samedi 5 septembre 2015

Ayons un peu de modestie

Avec le  développement d'Internet, chacun peut s'exprimer : sur des blogs, sur des sites. S'affiche aujourd'hui « critique culinaire » toute personne qui, utilisant un téléphone portable, prend des photos de plats qui lui sont servis dans un restaurant et les assortit d'une description de son repas. Mais sait-on bien ce qu'est la critique culinaire ? Ou la critique artistique en général ? On relira Diderot ou Beaudelaire, à propos de peinture, ou Robbe Grillet à propos de littérature, par exemple. On ne deviendra pas plus bête en lisant le petit traité d'Anne Gauquelin, voire mon "traité" d'esthétique culinaire "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique".
La question vaut  également pour la médecine, où se croit l'égal d'un médecin toute personne qui, intéressée par un sujet médical, est allé sur internet chercher des informations et a l'exorbitante prétention de  pouvoir décider d'un traitement, par exemple. Le mécanisme est le suivant  : le peuple (le bon peuple, bien sûr) qui refuse l'élite (coupons leur la tête, soyons tous égaux) consulte n'importe quel forum (mais comment juger de la qualité des informations qui s'y trouvent?) et arrive en consultation avec la réponse médicale qu'il s'est donnée (mais, alors, pourquoi consulter?).

