciences".
Mais passons sur ce terme, dont il n'est pas assuré qu'il recouvre une réalité : de même, on peut dire "carré rond" ou "père Noël"... mais cela ne suffit pas pour faire exister des carrés rond ou le père Noël. Tout récemment, on m'en a servi une autre définition : le fait que la science soit payée par l'Etat en ferait une activité qui ne serait plus de la science, mais de la technoscience ; bizarre acception, et bizarre mot dire cela.
Répétons donc plutôt : il y a ceux qui cherchent une compréhension du monde, qui veulent "lever un coin du grand voile", et ceux qui  cherchent des applications techniques. Science dans le premier cas, technologie dans le second.
Considérons par exemple la friture, qui est bien une technique, culinaire en l'occurrence. Lors de la friture, il y a des phénomènes variés, par exemple la libération de bulles de vapeur par les tissus frits. Pourquoi cette éjection de vapeur ? Dans un tel cas, on est vite conduit à identifier que l'eau s'évapore, et que, la vapeur occupant un espace bien supérieur au liquide initialement présent, elle s'échappe par les parties les plus fragiles du tissu végétal. Là, on n'a pas fait de grande découverte ; en réalité on n'a rien découvert du tout, puisque cela se déduit immédiatement des principes déjà établis par la science. Mais on peut espérer, que, lors de l'analyse d'autres phénomènes qui ont encore lieu lors de la friture, on puisse arriver à des idées qu'on n'avait pas, et c'est là un espoir véritablement scientifique.
Dans un tel mouvement, le procédé n'est qu'une base lointaine, sans beaucoup d'intérêt à part celui de procurer un champ de phénomène à partir desquels on a l'espoir identifier des particularités de nouvelles du monde, et leurs mécanismes.


Ici, il me paraît important d'insister rapidement sur ces deux mots qui reviennent : "particularité" et "mécanisme". On aurait pu ajouter "phénomène", et l'on aurait retrouvé le cadre des avancées scientifiques du passé. #
Par exemple,  Faraday identifia un composé nouveau, qu'il nomma benzène,  dans les résidus de distillation de la houille. Ou encore, Balard identifia un élément chimique nouveau qu'il nomma brome dans les eaux de Spa, alors d'ailleurs que Justus von Liebig (si condescendant envers Balard, sans doute par jalousie) avait échoué à voir cet élément. Récemment, Andre Geim et ses collègues ont découvert que le matériau adhérent à du scotch que l'on tire à partir de charbon est fait d'une structure moléculaire nouvelle qu'ils ont nommé graphène, et qui la propriété d'être monomoléculaire, et, de surcroît, supraconductrice à température ambiante. Voilà pour les caractéristiques du monde. Pour les mécanismes, l'explication de l'osmose par des mouvements moléculaires une belle avancée. Et pour des phénomènes, on pourrait considérer l'oscillation des neutrinos, c'est-à-dire leur interconversion entre les différentes sortes.

Lever un coin du grand voile...