samedi 23 janvier 2021

Il faut donc que je m'explique mieux ; j'essaye.

Ce matin, un commentaire sur mon blog de la revue Pour la Science :

Je n'ai rien compris à l'introduction tendant à prouver que la cuisine n'est pas de la chimie. Celle-ci couvre les réaction intra comme intermoléculaires. Dès qu'il y a transformation d'une substance en une autre, c'est de la chimie. Et qu'est-ce que c'est que cette histoire de chimie, "science de la nature" ? Le plexiglas, les colorants azoïques, le Tergal ce n'est donc pas de la chimie ?
Bon, ceci dit j'ai apprécié la suite de l'article, c'est l'essentiel !


Décidément, il faut que j'explique pas à pas, car je ne veux certainement pas laisser planer des doutes quant à la chimie, et mon objectif est de ne pas laisser subsister des confusions, qui sont toujours la source de conflits.


Commençons par définir la cuisine, d'une part, et la chimie, d'autre part.

Pour la cuisine, je suis resté longtemps dans l'incertitude, jusqu'au jour où je suis devenu capable de dire (et d'expliquer à tous) que "la cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique".
Certes, la cuisine, c'est une activité de préparation des aliments à partir d'ingrédients, mais cette activité a trois composantes :
(1) La composante technique : il faut battre des blancs d'oeufs pour obtenir des blancs d'oeuf en neige ; il faut chauffer un steak pour avoir un steak cuit ; etc. Comme pour la peinture (qui ne doit pas couler), comme pour la musique (il ne doit pas y avoir de fausses notes), comme pour la littérature (il ne doit pas y avoir de fautes d'orthographe, de grammaire, etc.), la composante technique est évidemment essentielle, et cela d'autant plus que notre vie est entre les mains de ceux qui nous nourrissent.
(2) La composante artistique : je dis bien "artistique"... parce que n'est pas l'époque si lointaine où des individus bornés refusaient de donner à la cuisine, au moins pour celle de certains cuisiniers, le statut d'art, à égalité avec la peinture, la musique, la littérature, etc.
Pour bien comprendre, ici, il faut observer que le "bon", c'est le beau  à manger. Il n'y a pas de bon général, sauf à considérer que le sucré, le gras, le salé, sont appréciés par les enfants nouveaux-nés, tout comme des primates nouveaux-nés. De même que certains préfèrent les peintures de Jérome Bosch, et d'autres celles d'Hokusai, il y a ceux qui préfèrent le style de Pierre Gagnaire, et ceux qui préfèrent des cuisines plus "classiques", voire plus "populaires".
Et, tout comme on distingue les peintres en bâtiment et les Rembrandt, on distingue des cuisines d'artisans, d'artisans d'art et d'artistes. Le steak grillé frites du midi, c'est (le plus souvent) de l'artisanat : il faut que ce soit "bon", mais on ne cherche pas à pleurer d'émotion.
(3) Enfin, il y a une composante de lien social : le meilleur des plats, le mieux exécuté, ne vaut rien s'il nous est jeté à la figure. Cuisiner, c'est cuisiner pour quelqu'un... tout comme peindre, c'est faire une peinture pour qu'elle soit vue, et écrire, c'est écrire pour être lu (ne finassons pas, s'il vous plaît : je donne ici une explication succincte de dont j'ai fait tout un livre !).

La chimie, maintenant, puisque c'est surtout là que je suis en désaccord avec mon ami lecteur.
Allons-y doucement, parce que, là, j'ai eu encore plus de difficultés à comprendre que pour la cuisine. Tout a commencé quand je me suis demandé ce qu'était au juste cette activité. Une technique ? Une technologie ? Une science ? On trouvera dans la revue L'Actualité chimique ma recension d'un excellent livre sur l'alchimie (D. Kahn), qui montre excellemment que l'alchimie est devenue la chimie avant Lavoisier, progressivement. Mais il s'agissait  toujours d'une exploration de ce que l'on ignorait être des réorganisations d'atomes, des transformations moléculaires (je prends des précautions parce que, à côté des molécules, il y a les ions).
Puis, entre la publication du premier et du dernier tome de l'Encyclopédie, les choses se sont clarifiées, et la "chimie" est clairement devenue une activité scientifique. Pas une technologie, pas une technique. D'ailleurs, à l'époque, on n'aurait pas parlé de chimie pour désigner l'industrie qui usurpe ce nom aujourd'hui. Non, la chimie est bien une science.

Allons un pas plus avant : la chimie est une "science de la nature". Oui, car, parmi les "sciences", il y a des activités de différentes natures : l'histoire, la sociologie, la chimie, la physique, la biologie... Parfois, on a utilisé la terminologie "sciences exactes", mais on verra dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : science, technologie, technique, quelles relations ?" pourquoi je récuse cette terminologie. Pour faire vite, disons ici que :
1. l'objectif des chimie, physique, biologie... est de chercher les mécanismes des phénomènes
2. à l'aide d'une méthode qui passe par :
- identification d'un phénomène
- caractérisation quantitative de ce dernier
- réunion des données de mesure en "lois", c'est-à-dire en équations
- production d'une "théorie" (on parle parfois de modèle) par réunion des lois et introduction de nouveaux concepts
- recherche de conséquences testables de la théorie
- tests expérimentaux de ces prévisions théoriques
- et ainsi de suite, à l'infini, parce que les modèles réduits de la réalité ne peuvent aucunement prétendre à une description parfaite.
Bref, les sciences que sont la chimie, la physique, la biologie, et qui étaient nommées jadis "philosophie naturelle" (relisons Michael Faraday, par exemple) sont plutôt des "sciences de la nature", terme bien plus juste que "sciences exactes".

Terminons rapidement par la réponse à la question "Le plexiglas, les colorants azoïques, le tergal ce n'est donc pas de la chimie ?". Avec ce qui précède, on comprend que non, les colorants azoïques ne sont pas "de la chimie". Ce sont des produits qui ont été découverts par les chimistes, et qui sont produits par une industrie des colorants. Certains, d'ailleurs, sont synthétisés, mais d'autres peuvent être extraits de plantes. Pour le plexiglas ou le tergal, ce sont sans doute des produits synthétisés qui n'existe pas naturellement, mais ils ne sont pas "de la chimie".
On sera particulièrement attentif à la faute du partitif, que l'on explique souvent avec l'expression "le cortège présidentiel" : le cortège n'est présidentiel que s'il est lui-même le président ; sinon, c'est plus clair de parler du "cortège du président". Et cela est particulièrement important de bien veiller à cette faute quand on utilise le terme "chimique". Quand on dit "produit chimique", que dit-on au juste ? D'un produit découvert par la science qu'est la chimie ? D'un produit fabriqué par une industrie d'application de la science qu'est la chimie ? D'un composé particulier (ne pas confondre svp le terme "composé" avec celui de "molécule", comme je l'explique dans un article récemment paru : https://www.academie-agriculture.fr/publications/notes-academiques/la-rigueur-terminologique-pour-les-concepts-de-la-chimie-une-base) ?

En tout cas, ce qui est clair, c'est que l'activité de production d'aliments à partir d'ingrédients n'a rien à voir avec une activité d'exploration du monde moléculaire : dans le premier cas, on produit des aliments, tandis que l'on produit des connaissances dans le second.
Soyons bien clairs ! L'ai-je été ?
 

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