En science, aussi, la mode de la science prétendument citoyenne sévit, et certaines institutions, dans le louable désir de rapprocher la science des citoyens, c'est-à-dire des contribuables, laissent croire, voire font penser, que la science est à la portée de tous… alors même que le public ne sait pas ce qu'est la science (comme je le vérifie avec mes conférences inlassables dans le monde entier).
Dans les trois cas, il y a un même mécanisme qu'il faut  dénoncer, sous peine de démagogie. Commençons par la questions scientifique. Dans plusieurs billets, j'ai expliqué que les sciences de la nature, qu'il ne faut pas confondre avec le savoir, tel celui du cuisinier, du maître d'hôtel, du plombier, de l’électricien, ou de tout métier technique, ces sciences de la nature donc ne sont que maniement d'équations, lesquelles sont très rarement à la portée des techniciens… sans quoi ces derniers exerceraient le métier de scientifique, au sens des sciences de la nature. Le citoyen,  très loin des  équations, ne peut donc pas contribuer aux sciences de la nature, et il y a une certaine hypocrisie à laisser penser qu'un enfant de quinze ans ou un adulte qui maîtrise seulement la règle de trois puissent contribuer à la découverte des particules subatomiques, tel le boson de Higgs. Bien sûr, pour des activités plus descriptives, telle l'observation d'objets célestes, quand un télescope d'amateur suffit, ou tels des recueils de données botaniques, les amateurs peuvent rendre des services extraordinaires, mais  je crois qu'il serait nuisible à la jeunesse de notre pays de laisser penser que la science se résume à cela. Comme je l'ai indiqué dans d'autres billets, la science est faite d'équations, avec le postulat que le monde est écrit en langage mathématique. Les sciences de la nature ne sont pas une activité technique qui serait plus précise (la cuisine où l'on pèserait les ingrédients, par exemple, comme l'a cru Auguste Escoffier), mais une activité très particulière,  qui consiste à chercher les  mécanisme des phénomènes non pas sous la forme de discours un peu poétique, mais sous la forme de système cohérent d'équations.
Revenons maintenant au cas précédent,  celui de la médecine. Si la capacité médicale se résumait à quelques heures passées sur Internet,  il n'y aurait  évidemment pas besoin de dix ans d'études pour devenir médecin. La question n'est pas l'attribution ou pas d'un diplôme, la réussite ou pas à un concours, mais l'obtention lente d'une capacité réelle à faire face à des cas où la vie des gens est en danger, alors que tout un chacun ne se doute de rien. Moi qui ne suis pas médecin, par exemple, je peux évidemment renouveler une pilule contraceptive si je sais ce qu'est une pilule, si je dispose d'une ordonnance précédemment émise, si je sais écrire et si je connais quelques règles simples comme vérifier que la personne qui me demande cette prescription ne fume pas, sans quoi des risques cardio-vasculaires graves existent. Mais ce n'est pas là un acte médical. C'est un acte automatique et naïf, et le bon médecin (je devrais dire simplement "le médecin") me semble être bien plutôt celui ou celle qui sait voir, après des années de clinique, après avoir forgé une intuition inégalée, après avoir longuement révisé des questions d'internat pour bien dépister les cas terribles qui peuvent se présenter, le bon médecin est  celui ou celle qui peut prescrire une pilule non pas parce que la loi lui en donne le droit, mais parce que la patiente peut avoir confiance dans toute cette compétence, qui évitera un acte médical dangereux.
Bien sûr, il peut exister  de mauvais médecins, mais ils sont très rares contrairement à ce que dit la rumeur, cette rumeur idiote qui transforme un gland en citrouille, ce bavardage de café du commerce. D'ailleurs, la presse a sa part de responsabilité quand nous en venons à penser que "les médecins" sont mauvais, elle qui ne  parle jamais des trains qui arrivent à l'heure, mais, au contraire, se focalise sur des cas  très rares. Je propose, donc, de ne pas juger le monde (notamment celui de la médecine, mais pas seulement) par le prisme de la presse, sans quoi nous n'avons pas de vision correcte du monde.
Enfin, pour revenir à la médecine, je crois que nous avons raison d'avoir confiance dans les capacité des médecins que nous consultons, et c'est la raison pour laquelle j'insiste ici pour que l'acte médical soit réservé aux médecins et non pas à n'importe quel « soignant » (je parle bien d'acte médical de sorte que je ne suis pas politiquement incorrect,  mais  je dis une tautologie, une évidence que disent les mots : médical, médecin).  Oui, il y a toujours eu une  volonté du peuple  de se rapprocher de l'aristocratie,  une volonté de ne pas être exclu des élites, mais la métaphore ne vaut pas pour le  cas qui nous concerne :  il ne s'agit pas ici d'une prétention de sang bleu, mais bien plutôt de travail, et le travail n'est pas une vague prétention : la capacité médicale, ce sont des années passées au chevet des malades, devant les livres, à faire des recherches bibliographiques pendant les week-end au lieu d'aller au bistrot ou se promener en forêt.
Parfois, certains journalistes qui enquêtent sur un sujet croient en savoir autant que les spécialistes qu'ils consultent… sans parler de ceux qui viennent interroger un spécialiste pour lui faire dire ce qui est écrit dans leur « scénario » ou ce qui a été décidé en conférence de rédaction (là, c'est le comble du mauvais journalisme). C'est une prétention démesurée, comme le montrera l'anecdote suivante, où il ne s'agit pas de journalisme médical, mais de journalisme scientifique, ce qui revient au même : au tout début de ma carrière d'éditeur scientifique, j'avais révisé très longuement la traduction en français d'un texte en anglais, écrit par un bon spécialiste américain, sur la physico-chimie des gels. Les gels ? Cétait l'objet de mon travail de master (on disait DEA, à l'époque), de sorte que je pensais mon texte quasi parfait. Toutefois, conformément à la règle que nous avons introduite dans la revue Pour la Science,  j'avais voulu faire relire mon travail par un  spécialiste français des gels. L'homme, qui a aimablement accepté ce travail… m'a rendu une version si annotée de rouge  que j'en rougis encore aujourd'hui de honte. Pourtant, je n'avais pas démérité, je n'avais pas bâclé mon travail... mais je n'étais pas un spécialiste, et, en conséquence, je ne pouvais pas deviner quelles notions fautives revêtaient les mots que j'avais naïvement employés.
Pour les journalistes médicaux, il en va de même. Même un journaliste qui explore bien un sujet ne  sera jamais capable de pallier le spécialiste qu'il a interrogé, et c'est la raison pour laquelle les bons journaux font relire les textes aux spécialistes. Il ne s'agit pas de vérifier les citations, l’exactitude des propos rapportés. Non, il s'agit de qualité de l'information ; il s'agit tout simplement d'éviter que le journaliste dise  des choses  très fausses… parce que l'on ne remplace pas des années d'étude par quelque jours, semaines voire mois d'enquête journalistique. D'ailleurs, encore aujourd’hui, j'ai été consulté par un journaliste qui  faisait un article sur les aliments, et j'ai eu l'occasion de constater que la notion de polysaccharides, dont il parlait presque à chaque ligne, lui  était inconnue : pour lui, c'était un simple mot. De même, il y a quelque semaines, lors de la préparation d'un article sur la cuisine note à note, avec un très grand magazine international, alors que j'avais passé des jours à discuter de la chose avec l'équipe venue d'outre atlantique, à l'expliquer, j'ai eu la surprise de voir que des notions  qui me semblaient évidentes, que j'avais expliquées plusieurs fois, restaient complètement incomprises : des mots, de simples mots. Pour la médecine, c'est pareil : il est malhonnête de prétendre que l'on peut réduire en peu de temps des compétences que les médecins obtiennent après des  années d'un travail considérable, lequel d'ailleurs ne se fait pas à raison de 35  heures par semaine.
Et je reviens finalement à la cuisine, où la question se pose de même : il existe de véritables compétences, et ce serait une prétention exorbitante que de ne pas en faire l'hypothèse. Plus généralement, on a compris que pour cuisine, médecine, sciences de la nature ou tout autre activité, la compétence, l'expertise, ne sont pas à la portée d'une enquête  rapide, de quelques semaines ou mois d’intérêt pour une question. En cuisine, le professionnel sait  parfaitement reconnaître la consistance de la sauce qui doit être servie, et cela ne se décrit ni avec des mots, ni avec des photos, cela ne se voit  pas d'un coup d’œil. En médecine, soigner des gens en bonne santé, ce n'est rien ; ce n'est pas soigner. Et  c'est surtout la capacité de dépister une maladie qui est importante, et c'est cela que l'on demande au  médecin. En science, le travail n'est pas de la vulgarisation, mais  du maniement constant d'équations, l'exercice permanent du calcul.

Finalement toute cette analyse est rassurante : elle montre que nous avons raison de passer du temps sur  nos calculs, au chevet de nos malades, devant les fourneaux, pour apprendre très lentement, pour obtenir une compétence qui n'est pas soluble dans une certaine démagogie.

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