samedi 29 décembre 2018

A propos d'évaluation de la recherche scientifique

Il faut quand même que les contribuables sachent que les laboratoires de recherche scientifique ne sont pas des tours d'ivoire peuplées d'individus qui ignorent d'où viennent leurs financements.
Au contraire, ce sont souvent des individus très concernés, très responsables de l'argent public. Et ils ont à coeur de faire le mieux possible, leur métier difficile.
Pour autant, il y a des laboratoires plus actifs que d'autres, des individus plus ou moins bons scientifiques, des structures de recherche plus ou moins bien gérées. Et c'est le rôle de la structure nationale nommée HCERES (Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur) que d'évaluer la recherche scientifique en France. Inutile de dire que tout est très rigoureusement encadré, que ces évaluations sont codifiées à la fois par la loi et par des réglements intérieurs variés. Des "comités de visite" sont nommés, et ils ont des mission précisément orchestrées, qui vont des visites de laboratoire aux entretiens avec les personnes des laboratoires.
Cela étant, ces comités de visite sont composés d'humains, avec leurs caractères variés, leurs idiosyncrasies, et la responsabilité du président du comité de visite est lourde, puisqu'il s'agit de ne jamais outrepasser ses droits. Tout comme le rapporteur d'une publication scientifique, au fond.
Dans les deux cas, il s'agit de s'assurer que les personnes que l'on rencontre agissent conformément à la mission qui leur a été confiée. Difficile tâche, sachant qu'il s'agit de recherche scientifique, et que l'on n'oubliera pas l'histoire d'Andrew Wiles, que voici.


De la conjecture au théorème 

Le théorème doit son nom au mathématicien français Pierre de Fermat, qui l'énonce en marge d'une traduction (du grec au latin) des Arithmétiques de Diophante, en regard d'un problème ayant trait aux triplets pythagoriciens : « Au contraire, il est impossible de partager soit un cube en deux cubes, soit un bicarré en deux bicarrés, soit en général une puissance quelconque supérieure au carré en deux puissances de même degré : j'en ai découvert une démonstration véritablement merveilleuse que cette marge est trop étroite pour contenir ».
Ce texte nous est parvenu par une transcription réalisée par son fils Samuel, qui a publié une réédition du Diophante de Bachet augmentée des annotations de son père cinq  ans après la mort de celui-ci. On n'a pas d'autre description de l'exemplaire portant les annotations de Fermat, qui a été perdu très tôt, peut-être détruit par son fils pour cette édition.Et aucune démonstration ou tentative de démonstration n'a été retrouvée.
Jusqu'à quelques années, on parlait donc de la conjecture de Fermat, qui s'énonçait comme suit :
Il n'existe pas de nombres entiers non nuls x, y et z tels que : x^n+y^n = z^n;
dès que n est un entier strictement supérieur à 2.
Depuis Fermat, nombre de mathématiciens, des plus obscurs aux plus grands, se sont essayés à retrouver la démonstration, sans y parvenir. De belles mathématiques ont été produites chemin faisant, mais pour la démonstration, rien !
Et c'est alors que vient le moment qui doit interroger les comités de visite HCERES : en Grande Bretagne, le mathématicien Andrew Wiles était connu, mais il n'avait pas de fait d'armes extraordinaire à son actif. A un moment de sa carrière, il a cessé d'aller au laboratoire pour se retirer chez lui et chercher à démontrer la conjecture. Pendant huit ans, soit deux périodes d'évaluation, il a été absent de son laboratoire, a travaillé dans le secret le plus complet. Puis, en juin 1993, en conclusion d'une conférence de trois jours, il annonce que le grand théorème de Fermat est un corollaire de ses principaux résultats exposés. C'est un événement mondial !
Dans les mois qui suivent, la dernière mouture de sa preuve est soumise à une équipe de six spécialistes (trois suffisent d'habitude) :  chacun doit évaluer une partie du travail. Parmi eux figurent Nick Katz et Luc Illusie, que Katz a appelés en juillet pour l'aider ; la partie de la preuve dont il a la charge est en effet très compliquée. Font aussi partie des jurés Gerd Faltings, Ken Ribet et Richard Taylor. On travaille dans la plus grande confidentialité, l’atmosphère est tendue, le poids du secret est lourd à porter. Après que Katz a transmis à Wiles quelques points à préciser, que celui-ci clarifie rapidement, les choses commencent à se gâter : Nick Katz et Luc Illusie finissent par admettre qu'on ne peut pas établir dans la preuve, pour l’appliquer ensuite, le système d'Euler, alors que cet élément est considéré comme vital pour la faire fonctionner. Peter Sarnak, que Wiles avait mis dans la confidence de sa découverte avant la conférence de juin, lui conseille alors de se faire aider par Taylor. Les tentatives pour combler la faille se révèlent pourtant de plus en plus désespérées, et Wiles, maintenant sous le feu des projecteurs, vit une période très difficile, il est à bout de forces, il pense qu'il a échoué et se résigne. Ce n’est que neuf mois plus tard que se produira le dénouement.
À l’automne, Taylor suggère de reprendre la ligne d’attaque utilisée trois ans auparavant. Wiles, bien que convaincu que ça ne marcherait pas, accepte, mais surtout pour convaincre Taylor qu'elle ne pourrait pas marcher. Wiles y travaille environ deux semaines et soudain, le 19 septembre 1994 : « En un éclair, je vis que toutes les choses qui l’empêchaient de marcher, c’était ce qui ferait marcher une autre méthode (théorie d’Iwasawa) que j’avais travaillée auparavant. » Le 25 octobre 1994, deux manuscrits sont diffusés, et un document final est publié en 1995.


Une moralité à chercher absolument

Quelle aurait été la position d'un comité de visite HCERES face à un Wiles absent du laboratoire depuis sept ans, sans motif (puisque sa recherche était secrète) ? Qu'auraient pensé les contribuables ? Qu'aurait pensé un directeur de laboratoire voyant un membre de son équipe qui ne venait jamais, ne participait à aucune de ces animations de laboratoire que ledit directeur se sent obligé d'organiser ?
Je propose que l'on n'oublie pas cet épisode, en se souvenant aussi que Wiles a plus fait pour les mathématiques que nombre de ses collègues qui ont mené la vie régulière que l'on attendait d'eux. Au fond, l'institution scientifique veut surtout des Wiles, mais se donne-t-elle vraiment les moyens d'en avoir ?

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